Ah, Lucien, on dirait que tu boites, on dirait que tu as bien du mal à avancer, que de prendre un pied et le mettre devant l'autre est une entreprise des plus délicates et des plus difficiles... Qu'est-ce donc qui t'arrives, mon ami l'âne... Et en plus, la chose se complique du fait que tu as quatre pieds...
Salut, Mârco Valdo M.I., dit l'âne claudicant comme un pénitent portant la croix. J'ai mal, en effet, mais mal à braire comme un âne. Ce qui m'arrive, je n'en sais rien du tout. C'est venu tout seul. Hier au soir, tout allait bien et ce matin... madonna, je ne pouvais presque plus bouger une patte et je ne te dis rien des trois autres. En plus, j'avais froid jusqu'à l'intérieur des os. Je tremblais comme une feuille dans les frondes secouées par le vent d'ouest ou du nord-ouest, je ne sais trop. En vérité, je ne savais plus trouver la force de me lever, je suis resté étendu sur ma litière bien une heure avant de pouvoir me mettre sur pieds. D'ailleurs, je ressens encore des frissons. J'en suis tout meurtri.
Mon pauvre Lucien, dit Mârco Valdo M.I., je crois bien que te voilà en proie à l'influenza. C'est certainement un virus qui t'a attaqué. Il te faudra sans doute quelques jours pour te remettre.
Quoi ? Que dis-tu ?, dit l'âne avec les yeux révulsés de stupeur. Un influx et quoi ? Attaqué par des Russes ? Qu'est-ce que tu me racontes ?
Je t'ai parlé de l'influenza et de virus. Pas de l'influx et de Russes... En fait, je voulais seulement signifier par là que tu étais dans un état fiévreux et que tu étais en proie à la grippe.
Je comprends de moins en moins, dit l'âne tout tremblant et bavant aux commissures des lèvres. Après l'afflux de Russes, tu me dis que je suis attaqué par l'État fiévreux... Il est où, celui-là ? Je me le demande, je n'en ai jamais entendu parlé. Est-ce un des Etazunis ? Je suis sa proie, il m'agrippe ??? Mais vraiment tu me racontes n'importe quoi... Moi, je crois tout simplement que je suis malade.
C'est bien ce que je te dis. Tu as la fièvre et la grippe. Il te faudrait te mettre au chaud, boire un bon verre de vin, avaler quelques aspirines et tranquillement roupiller jusqu'à ce que ça passe. Voilà tout.
En résumé, tu me dis d'aller me coucher..., dit l'âne tout secoué de frissons comme s'il était dans un autobus. Je crois bien que c'est ce que je vais faire... Mais je n'aurai même pas le courage de boire une bonne bouteille, ni même de manger quoi que ce soit... Mais quand même raconte-moi l'histoire que tu avais prévue pour notre rencontre. Je pense que ça me consolera de cette effroyable journée. Parle-moi du soleil et non pas du gros temps, le gros me dégoûte et me fait grincer des dents, ce ciel impur me met en rage, car le plus grand mal qui me fut donné sur terre, je le dois au mauvais temps, je le dois à Jupiter...
Allons, allons, Lucien, tu délires, poétiquement, mais tu délires. Ta mémoire s'emballe et tu racontes tout de travers. C'est la fièvre, vous dis-je, c'est la grippe... Cela dit, je vais te conter le conte que j'avais préparé pour toi. J'espère qu'il te plaira.
Oh, oui, s'il te plaît, Mârco Valdo M.I., mon ami. J'ai vraiment besoin d'un peu de poésie...
Justement, ce soir, ce sera très poétique et une histoire venue d'un pays de soleil ou en tout cas, réputé tel : la Sardaigne. Voici quelques pages sur la Sardaigne ; elles sont traduites en français ; ce qui est une œuvre considérable ou plus exactement, qui a pris beaucoup de temps. Énormément.
Oui, oui, la Sardaigne. Il y a beaucoup d'ânes en Sardaigne... J'y ai plein de cousins. Mais dis-moi d'abord de qui, de quoi...
Je ne me souviens plus, mon cher âne, si je t'avais déjà parlé d'Atzeni, de Sergio Atzeni.
Non, je ne crois pas. Enfin, je ne m'en souviens pas, dit Lucien l'âne en tanguant de plus belle.
Admettons que je ne t'en aie pas encore parlé. Alors, Sergio Atzeni est un auteur sarde, qui un jour de soleil s’est noyé dans une mer bleue à quelques dizaines de mètres de l’île. Peccato ! Il avait quarante-deux ans. Il a écrit beaucoup de choses, des fables pour enfants et des romans. De son métier, il était journaliste. Un bon journaliste et d'ailleurs, un excellent écrivain. Son destin est d'autant plus regrettable.
Oui, mais l'histoire... dit l'âne tout penaud.
L'histoire... C'est celle de la Sardaigne. Une histoire de fous comme l'indique le titre de ce livre d'où je la tire : Racontars fols. Évidemment, commencer Atzeni par les Racontars fols est périlleux. C’est comme si on commençait l’escalade d’un pic andin par le sommet. Directement. On manquerait d’oxygène ou le reste semblerait fade.
Oh ! Oh !, dit l'âne se souvenant de Bosse-de-Nage qui ne disait que Ah! Ah! Et la dernière fois, juste avant de mourir.
Oui, c'est un livre assez délirant, mais il est délirant par la faute des autres. Atzeni quant à lui, rassure-toi, raisonne très bien et fort agréablement. Il y met de l'ironie et de l'humour, et puis du style. Mais ne tardons plus, je te vois bien souffrant. Ainsi, je commence.
Fol racontar
sarde
Un certain jour dans la ville de Cagliari, entre 1773 et 1777, un vieux gentilhomme insulaire (un certain chevalier Pitzolo) a raconté une histoire macabre à un aumônier allemand, enrôlé (on ne sait pourquoi) dans les troupes de Savoie.
Le chevalier Pitzolo a raconté qu’un de ses serviteurs qui avait récolté à la campagne une herbe très semblable au persil, l’avait ramenée chez lui et ajoutée à la soupe de pois chiches qui bouillait sur le feu. Le serviteur avait mangé et digéré, avant qu’un accès de convulsions ne l’attaque et ne lui défigure la face dans un rire irrépressible et narquois, qui paraissait infernal et qui l’avait tué et enterré en trois jours. Le chevalier Pitzolo a dit que cette herbe s’appelait « herbe du rire sardonique », qu’elle pousse sur le lit des rivières et apporte toujours la mort.
L’aumônier militaire allemand enrôlé dans la troupe savoyarde s’appelait Joseph Fuos et il a rapporté l’histoire racontée par le chevalier Pitzolo dans un livre imprimé à Leipzig en l’an 1780. J’imagine que les Allemands qui l’ont lue n’en ont pas douté : dans les rivières de Sardaigne pousse l’herbe du rire sardonique, semblable au persil et mortelle.
Nous savons aujourd’hui que cette herbe n’a jamais existé, ni en Sardaigne ni ailleurs dans le monde, exception faite du seul Royaume de la Fable, notoirement habité d’herbes qui transforment les hommes en pierre, en crapaud, en chien errant ; d’herbes magiques, de pommes empoisonnées, de trésors enfouis. Dans les dernières décennies du dix-huitième siècle, les hommes cultivés de langue allemande connaissaient la différence entre le monde de la réalité et celui de la fable et des légendes ; celui qui aurait inventé une herbe du rire sardonique qui aurait poussé sur les bords du Rhin, aurait été confronté à des moqueries et des démentis publics ? En Sardaigne, cependant, c’était l’endroit : herbe du sourire sardonique, déserts suffocants, forêts vierges, hommes primitifs et cruels, rites de sorcellerie, spectres, fantômes.
Si l’herbe du rire sardonique n’a jamais poussé, quelqu’un l’a sûrement inventée ou a récolté de précédentes menteries pour les diffuser comme vérité. Le plus grand suspect est Joseph Fuos, aumônier militaire, belle trempe de faiseur de légendes et de mythes ; son livre a été traduit (et publié à Cagliari en 1899) par un certain Pasquale Gastaldi Millelire, avocat, qui a ressenti le besoin d’intervenir directement et d’annoter le texte avec des expressions du genre : « On n’a jamais entendu parler de çà en Sardaigne » ou « C’est une faribole » ou « C’est une erreur » ou encore « Une blague des plus énormes qui se soient jamais dites sur la Sardaigne » et, pour finir, « J’ignore d’où il a bien pu tirer cette affirmation, qui est totalement fausse ».
Il n’est pas impossible que l’historiette de l’herbe maudite fût inventée par Fuos, en manipulant d’obscures allusions et des vers de signification incertaine de Virgile, de Servio qui cite Salluste, et on ne sait combien d’autres collectionneurs de légendes de l’antiquité. Fuos était tranquille et sûr de son impunité : pour la quasi-totalité des Européens de ce temps, la Sardaigne était encore un pays inconnu, mal famé, soupçonné de descendance arabe, tout juste cité par Cicéron, Tacite, Silio Italico, comme grenier ou plus souvent comme lieu de malheur.
On ne peut exclure pourtant que l’inventeur (ou l’ordonnateur des matériaux antiques) de l’herbe du rire sardonique ait été ce chevalier Pitzolo auquel est attribuée la paternité du récit. Le gentilhomme insulaire aurait, entre autres, trompé l’Europe de langue allemande tout entière, dont Joseph Fuos aurait été, en ce cas, le modeste, mais typique représentant, disposé à croire vraie n’importe quelle faribole sardesque. Sur cette voie, pavée de conjectures aventureuses, on ne peut pourtant exclure que le chevalier Pitzolo eût de côté des histoires encore plus incroyables de palmiers portant des aubergines, de mouflons ailés, d’âmes immortelles condamnées à chanter dans le vol des corbeaux ; et il pourrait s’être retenu avec effroi de les raconter, en se rendant sans doute compte qu’un mensonge ultérieur aurait fini par le transformer lui-même, le chevalier Pitzolo vivant, en un Charon domestique et mineur ou en un prince grenouille. Ses mensonges et la crédulité absolue et stupide de son interlocuteur enlevaient la chair et le sang aux Sardes et les transformaient en fantômes, habitant la Sardaigne, aux confins du Royaume de Blanche-Neige.
Enfin, une dernière hypothèse est possible : que Joseph Fuos et le chevalier Pitzolo eussent été tous les deux de bonne foi et convaincus de l’existence de l’herbe du rire sardonique, semblable au persil et mortelle. Dans ce cas, une question reste cependant sans réponse : de quelle mort est vraiment mort le serviteur défiguré par les convulsions ?
C’étaient les dernières décennies du Dix-huitième siècle et les premières du siècle suivant. Il y a deux cents ans. Sur la scène de l’Europe se préparait le futur du genre humain : une révolution transformait les moyens de production, naissaient les machines et des machines et des villes émergeaient des classes sociales toutes neuves, compactes, inconnues, qui en moins d’un siècle auront brisé et fait disparaître le vieux monde. Idéologies et coutumes étaient secouées de perturbations profondes, qui englobaient des couches sociales nouvelles à la vieille noblesse. Certaines nations s’enorgueillissaient d’importantes victoires sur l’analphabétisme. Encore : la Révolution Française, la Terreur jacobine, Napoléon Bonaparte. Sur cette scène, la Sardaigne est une vision enfumée, lointaine, au second plan : Sant’Efisio apparaît sur les bastions pisans et chasse les Jacobins avec une épée de feu, l’herbe du rire sardonique moissonne des victimes innocentes, la malaria dépeuple les côtes et les plaines.