Oh lala, dit Lucien l'âne en baillant à faire peur et en s'étirant systématiquement comme un sportif. Il tend la patte antérieure droite vers
l'avant et pour ce faire, il se tient majestueux sur les trois pieds encore au sol.
Ensuite, il lui fait effectuer un petit mouvement rotatoire des plus seyants. Il replie la patte antérieure droite et la repose au sol. Il tend l'antérieure gauche, trois pieds, ensuite, rotatoire, repos. Puis, la postérieure gauche d'un joli glissement circulaire de la cuisse et pour équilibrer la manœuvre ou pour une tout autre raison qui nous échappe, il raidit la queue à l'horizontale, trois pieds, rotatoire, repos. Postérieure droite, glissement, cuisse, manœuvre, queue, repos.
Quoi donc, mon ami Lucien, dit Marco Valdo M.I. Tu m'as l'air encore dans les brumes...
On est dimanche, dit l'âne.
Oui, évidemment, je l'avais entendu aux bruits des cloches matutinales, répond Marco Valdo M.I. Elles m'ont réveillé avec leur fracas dominical. C'est comme ça depuis des siècles; mais enfin, on s'y fait, à la longue.
Oui, moi aussi, elles m'ont tiré de ma rêverie. Dommage, j'allais rattraper l'ânesse que je coursais depuis un certain temps... J'étais dans un état... Tu sais, un de ces états prémonitoires...
Oui, je comprends, mais je préfère ne pas pousser plus loin... Je te félicite de tes bonnes dispositions matinales et basta cosi., dit Marco Valdo M.I. Maintenant, dis-moi ce qui te chiffonne....
Oh, Marco Valdo M.I., laisse-moi te dire ce que je ressentais et les mignons pas de danse que l'ânesse commençait à esquisser pour moi...
Non, je ne veux pas de détails de tes relations intimes avec l'ânesse et des perturbations que les cloches ont provoquées dans ton fonctionnement libidineux. Dis-moi plutôt ce qui t'amène, espèce de Casanova...
Ben voilà, on est dimanche..., dit l'âne tout dépité en penchant sa lourde tête d'âne.
Tu l'as déjà dit, viens-en aux faits...
Et comme tu le sais, d'ailleurs, toi aussi, tu le fais, le dimanche, j'écoute la chanson du dimanche. Et pour l'instant, c'est comme pour les ânesses, quand je m'éveille, je constate qu'il n'y en a pas... Voilà ce qui me chagrine.
C'est désolant, en effet, dit Marco Valdo M.I. Mais à la différence de ce qui se passe avec les ânesses, pour la chanson, je peux remédier à ton souci.
Ah oui, dit l'âne en ouvrant ses grands yeux noirs comme le diamant brut au fond d'une mine sud-africaine. Et comment ?
Comme tu le sais, ou alors tu serais le premier âne amnésique que je rencontrerais, je traduis des chansons venues d'Italie pour le site de nos amis de Canzoni contro la Guerra et je t'en ai fait voir quelques unes... Mais que faire des autres ? Telle est la question. Je te propose de combler ton attente dominicale par des canzones du dimanche. Ainsi, tu ne seras plus si mélancolique...
Merveilleux, dit l'âne Lucien en s'étirant systématiquement comme un sportif, etc...
Quand commences-tu ? Aujourd'hui ? Là tout de suite...
Alors, on y va, c'est d'accord., dit Marco Valdo M.I. Mais trop, ce serait trop, on va donc limiter la chose à deux ou trois chansons.
Évidemment, limite, limite, sinon tu n'en auras plus pour les autres dimanches, déclare Lucien en brayant un bon coup, question de marquer un peu son enthousiasme..
Soyons prudents et parcimonieux... Mais si je limite, c'est pour ne pas te lasser... Reste à choisir une première chanson... Que penses-tu de commencer par deux chansons de Fabrizio De Andrè ? Tu en sais assez pour te souvenir, même dans tes brumes matinales, que De Andrè est ce poète génois, à quelques encablures de Sète, qui a traduit Brassens en italien et qui encore aujourd'hui, éclaire la chanson italienne... Je t'ai déjà fait connaître, notamment, Bouche de Rose, les Nuées et la canzone de Marinelle...
Bonne idée , dit Lucien l'âne aux pieds d'ongulé.
Et voici donc la première. C'est La Guerre de Piero. Une chanson aux accents rimbaldiens – je vois bien les points d'interrogation dans tes yeux... Donc, pour le dire autrement, une chanson qui rappelle un poème d'Arthur Rimbaud, intitulé Le Dormeur du Val. Tu sais, ce soldat de la guerre de Soixante-dix, couché au bord d'une rivière avec deux trous rouges... La Guerre de Piero est fort connue en Italie... bien entendu, sous son titre italien : « La Guerra di Piero ».
Tu dors sous un champ de blé
Ni la rose ni la tulipe
ne te veillent à l'ombre des fossés
mais mille coquelicots.
Au long des rives de mon torrent
Je veux que descendent les brochets argentés,
plus les cadavres des soldats, portés
à bras par le courant.
Tu devisais ainsi et c'était l'hiver
et comme les autres vers l'enfer
tu t'en vas triste comme qui doit
Le vent te crache la neige à la face
Arrête Piero, arrête-toi tout de suite
Laisse le vent te dépasser
Il t'apporte l'avertissement des morts à la bataille :
« Qui donne sa vie, a en échange une croix »
Mais tu ne l'entendis pas et le vent passait
avec les saisons sur un air de java
et tu franchis la frontière
un beau jour de printemps
et tandis que tu marchais l'âme voilée
tu vis au fond de la vallée
un homme de la même humeur
mais son uniforme était d'une autre couleur.
Tire lui dessus Piero, tire encore
et après un coup tire encore
Jusqu'à ce que tu le voies exsangue
tomber à terre pour couvrir son sang
Si je le touche au front ou au cœur
Il aura seulement le temps de mourir
mais il me restera le temps de découvrir
de découvrir les yeux d'un homme qui meurt.
et tandis que tu lui fais cette obligeance
il se retourne, il te voit et il a peur,
il empoigne son artillerie
et il ne te rend pas ta courtoisie.
Tu tombes à terre sans un mot
et tu t'aperçois en un instant
que tu n'auras pas eu le temps
de demander pardon pour tous tes péchés.
Tu tombes à terre sans un mot
et tu t'aperçois en un instant
que toute ta vie finit ce jour
et qu'il n'y aura pas de retour.
Pour crever en mai, ma Ninette
Il faut trop de courage, ma belle Ninette
Pour aller tout droit en enfer
j'aurais préféré l'hiver.
Et tandis que le grain se donnait à sentir
Dans tes mains, tu serrais un fusil
Dans ta bouche, tu serrais tes mots
Trop glacés pour se fondre au soleil
Tu dors sous un champ de blé
Ni la rose ni la tulipe
ne te veillent à l'ombre des fossés
mais mille coquelicots.
Fabrizio De Andrè – La guerra di Piero - 1966
Version française : La guerre de Piero – Marco Valdo M.I.
Et la seconde, dit l'âne. Tu m'en avais promis deux... J'aimerais une chanson d'amour.
On va te trouver ça. Mais je te préviens, les chansons d'amour de Fabrizio De André ont toujours comme un fond de mélancolie ou de tragédie pas ordinaire. Que dirais-tu de celle que Fabrizio De André avait appelée Se ti tagliassero a pezzetti que j'ai intitulée Si on te taillait en morceaux...
Dis-moi, dis-moi... conclut l'âne un peu effrayé quand même et tremblant de toute sa peau d'âne.
Si on te taillait en morceaux
Si on te taillait en morceaux
Le vent les recueillerait
Le royaume des araignées recoudrait ta peau
et la lune tisserait tes cheveux et ton visage
et le pollen de Dieu
Et Dieu ton sourire
Je t'ai trouvée le long du fleuve
qui jouait d'une feuille de fleur
qui chantait des paroles légères, des mots d'amour
J'ai goûté tes lèvres de miel rouge rouge
Je t'ai dit donne-moi ce que tu veux, moi, ce que je peux.
Rose jaune, rose de cuivre
jamais dansé aussi longtemps
tout au long du fil de la nuit sur les pierres du jour
Moi, le joueur de guitare, moi le jouer de mandoline
à la fin nous sommes tombés sur le foin.
Perdue pour beaucoup, perdue pour peu
Prise au sérieux, prise par jeudi
Il n'y a pas beaucoup à dire ou à penser
La chance souriait comme un étang au printemps
décoiffée par tous les vents du soir.
Et à présent j'attendrai demain
pour avoir de la nostalgie
Madame liberté, mademoiselle fantaisie
si précieuse que le vin, aussi gratuite que la tristesse
comme ta nue de doutes et de beauté.
Je t'ai croisée à la gare
tu suivais ton parfum
prise au piège d'un tailleur gris fumée
les journaux dans une main et dans l'autre ton destin
Tu marchais flanc contre flanc avec ton assassin.
Mais si on te taillait en morceaux
Le vent les recueillerait
Le royaume des araignées recoudrait ta peau
et la lune tisserait tes cheveux et ton visage
et le pollen de Dieu
Et Dieu ton sourire
Fabrizio De Andrè – Se ti tagliassero a pezzetti – 1997
Version française – Marco Valdo M.I. - Si on te taillait en morceaux