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20 juillet 2008 7 20 /07 /juillet /2008 12:14

Oh lala, dit Lucien l'âne en baillant à faire peur et en s'étirant systématiquement comme un sportif. Il tend la patte antérieure droite vers l'avant et pour ce faire, il se tient majestueux sur les trois pieds encore au sol.


Ensuite, il lui fait effectuer un petit mouvement rotatoire des plus seyants. Il replie la patte antérieure droite et la repose au sol. Il tend l'antérieure gauche, trois pieds, ensuite, rotatoire, repos. Puis, la postérieure gauche d'un joli glissement circulaire de la cuisse et pour équilibrer la manœuvre ou pour une tout autre raison qui nous échappe, il raidit la queue à l'horizontale, trois pieds, rotatoire, repos. Postérieure droite, glissement, cuisse, manœuvre, queue, repos.


Quoi donc, mon ami Lucien, dit Marco Valdo M.I. Tu m'as l'air encore dans les brumes...


On est dimanche, dit l'âne.


Oui, évidemment, je l'avais entendu aux bruits des cloches matutinales, répond Marco Valdo M.I. Elles m'ont réveillé avec leur fracas dominical. C'est comme ça depuis des siècles; mais enfin, on s'y fait, à la longue.

 


 


Oui, moi aussi, elles m'ont tiré de ma rêverie. Dommage, j'allais rattraper l'ânesse que je coursais depuis un certain temps... J'étais dans un état... Tu sais, un de ces états prémonitoires...


Oui, je comprends, mais je préfère ne pas pousser plus loin... Je te félicite de tes bonnes dispositions matinales et basta cosi., dit Marco Valdo M.I. Maintenant, dis-moi ce qui te chiffonne....


Oh, Marco Valdo M.I., laisse-moi te dire ce que je ressentais et les mignons pas de danse que l'ânesse commençait à esquisser pour moi...


Non, je ne veux pas de détails de tes relations intimes avec l'ânesse et des perturbations que les cloches ont provoquées dans ton fonctionnement libidineux. Dis-moi plutôt ce qui t'amène, espèce de Casanova...


Ben voilà, on est dimanche..., dit l'âne tout dépité en penchant sa lourde tête d'âne.

Tu l'as déjà dit, viens-en aux faits...

Et comme tu le sais, d'ailleurs, toi aussi, tu le fais, le dimanche, j'écoute la chanson du dimanche. Et pour l'instant, c'est comme pour les ânesses, quand je m'éveille, je constate qu'il n'y en a pas... Voilà ce qui me chagrine.


C'est désolant, en effet, dit Marco Valdo M.I. Mais à la différence de ce qui se passe avec les ânesses, pour la chanson, je peux remédier à ton souci.


Ah oui, dit l'âne en ouvrant ses grands yeux noirs comme le diamant brut au fond d'une mine sud-africaine. Et comment ?


Comme tu le sais, ou alors tu serais le premier âne amnésique que je rencontrerais, je traduis des chansons venues d'Italie pour le site de nos amis de Canzoni contro la Guerra et je t'en ai fait voir quelques unes... Mais que faire des autres ? Telle est la question. Je te propose de combler ton attente dominicale par des canzones du dimanche. Ainsi, tu ne seras plus si mélancolique...


Merveilleux, dit l'âne Lucien en s'étirant systématiquement comme un sportif, etc...
Quand commences-tu ? Aujourd'hui ? Là tout de suite...


Alors, on y va, c'est d'accord., dit Marco Valdo M.I. Mais trop, ce serait trop, on va donc limiter la chose à deux ou trois chansons.


Évidemment, limite, limite, sinon tu n'en auras plus pour les autres dimanches, déclare Lucien en brayant un bon coup, question de marquer un peu son enthousiasme..


Soyons prudents et parcimonieux... Mais si je limite, c'est pour ne pas te lasser... Reste à choisir une première chanson... Que penses-tu de commencer par deux chansons de Fabrizio De Andrè ? Tu en sais assez pour te souvenir, même dans tes brumes matinales, que De Andrè est ce poète génois, à quelques encablures de Sète, qui a traduit Brassens en italien et qui encore aujourd'hui, éclaire la chanson italienne... Je t'ai déjà fait connaître, notamment, Bouche de Rose, les Nuées et la canzone de Marinelle...


Bonne idée , dit Lucien l'âne aux pieds d'ongulé.


Et voici donc la première. C'est La Guerre de Piero. Une chanson aux accents rimbaldiens – je vois bien les points d'interrogation dans tes yeux... Donc, pour le dire autrement, une chanson qui rappelle un poème d'Arthur Rimbaud, intitulé Le Dormeur du Val. Tu sais, ce soldat de la guerre de Soixante-dix, couché au bord d'une rivière avec deux trous rouges... La Guerre de Piero est fort connue en Italie... bien entendu, sous son titre italien : « La Guerra di Piero ».

 

 

 








La guerre de Piero

 

Tu dors sous un champ de blé

Ni la rose ni la tulipe

ne te veillent à l'ombre des fossés

mais mille coquelicots.

 

Au long des rives de mon torrent

Je veux que descendent les brochets argentés,

plus les cadavres des soldats, portés

à bras par le courant.

Tu devisais ainsi et c'était l'hiver

et comme les autres vers l'enfer

tu t'en vas triste comme qui doit

Le vent te crache la neige à la face

Arrête Piero, arrête-toi tout de suite

Laisse le vent te dépasser

Il t'apporte l'avertissement des morts à la bataille :

« Qui donne sa vie, a en échange une croix »

Mais tu ne l'entendis pas et le vent passait

avec les saisons sur un air de java

et tu franchis la frontière

un beau jour de printemps

 

et tandis que tu marchais l'âme voilée

tu vis au fond de la vallée

un homme de la même humeur

mais son uniforme était d'une autre couleur.

Tire lui dessus Piero, tire encore

et après un coup tire encore

Jusqu'à ce que tu le voies exsangue

tomber à terre pour couvrir son sang

 

Si je le touche au front ou au cœur

Il aura seulement le temps de mourir

mais il me restera le temps de découvrir

de découvrir les yeux d'un homme qui meurt.

et tandis que tu lui fais cette obligeance

il se retourne, il te voit et il a peur,

il empoigne son artillerie

et il ne te rend pas ta courtoisie.

 

Tu tombes à terre sans un mot

et tu t'aperçois en un instant

que tu n'auras pas eu le temps

de demander pardon pour tous tes péchés.

 

Tu tombes à terre sans un mot

et tu t'aperçois en un instant

que toute ta vie finit ce jour

et qu'il n'y aura pas de retour.

 

 

Pour crever en mai, ma Ninette

Il faut trop de courage, ma belle Ninette

Pour aller tout droit en enfer

j'aurais préféré l'hiver.

 

Et tandis que le grain se donnait à sentir

Dans tes mains, tu serrais un fusil

Dans ta bouche, tu serrais tes mots

Trop glacés pour se fondre au soleil

 

Tu dors sous un champ de blé

Ni la rose ni la tulipe

ne te veillent à l'ombre des fossés

mais mille coquelicots.

Fabrizio De Andrè – La guerra di Piero - 1966

Version française : La guerre de Piero – Marco Valdo M.I.

 


 


 


 


Et la seconde, dit l'âne. Tu m'en avais promis deux... J'aimerais une chanson d'amour.


On va te trouver ça. Mais je te préviens, les chansons d'amour de Fabrizio De André ont toujours comme un fond de mélancolie ou de tragédie pas ordinaire. Que dirais-tu de celle que Fabrizio De André avait appelée Se ti tagliassero a pezzetti que j'ai intitulée Si on te taillait en morceaux...


Dis-moi, dis-moi... conclut l'âne un peu effrayé quand même et tremblant de toute sa peau d'âne.

 

 



 


 

Si on te taillait en morceaux


Si on te taillait en morceaux

Le vent les recueillerait

Le royaume des araignées recoudrait ta peau

et la lune tisserait tes cheveux et ton visage

et le pollen de Dieu

Et Dieu ton sourire

 

Je t'ai trouvée le long du fleuve

qui jouait d'une feuille de fleur

qui chantait des paroles légères, des mots d'amour

J'ai goûté tes lèvres de miel rouge rouge

Je t'ai dit donne-moi ce que tu veux, moi, ce que je peux.

 

Rose jaune, rose de cuivre

jamais dansé aussi longtemps

tout au long du fil de la nuit sur les pierres du jour

Moi, le joueur de guitare, moi le jouer de mandoline

à la fin nous sommes tombés sur le foin.

Perdue pour beaucoup, perdue pour peu

Prise au sérieux, prise par jeudi

Il n'y a pas beaucoup à dire ou à penser

La chance souriait comme un étang au printemps

décoiffée par tous les vents du soir.


Et à présent j'attendrai demain

pour avoir de la nostalgie

Madame liberté, mademoiselle fantaisie

si précieuse que le vin, aussi gratuite que la tristesse

comme ta nue de doutes et de beauté.

Je t'ai croisée à la gare

tu suivais ton parfum

prise au piège d'un tailleur gris fumée

les journaux dans une main et dans l'autre ton destin

Tu marchais flanc contre flanc avec ton assassin.


Mais si on te taillait en morceaux

Le vent les recueillerait

Le royaume des araignées recoudrait ta peau

et la lune tisserait tes cheveux et ton visage

et le pollen de Dieu

Et Dieu ton sourire

 



 


Fabrizio De Andrè – Se ti tagliassero a pezzetti – 1997

Version française – Marco Valdo M.I. - Si on te taillait en morceaux

 

 

 

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19 juillet 2008 6 19 /07 /juillet /2008 23:20

J'attendais depuis un petit temps déjà au bord du chemin, protégé du vent par le talus et bien à l'abri du soleil. Je somnolais l'oreille tendue vers les bruits caractéristiques des petits sabots de l'âne Lucien auquel j'avais dit que je l'attendrais à cet endroit. Quel bruit peut bien faire un sabot sur le chemin et quatre sabots qui se poursuivent en cadence ? Toc, toc, toc, toc... ou clac, clac, clac, clac... Et comment écrire le tempo ? Et si d'aventure, l'âne boitait ? Ou s'il marchait à pas feutrés ? Juste pour faire une blague. Il serait bien capable de le faire, mon ami Lucien.


Toc, toc, toc, toc... clac, clac, clac, clac ... Toc, clac, toc, clac ...


Me voici, j'arrive, dit Lucien en sautillant allègrement par dessus la flaque qui avait transformé le chemin en miroir et qui s'amusait à refléter les nuages. Je vois que tu vas bien et que tu es en pleine forme, pas fatigué pour un brin. Salut à toi, ô, mon ami.


Ne sois pas si ironique et faussement solennel, contente-toi de me dire bonjour ou bonsoir ou simplement ciao. Salut à toi aussi donc, ô mon ami.


Tu te moques, je le vois bien et ce n'est que justice. Raconte-moi plutôt une de tes histoires. J'aimerais bien entendre un peu parler de notre ami Marco Camenisch. Enfin, je dis ami, car à force de suivre ton récit, j'ai comme l'impression de le connaître et qui sait, je l'ai peut-être croisé dans un de mes périples. Ou alors, on dirait qu'il ferait partie d'une sorte de grande famille à travers le monde, dont nous ferions partie aussi. Et de ce fait, j'ai eu beaucoup de plaisir à connaître son grand-père et j'ai beaucoup ri avec cette histoire de fanfare. Alors, dis-moi...


Et bien, Lucien mon ami, tu vas être très content, je vais en effet te dire la suite de cette histoire de Marco Camenisch. Enfin, je ne suis pas trop sûr si tu vas tant t'amuser que ça, car elle est terrible aujourd'hui. Marco Camenisch est en prison, il est toujours blessé et les gardiens, même dans les unités de soins ne sont pas précisément des infirmières pleines de prévenances. Bien au contraire, ils se comportent de manière... comment dire ? En fait, je ne sais pas comment dire, tu verras par toi-même, c'est assez indicible, c'est franchement inqualifiable tant ça dépasse l'entendement. D'ailleurs, un médecin ou un infirmier ou n'importe qui dans la vie civile qui se comporterait ainsi, crois-moi, on l'enverrait vite fait en prison et pour longtemps. L'ennui avec les gardiens, c'est qu'ils y sont déjà...


C'est vrai, dit l'âne en secouant ses pattes arrières qu'il avait malencontreusement laissées dans la flaque qui fait le miroir au milieu du chemin. Mais connais-tu ou as-tu entendu parler de cette pensée, réflexion où il est question du prisonnier et du gardien. C'est un problème de logique et tu sais que  de mon temps, il y avait plein de philosophes qui s'intéressait beaucoup du côté d'Éphèse, aux questions de logique. La question logique est : qui du gardien ou du prisonnier est le plus prisonnier ? Il arrive en effet parfois que même les prisonniers sortent de la prison et s'en retournent vivre dans d'autres lieux. Quant au gardien, s'il veut conserver son emploi de gardien, bien sûr, il est condamné à vie. Mais enfin, ceci est une histoire d'âne et nous éloigne de notre histoire. Commence, si tu veux bien.


Et bien, voilà... Nous sommes à Pise, dans la prison, le 23 janvier 1992; il y a donc seize ans. C'est Marco Camenisch qui raconte lui-même ce qui suit :



Dans la prison locale, un carabinier me notifie un mandat d’arrêt international avec un ordre de transfert, émis par le président de la Cour d’Appel de Gênes, Ghiglione. Je reçois, du même, l’ordre de comparution pour « identification personnelle et mon éventuel accord pour l’extradition. » Ceci, le lundi 23 décembre. Lundi ou mardi prochains est prévu l’enlèvement du plâtre de ma jambe gauche, opérée de la rotule, brisée par un projectile. Ma jambe droite a été libérée du plâtre il y a trois jours, mes muscles atrophiés me rendent incapable de marcher. Réhabilitation et physiothérapie doivent encore commencer au CDT (Centre de diagnostic thérapeutique) de Pise ; je sors en chaise roulante ou en civière et mes transferts nécessitent une ambulance. Je signe dans le registre ma renonciation à comparaître, mais le même Ghiglione me communique l’ordre de comparution forcée. Pendant la journée, la rencontre entre moi et ma mère est refusée, les militaires de Pise considérant comme insuffisante la permission permanente donnée par le GIP (juge d'instruction) de Massa. Le transfert à Gênes est annoncé pour dimanche matin. Pour l’occasion, sans qu’il en soit informé, le médecin responsable est démis temporairement du CDT de Pise.

A Gênes, après une fouille minutieuse, même du plâtre, ils me mettent dans une cellule simple du CDT et, malgré mes demandes répétées, sans planton. Un infirmier m’apporte la gamelle et l’urinal et à tout de rôle, ils insistent pour que je me lève pour ceci et cela, jusqu’à ce que fatigués, ils laissent tomber. Ils sont bien informés sur les accusations à mon encontre, sur ma disposition d’esprit et ma dangerosité. Malgré l’évidence du plâtre et de mon atrophie, ils ignorent systématiquement mon état de santé. Ils singent la prison spéciale, ils me prennent mon briquet, mon coupe-ongles et la crème pour la peau sèche, que je dois demander et rendre à chaque usage. Après la première fois que je demande mon briquet, les militaires me le laissent. J’appelle un soldat et il me répond « Je ne peux pas venir ». Je demande à un autre soldat de me passer une bouteille d’eau des détenus d’en face et il me répond que le brigadier interdit de me passer quoi que ce soit. Il me conseille d’aller boire au robinet.

La matinée suivante, un moins zélé fait passer une boîte de lait, une bouteille d’eau et un café. C’est l’unique « fourniture » qui m’est concédée en huit jours. Je ne reçois pas de vaisselle. Des couverts en plastique, un plateau pour le café au lait et des assiettes jetables sont mis à ma disposition par les détenus. Au début, en contorsionniste, je prends la nourriture depuis mon lit à travers le judas de la grille fermée, ensuite le détenu qui apporte la nourriture se fait ouvrir à chaque fois, pose la nourriture sur la commode et jette les restes du repas précédent dans le seau à détritus. Vers la fin de mon séjour, il dit aux soldats qu’ils feraient mieux de me tuer plutôt que de me traiter ainsi.

Le 23 au matin, avec une escorte massive et chorégraphique, ils me conduisent au tribunal en ambulance. Après des discussions, des ordres et des contrordres divers, le président descend de son bureau, car l’ascenseur ne peut pas contenir la civière et les escaliers sont trop étroits. Quelques questions et on constate ma présence absolument inutile autant que celle de l’interprète dérangée expressément . J’informe mon avocat de l’abandon hygiénico-sanitaire et de mon intention de commencer une grève de la faim pour solliciter mon retour au CDT de Pise. Le président, sur la demande de l’avocat, dit ne pas savoir s’il y aura un transfert ; pendant ce temps, il s’amuse finalement à me demander : « Comment donc faites-vous sauter les pylônes ? »

De retour aux Marassi à Gênes, le responsable sanitaire du CDT m’assure de son intérêt immédiat et il me garantit que je partirai demain ou après. En soirée, j’entends qu’il donne à l’infirmerie l’instruction pour mon retour à Pise. Plus tard, un prêtre qui remarque le courant d’air froid qui sort de ma cellule salue gentiment et me demande de me lever et de fermer la fenêtre, restée grand ouverte depuis le matin. Je lui montre ma jambe plâtrée jusqu’à l’aine, j’explique ma situation et la nécessité d’un planton. Il en reste frappé, dit que c’est inhumain et il enjoint au soldat présent de fermer la fenêtre. Le soldat refuse « par principe, sinon après je devrai courir pour tout », en se référant peut-être à la pisse à vider.

Le 26 décembre apparaît le directeur sanitaire et il hausse les épaules : « Que pouvons-nous y faire… » A midi, je déclare la grève de la faim et dans le corridor, s’élève une vague de haine et de mépris de la part des soldats et des infirmiers. Un militaire se distingue en incitant à haute voix à un tabassage nocturne, il dit « Charogne, terroriste, assassin ! », que je m’étais mal comporté chez le magistrat, que pour lui, de tendance fasciste affirmée, il en faisait une question personnelle. Un autre dit qu’il me tuerait si cela ne lui procurait pas des ennuis. Ils parlent de me rompre les os, plusieurs fois, j’entends « et puis, il s’en va demain ! »

Par crainte du passage à tabac et dans l’espoir que mon transfert soit imminent, je déclare le retrait de ma grève. Ils m’ont roulé. Aucun transfert et je décide de laisser passer les fêtes et puis, de le faire sérieusement.

Lundi 30 décembre, à l’aube, un militaire me demande de préparer mes affaires. J’insiste pour savoir quelle heure il est. Les jours toujours au lit sans heures d’aération, le stress nuit après nuit passées à protéger préventivement les endroits blessés, ma nuque et mes reins d’éventuels tabassages m’ont fait perdre la notion du temps. Il est 7 h 05 et je pousse un soupir de soulagement.

Ils semblent désormais convaincus que je ne peux pas marcher et pour la première fois, ils ne me menottent pas dans l’ambulance. Les carabiniers sont très tendus et ils craignent une tentative de libération.

Mon abandon hygiénico-sanitaire subi à Gênes provoque des réactions disparates parmi les médecins, les infirmiers et les militaire du CDT de Pise. Cela va de l’orgueil pour leur « propre » CDT à l’indifférence, jusqu’au cynisme du directeur Ceraudo qui sait seulement me dire : « Il ne faut pas avoir à faire à la justice. » Tel est par ailleurs le credo dominant des médecins carcéraux, soumis au commandement militaire de la «  justice » d'État plutôt qu’à leur serment éthico-professionnel.

Le Marassi est connu parmi les détenus comme une prison où « On est mal ! On est mal ! » et la prédominance du commandement militaire sur les exigences et les compétences médico-sanitaires produit des morts et des affaires glauques et honteuses, infiniment plus criantes que la mienne. C’est le résultat de la structure et de la politique d’une justice basée sur l’inobservance systématique de ses propres lois et garanties, le tout légitimé par le bombardement systématique de l’opinion publique par les mass-media. Des mensonges répétitifs et obsessionnels à propos de la montée des séquestrations, de la mafia et de la criminalité.




Voilà, j'arrête là pour aujourd'hui, dit Marco Valdo M.I. Il faut bien s'arrêter quelque part et l'histoire de Marco Camenisch est encore longue....


Oui, tu as raison, dit Lucien l'âne au poil hérissé et aux oreilles toutes plates, tirées vers l'arrière comme lorsqu'un chat est inquiet ou très fâché. C'était bien assez comme ça. Laisse-moi le temps de me remettre de l'émotion et de la colère que je ressens. Mais je veux connaître la suite de cette histoire, car j'imagine qu'il y aura encore bien des choses qui vont se révéler au jour...




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17 juillet 2008 4 17 /07 /juillet /2008 23:23

Tiens, qui voilà ? , dit l'âne d'un air guilleret en abandonnant la haie qu'il était en train de réduire très fortement. Ne dirait-on pas Marco Valdo M.I. ?


En effet, c'est lui-même, dit Marco Valdo M.I. J'ai été retenu plus longtemps que je ne le pensais. Je serais bien arrivé plus tôt si des amis ne m'avaient attiré dans un traquenard ; bien sympathique, rassure-toi.


Et vous avez parlé trop, sans voir passer les heures. C'est çà ?, dit l'âne Lucien en levant le front et en dardant son regard droit sur Marco Valdo M.I. Dans son regard, on pouvait quand même deviner une poutre d'ironie.


Et bien, je dois bien l'avouer, çà ressemble à çà. Il y avait longtemps que je les avais vus et en plus, j'avais aussi envie de causer un peu. Mais qu'importe, je suis quand même arrivé à notre rendez-vous.


Et tu es prêt pour me raconter la suite de l'histoire des Achtung Banditen et de me parler de la maman de Marco Camenisch et de la rencontre avec son fils en prison... ? Je suis venu spécialement pour ça, pour savoir la suite et je serais bien triste que tu ne me la racontes pas...


Et bien, tu vas être comblé. Je vais d'abord, là tout de suite, te faire connaître cette venue de la maman de Marco Camenisch dans la prison de Pise. Cette rencontre est rapportée par un ami de Marco qui va accompagner la maman de Marco tout au long de ces années; je crois bien que c'est Piero Tognoli, l'éditeur du livre. Mais souviens-toi qu'elle est Suisse et qu'elle doit chaque fois faire un long trajet. La plupart du temps une fois par mois quand il lui est permis de voir son fils... ce qui n'a pas toujours été le cas, comme tu vas le voir. De plus, tu le verras aussi dans la suite, Marco Camenisch va être très souvent changé de prison et donc, les itinéraires varieront beaucoup. De cela, on reparlera plus tard. Voici donc, la première visite de la maman à son fils blessé et prisonnier; un fils, je te le rappelle, qu'elle n'a pas vu depuis dix ans – au moins.

 

 


Avec une poignée de main et un sourire à peine esquissé, elle se présente comme Annaberta Gehrig, veuve Camenisch. C'est la mère de Marco.

Des amis de famille du Val Poschiavo l’accompagnent et elle est contente de connaître celui qui a partagé les derniers jours de liberté de son fils. Elle a un moment d’émotion, mais elle se reprend immédiatement.

Dans la matinée, à Pise, elle a réussi à avoir sa première rencontre avec Marco.

Elle debout, lui étendu sur la couchette, avec ses jambes blessées, qui cherche à se lever pour la tranquilliser, pour lui montrer que ses blessures ne sont pas si graves. Elle porte avec dignité un grand poids sur ses épaules et elle aurait préféré ne pas revoir Marco et le savoir libre. Pourtant, cela n’a pas été possible et maintenant, en pensant aux dures années qui barrent tout futur de liberté à Marco, elle se force.

Le plus petit et le plus rebelle de ses enfants.

Nombre de nous voudraient une mère pareille. Spontanément, nous décidons de l’adopter, mais aussi de nous faire adopter par elle.



 

 

Ah, dit l'âne, c'est terriblement émouvant cette première retrouvaille. Mais pourquoi as-tu choisi ce tableau pour le placer ici dans cette histoire ?


Et bien, mon bon ami Lucien, c'est là une longue histoire aussi. Et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Je vais essayer de te répondre cependant. Ce tableau représente la sorcière et son fils ; une sorcière réelle que le peintre avait rencontrée et chez qui il avait logé à Aliano en Basilicate quand lui-même était exilé là par le régime fasciste. C'était dans les années 1930, le peintre est Carlo Levi et l'écrivain Carlo Levi parle de cette femme dans « Cristo si è fermato a Eboli ». Tu remarqueras diverses choses dans ce tableau : sans détailler - le bleu, le voile sur la tête, la posture... C'est une vierge à l'enfant, c'est une sorcière. En réalité, je veux dire dans la réalité des temps, c'est la vierge qui a copié, c'est la vierge que l'église a substitué à la sorcière, cette mère éternelle et si maternelle, celle qui soigne, qui console et qui apporte l'amour. Quand j'ajoute que Carlo Levi a séjourné dans les prisons mussoliniennes, qu'il a été transporté en cage de Turin à Rome, de la prison de Turin à Regina Coeli (Reine des cieux...), tu comprends que ce n'est pas là un choix anodin. Une autre fois, je te raconterai l'histoire de Carlo Levi et de l'architecte concepteur de prison... et celle d'Antonio Gramsci qui pourrit dans les prisons italiennes, jusqu'à en mourir... Si on a le temps, un jour.


Oh, oh, dit l'âne en se frottant à l'arbre, tu en as des choses à raconter...Mais dis-moi quelques nouvelles de la suite, qu'on avance un peu dans cette histoire...


Donc, pour répondre à ton souhait, je vais te dire quelques passages du livre, parfois courts, très courts : une phrase ici, une phrase là et parfois, un peu plus long. On ira ainsi picorant en suivant la ligne du temps et les diverses voix du chœur qui l'une après l'autre nous feront entendre des parties de ce chant choral. Je te dis ça pour que tu comprennes bien comment ce récit est construit et que tu ne t'étonnes pas de voir surgir toutes sortes d'intervenants ou pareillement, que l'on parle de toutes sortes de personnages. En somme, c'est un peu comme dans la réalité, les gens vont et viennent, l'un parle d'une chose, l'autre d'une autre; les interlocuteurs changent selon les jours, selon les lieux...


Pise, 11 décembre 1991.

Marco dit :

Les gens de Carrare et des environs que j’ai connus, une fois surmontée la défiance initiale, m’ont toujours parlé avec respect et sympathie. J’ai de bons souvenirs et j’espère autant d’amis, amies : marchand de journaux, baristes, petites vieilles, charcutiers…

...

À présent, je n’ai plus rien et j’ai tout, grâce à la solidarité de mes actuels compagnons d’aventure. Je suis un rebelle social solitaire, mais mon action, mon sentiment et ma pensée ont une valeur clairement collective.


Pise, 3 janvier 1992.


Souffle le vent, hurle la tempête, mes jambes rompues, et pourtant, il faut avancer. Ils (re)commencent à sévir. La récente rencontre refusée avec ma mère et les huit terribles jours aux Marassi de Gênes en sont la démonstration.

Aujourd’hui, la lettre de Giancarlo, préoccupé pour moi, m’est arrivée et j’ai répondu à Ovidio, mon très cher compagnon de cellule dans la prison de Massa.


Oh, oh, ça va être une fameuse gymnastique pour suivre ce récit, dit Lucien.


Sans doute... mais je ne vois pas d'autre façon de procéder. Mais aussi bien, dans la vie, dans la tienne, dans la mienne, on se trouve également face à des gens qu'on n'a jamais vus et avec qui il faut bien parler et dont on ne comprend pas toujours tout de suite la situation, ce qu'ils disent ou ce qu'ils viennent faire là. Parfois, souvent même, il faut se contenter d'enregistrer ce qui est dit et d'attendre d'y comprendre quelque chose ou des fois, de n'y comprendre rien. C'est ainsi que les hommes vivent... N'est-ce pas ?


Vu comme ça, je commence à comprendre ta technique de récit.


C'est la seule manière. Évidemment, je pourrais donner des explications détaillées pour chaque chose nouvelle, mais on n'en sortirait pas et ensuite, je n'ai pas l'habitude de prendre les lecteurs ou les auditeurs pour de parfaits imbéciles. Et donc, voici un passage que j'aime vraiment beaucoup et en le lisant, tu vas comprendre pourquoi. Il ajoute véritablement une dimension à notre histoire...


Toujours au début janvier 1992, c'est à nouveau la voix off de Piero Tognoli qui raconte :




Nous entendons Annaberta au téléphone pour un salut et nos vœux de bonne année. Elle est encore fort déçue de la visite refusée, mais surtout pour le transfert de Marco à Gênes.

Elle se trouve dans le canton de St Gall, chez sa sœur et chez son vieux père, qui a ses infirmités dues à son âge vénérable. De la Suisse à la Toscane, elle doit en dévorer des kilomètres pour concilier l’assistance à son père et les visites à son fils.

 


 


Le grand-père de Marco a désormais 105 ans et Annaberta nous a raconté son activité passée d’apiculteur et sa passion pour sa vie simple au contact des ruches.

Marco ressemble beaucoup à ce grand-père que les autorités n’ont jamais pu incriminer quand, à leurs questions, il a répondu que son petit-fils avait bien fait de faire ce qu’il avait fait. Pour fêter son octantième anniversaire, la fanfare communale avait commencé par jouer sous ses fenêtres pour saluer son an nouveau.

Les années se sont lentement passées et l’un après l’autre, les musiciens de la fanfare sont morts. Lui est encore dans sa maison. Les rythmes tranquilles des ruches lui ont enseigné à ne pas se presser.

Espérons que Marco lui ressemble aussi en cela.


Elle me plaît bien cette conclusion... Je pense que pour l'heure, nous arrêterons ici. Sauf pour dire que j'aime beaucoup ce passage rien qu'à l'idée, que si je compte bien, Marco Camenisch devrait quand même un jour sortir de prison et selon mes calculs, il lui resterait encore quelques dizaines d'années à vivre.

Et puis, aussi à l'idée qu'il en ira de tous ceux qui ont participé à l'emprisonnement et à la torture de Marco (car tu verras que c'est une longue torture que l'on pratique contre cet homme... et contre bien des autres aussi qui ont eu le tort de se révolter d'une manière ou d'une autre contre leur société) comme pour les musiciens de la fanfare, qui avaient fêté les quatre-vingts ans du grand-père.

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16 juillet 2008 3 16 /07 /juillet /2008 22:49


 


Aujourd'hui, dit Marco Valdo M.I., je suis assez fatigué. Tu voudras bien que je te donne seulement une chanson de Testa et basta.

Oui, oui, dit l'âne en faisant un joli mouvement du corps et de la queue. Et même, je ne te demanderai pas pourquoi tu es fatigué, ni ce que tu as bien pu faire la nuit dernière.


Tu vois, Lucien mon camarade, j'en ferai juste un petit commentaire pour l'introduire, pour que tu ne sois pas à te demander de quoi cette chanson peut bien vouloir parler. C'est souvent comme ça avec les chansons; il y en a certaines qu'on ne comprend qu'à la fin et encore, pas toujours la première fois. Mais...

Et comment que j'aime que tu introduises un peu la chanson et que tu m'éclaires sur ce qu'elle dit, dit l'âne en faisant un tour sur lui-même pour se dégourdir un peu. C'est plus agréable, il ne faut quand même pas oublier que je suis un âne...

Animale scherzoso... Tu te fous de moi et tu as bien raison, mon ami Lucien. Ce doit être la fatigue qui me fait déparler. Mais enfin, voilà ce qu'elle dit cette chanson. Elle dit l'homme qui tend la main au feu rouge... Tu sais celui - mais dans les villes, aux carrefours, aux grands carrefours où les files d'auto attendent longuement de pouvoir passer - (ou celle) qui vient frapper à la vitre de l'auto et qui tend la main pour quelques ronds, pour une pièce, pour une cigarette... Tu sais aussi ou tu le devines qu'il y a des gens (mais enfin, est-ce encore des gens ?) qui refusent cette petite aide, ce geste... Je veux dire qui le refuse toujours et avec dureté ou le masque froid de la rigueur et du bon droit. Brel disait : chez ces gens-là, Monsieur, on ne pense pas, on compte. Tu me diras, il y a bien des États qui expulsent ces mendiants manu militari ou qui mettent en prison ceux qui tendent la main au feu.
Et bien et en direct, c'est un de ces hommes-là , un de ceux qui tendent la main au feu qui parle et qui renvoie comme un miroir, comme une vallée de montagne renvoie l'écho, les sensations, les ressentiments de ceux qui sont dans les voitures.

Bon, bon, on va voir ça., dit l'âne au pelage irisé par les rayons ras du soleil qui glissent entre les mouvements du feuillage.

Avant de te dire la chanson, une dernière chose. Toi, comme tu es un âne, comme tu nous regardes, nous les humains avec un regard d'âne, un peu du point de vue de Sirius, en quelque sorte...

Oh, oh !, je t'arrête tout de suite, Marco Valdo M.I., laisse-moi te dire que je ne connais pas ce Sirius et que je ne vois vraiment pas quel pourrait être son point de vue, ni ce qu'il aurait à voir avec le mien ou celui des ânes en général...

Oh, calme-toi, Lucien mon bon ami. Sirius est une étoile; Sirius est même l'étoile principale de la constellation du Grand Chien. Vue de la Terre, Sirius est l'étoile la plus brillante du ciel après le Soleil. De toute façon, elle est située tellement loin qu'elle est hors de toute influence locale et que celui ou celle qui serait placé sur Sirius aurait un point de vue tout à fait non pas objectif, mais au moins, doté d'un certain recul.

Ah, ah, dit l'âne en se souvenant de son ami le singe Bosse de Nage, maintenant, je comprends mieux...

Donc, laisse-moi finir, sinon je vais perdre le fil des idées, pourrais-tu croire que quelqu'un puisse se soumettre à pareilles rebuffades, à pareils regards, à pareille hostilité, à pareille méchanceté - sans compter les débordements divers : insultes, grossièretés..., sans que cela lui pèse, sans que cela ne soit - à ce moment et dans les conditions où il (elle) se trouve - la seule solution d'urgence qu'il entrevoit ? Celui qui croit que la chose est facile, que c'est là une position agréable, pourquoi ne le fait-il pas, est-il seulement capable de penser, de se mettre un instant à la place de l'autre ? Crois-moi, Lucien mon bon âne d'ami, il n'est jamais facile, ni agréable d'être le solliciteur (quand il s'agit de soi...), mais là, c'est vraiment une épreuve très dure. D'autant plus dure que le regard glacé ou courroucé de celui qui refuse même le contact, n'est autre que le masque de sa propre peur, sa propre terreur d'être un jour ce pauvre-là qui lui tend la main.

Je te crois bien, c'est un peu ce que j'allais dire. Pour une fois, Marco Valdo M.I., laisse-moi conclure. Tu sais que je suis un âne, que je suis un animal domestique, une bête de somme, un être négligeable - hors son rôle de machine à porter, à tirer ou à pousser, un ouvrier en somme - et que donc, je connais bien cette humiliation que l'autre te fais de la honte qu'il a de lui-même et de sa peur. Certains sont gênés d'avoir peur, alors pour camoufler ce qu'ils ressentent, ils font les fiers à bras et par exemple, ils battent leur âne à coups de bâton, de pied... Je suis donc un animal et il te souviendra qu'un certain Orwell avait écrit un petit livre qu'il avait intitulé Animal's Farm - la Ferme des Animaux. En gros, c'est l'histoire d'une ferme où les animaux se révoltent et finissent par créer une ferme où il n' y a plus d'intervention humaine,  dont les hommes ont été chassés. Et les cochons finissent par prendre le pouvoir et par transformer en esclaves les autres animaux et par s'empiffrer comme des cochons, précisément. Et bien, ma conclusion est celle-là : Mon bon Marco Valdo M.I., pour l'instant, nous vivons tous dans cette ferme et les cochons sont au pouvoir.

 

 

 

 

 


Toile d'araignée

 

 


De l'album "Da questa parte del mare" (2006). C'est un album construit sur le concept des migrations modernes, sans démagogie, sans facilité ou rhétorique. Gianmaria Testa a déclaré à ce propos : « Je parle de ce racisme instinctif qu'ont jusqu'aux enfants, qui est le racisme envers n'importe quelle différence. Ce racisme doit être combattu par l'intelligence, par le raisonnement. Je m'explique très bien celui des Italiens, y compris mon sentiment d'aversion, quelquefois. Je me l'explique, mais je ne l'accepte pas. Ce sont deux choses différentes : je me l'explique, mais je pense qu'il n'est pas juste de l'avoir et qu'il faut le contrecarrer, de quelque manière. »

Dans les concerts, avant de commencer, il lit toujours cette poésie :

Naufrages

(Erri De Luca, du recueil "Solo andata")


Dans le canaux d'Otrante et de Sicile

Des migrateurs sans ailes, paysans d'Afrique et d'Orient

Se noient dans le creux des vagues.

Un voyage sur dix s'accroche au fond.

Le paquet de semences se répand dans le sillon

creusé par l'ancre et pas par l'araire.

La terre ferme de l'Italie est une terre fermée.

Nous les laissons se noyer pour nier.


 


 

 

Je suis une toile d'araignée suspendue

Je suis l'eau qui stagne pourrie

Je suis la croûte de sang qui suinte d'une vieille blessure

 

Je suis une mouche qui salit le verre

Je suis la braise qui abîme le coussin

Je suis un réveil qui sonne par erreur trop tôt le matin.

 

Et je suis un chien qui aboie la nuit.

Je suis le vernis qui salit l'habit

Je suis un train arrivé en retard quand tout est fini

 

Et je suis teigne, angoisse, embarras

Je suis un grumeau de sel entre les dents

Je suis la clé laissée au bureau qui a fermé ses portes.

 

Je suis du courant qui manque en hiver

Je suis la roue dans le fossé

Je suis celui qui tend la main... au feu rouge

Je suis une tempête sur le blé mûr.

Je suis le sanglot qui vient et qui ne passe pas.

Je suis l'anneau précieux perdu dans l'eau la plus profonde

 

Je suis un marteau sur le doigt et sur le mur

Je suis une lettre qui n'arrive pas

Je suis la chose inutile qu'on a jetée et qui maintenant servirait

 

Je suis la queue au mauvais endroit

un chat noir sur la route,

une correspondance perdue, partie d'un autre quai




 

 

Je suis la main poisseuse qui serre.

Je suis le sucre à la place du sel.

Je suis la maîtresse secrète qui appelle à Noël

 

Je suis le sable qui pousse dans le lit,

le scarabée qui te grimpe dessus,

Je suis celui qui tend la main... au feu rouge.

 

Je suis le grain dans l'engrenage

Je suis le revers qui n'a pas de médaille,

Je suis l'aiguille trouvée avec le pied dans le tas de paille.

 

Je suis le billet gagnant perdu.

Je suis le robinet qui goutte.

Je suis la salive crachée qui atteint et souille la face.

 

Je suis la porte qui se referme sur le nez.

Je suis le refus auquel tu ne t'attends pas.

Je suis la honte privée clouée au pilori

 

Je suis la main gauche du hasard.

Je suis le silence qui glace un salut.

Je suis un secours qui arrive en courant, mais trop tard.

 

Je suis la gaffe qui aggrave le dommage.

Je suis la chose que tu veux et que tu ne peux pas

Je suis celui qui tend la main... au feu rouge.

 

Je suis la gaffe qui aggrave le dommage

Je suis la chose que tu veux et que tu ne peux pas.

Je suis celui qui tend la main... au feu rouge.

 

 

Chanson italienne – Tela di Ragno – Gianmaria Testa – 2006

Version française – Toile d'araignée – Marco Valdo M.I. - 2008

 

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15 juillet 2008 2 15 /07 /juillet /2008 12:42


J'en étais là de mes pensées... Je regardais la pluie qui hésitait encore à tomber, le vent était frisquet. C'est long un jour de juillet. L'âne Lucien n'était pas encore là. Je l'attendais en regardant passer les nuages et en rêvassant parmi ces masses blanches et grises, mouvantes et fuyantes. Je repassais dans ma tête la chanson de De Andrè. Nuvole.


Au fait, dis-je à Lucien qui venait d'arriver de son pas traînant et légèrement boitillant du côté gauche, connais-tu cette chanson de Fabrizio De Andrè où il rêve aux nues ?


Non, pas vraiment, dit Lucien d'un ton traînant et légèrement ironique, comme tu le sais, je suis un âne et même si j'ai de grandes oreilles, je ne suis pas une encyclopédie canzonière. Mais je veux bien la connaître...


Alors, la voici :

Les Nuées

 




Elles vont

Elles viennent

Parfois, elles s'arrêtent

Elles sont noires comme le corbeau

Il semble qu'elles te regardent d'un mauvais œil

Certaines fois, elles sont blanches

Et elles courent

Et elles prennent la forme du héron

ou de la chèvre

ou de quelqu'autre bête

Mais cela, seuls les enfants le voient

qui jouent à leur courir si longuement derrière


Certaines fois, elles s'annoncent avec fracas

Avant d'arriver

Et la terre tremble

Et les animaux se taisent

Certaines fois, elles te préviennent avec fracas.


Elles vont,

Elles viennent

Elles retournent

Et parfois, elles s'arrêtent durant tant de jours

Qu'on n'en voit plus le soleil et les étoiles

Et il te semble ne plus connaître

L'endroit où tu es né.


Elles vont,

Elles viennent

Pour une vraie,

Mille sont fausses

Et se mettent entre nous et le soleil

Pour nous laisser seulement une velléité de pluie.



Fabrizio De Andrè – Le Nuvole – 1990

Version française : Marco Valdo M.I. - Les Nuées - 2008

Oh, oh !, dit Lucien d'une voix grondante comme un futur orage qui accourt du bout d'un ciel gris anthracite, elle colle parfaitement à l'ambiance de ma journée. Tu n'as pas senti, toi, une atmosphère semblable, toute en nuées ? J'ai passé une bonne part de mes heures à contempler les nues, à suivre le parcours des nuages dans le ciel, à me faire mille réflexions par devers moi et je t'avoue que je ne sais plus trop lesquelles... Des pensées qui filaient avec le vent, comme ça, sans qu'on sache trop pourquoi, ni comment. On dirait que c'est un jour à chansons, un jour où j'ai l'âme, mon âme d'âne, à la chanson. Dis-moi donc, Marco Valdo M.I., quelque chanson, dis-moi un de ces chanteurs d'Italie que tu découvres tous les jours.


Eh bien, je vais te satisfaire, mon bon ami Lucien. Car, vois-tu, moi aussi, aujourd'hui, j'ai le cœur à la chanson, l'esprit assoiffé de poésie, de ces phrases qui parlent  à l'âme, à l'âme d'homme, à l'âme d'âne, peu importe. Mais aussi, de ces lambeaux de mots, comme des nuvoles, qui vont et viennent dans la pensée, qui racontent aussi des choses graves, qui remuent l'être jusqu'au fond, jusqu'au fond du fond, comme une charrue gigantesque remuerait le fond des mers.


Oui, oui. C'est bien ce que je voudrais entendre, dit l'âne tournant la tête et son regard pour appuyer le sérieux de son propos. Quel chanteur vas-tu me faire connaître, cette fois ? Et comment le connais-tu ?


Et bien voilà. Il y a quelques jours, j'étais en train de lire un journal et je suis tombé en arrêt – tu sais comme le chien de chasse devant un lièvre qui détale, le chien à l'arrêt, juste avant de démarrer lui aussi, sa course échevelée, tu vois bien ça, non ?


Oui, oui, dit l'âne tout émoustillé par la vision, je vois très bien le chien, le lièvre, la course du lièvre en zig-zag et le chien qui d'un coup s'élance; je le vois comme si j'y étais. En fait, j'ai encore vu hier une scène du genre. D'accord, c'était un chat et un oiseau, mais je vois très bien ce que tu veux dire.


Donc, j'étais en arrêt – mais dans un journal, je te rappelle qu'il n'y a pas de lièvre et même que je ne suis pas un chien – c'est donc, une façon imagée de parler, une image imagée, car dans les journaux, tu le sais aussi, il y a des images ou des photos... Mais ce n'était pas une image qui m'avait arrêté, c'était un article qui parlait d'un festival de jazz à Montréal et de Léo Ferré. Tu sais, sans doute, que j'apprécie assez Léo. Donc, je regarde ce qu'on y raconte dans cet article. Et ma surprise, c'est d'y trouver d'abord que c'est un chanteur italien qui fait un concert consacré à Léo Ferré ou autour de Léo Ferré... et qu'il est accompagné de divers musiciens et parmi eux, un trompettiste que j'ai eu l'occasion de rencontrer et que j'aime assez... Il est Sarde, il joue du jazz et il s'appelle Paolo Fresu. C'est un garçon fort sympathique, outre de jouer fort bien de sa trompinette, comme aurait dit Boris.


Ah, oui, ça paraît bien intéressant, dit Lucien l'âne, un peu intrigué et se mordillant la patte à cause d'un taon, mais le chanteur qui est-il ?


Le chanteur ? Je ne le connaissais pas encore et je suis bien aise de l'avoir ainsi découvert. Il s'appelle Gianmaria Testa. Laisse-moi te dire que l'ignorant, l'âne en quelque sorte, c'est moi. Car il chante depuis plus de vingt ans. J'ai donc été voir ce qu'il chantait ou ce qu'il avait chanté auparavant, ne pouvant l'aller voir à Montréal. Faut dire, comme je te l'ai montré, qu'il avait de chaudes recommandations pour m'intéresser. Et j'ai, en plus, eu le plaisir de découvrir qu'il avait l'habitude de citer Erri De Luca.


Oh, dit l'âne frottant derechef sa patte avec ses dents grandes comme des touches de piano, comme le monde est petit. Erri De Luca, n'était-ce pas de lui que l'autre jour, tu me parlais ? N'as-tu pas traduit un texte de lui pour les « Canzoni contro la guerra »...?


Oui, exactement. Et maintenant, revenons un peu à Gianmaria Testa et à ses chansons. Pour lui, disons qu'il est né en 1958 à Cuneo, là-bas dans les montagnes du Piémont.

Quant aux chansons que je vais te dire aujourd'hui, elles proviennent d'un ensemble (album) qu'il avait intitulé : Da questa parte del mare. De ce côté-ci de la mer. Bref, le monde vu de la forteresse européenne, si accueillante, comme tu le sais, pour les gens d'ailleurs, surtout quand ils sont pauvres et fugitifs. Surtout quand ils fuient la misère, la faim, la répression, la destruction, la guerre... Tu sais, celle aux mille visages, cette guerre faite aux civils. Cette guerre qui persécute tant, cette guerre sociale, dont je t'ai déjà parlé et dont je n'arrête pas de voir les ravages.


Naufrages

(Erri De Luca, du recueil "Solo andata")


Dans le canaux d'Otrante et de Sicile

Des migrateurs sans ailes, paysans d'Afrique et d'Orient

Se noient dans le creux des vagues.

Un voyage sur dix s'accroche au fond.

Le paquet de semences se répand dans le sillon

creusé par l'ancre et pas par l'araire.

La terre ferme de l'Italie est une terre fermée.

Nous les laissons se noyer pour nier.


Dans les concerts, Gianmaria Testa lit toujours cette poésie avant de commencer. Donc, la première chanson parle de la mine, la deuxième, de réfugiés venant par la montagne et la troisième, de réfugiés venant par la mer.




La Mine en flammes.


Chanson italienne – Miniera – Gianmaria Testa – 2006

Version française – La Mine en flammes – Marco Valdo M.I. – 2008


Même si j'ai indiqué « chanson : Gianmaria Testa », car il s'agit bien d'une chanson chantée par lui en 2006, Miniera n’est pas une chanson de Gianmaria Testa, mais il la fait sienne tant elle lui colle à la peau. Il avait été écrite par Bixio et Cherubini en 1927.

1927, comme les choses ont peu évolué et comme cette chanson reste collée à la réalité de la mine ... Ici, ailleurs, en Pologne, en Afrique du Sud, en Amérique latine, en Chine....

 



Les frères Ghirardelli - Romsée 1955

 


Alors que dans chaque auberge mexicaine

ils dansent tous au son de l'hawaienne

Un chant vient de loin, si effroyablement triste.

C'est le mineur brun là-bas émigré.

Sa chanson est le chant d'un exilé.

Ciel d'étoiles, ciel couleur de mer

Tu es le même ciel que sur ma terre

Ramène-moi en rêve vers ma patrie

Rapporte-lui un cœur qui meurt de nostalgie


Dans la mine, tout est en flammes

Pleurent enfants, sœurs, mères et femmes

Mais le mineur au visage brun subitement

dit aux sauveteurs, si chacun est chancelant

J'irai seul en bas moi que personne n'attend



et dans la nuit, un cri soulève les cœurs

Mammas, ils sont saufs, ils reviennent, les mineurs

Il manque seulement celui au visage brun

Mais pour le sauver lui, il n'y en a aucun.

Ciel d'étoiles, ciel couleurs de mer

Tu es le même ciel que sur ma terre

Ramène-moi en rêve vers ma patrie

Porte-lui mon cœur qui meurt de nostalgie.


Semeurs de grain.


Chanson italienne – Seminatori di grano – Gianmaria Testa – 2006

Version française – Semeurs de grain – Marco Valdo M.I. – 2008



Ils sont arrivés qu'il faisait jour

des hommes et des femmes sur le plateau

d'un pas lent, silencieux, précautionneux

des semeurs de grain.

Et ils ont cherché ce qu'il n'y avait pas

entre la décharge et la voie ferrée.

Et ils ont cherché ce qu'il n'y avait pas,

derrière les jumelles de la police

et ils sont serré leurs mains et leurs yeux au vent

avant de s'en aller.


Jusqu'à la route et avec la nuit autour

sont arrivés du plateau

des hommes et des femmes avec le regard absorbé

des semeurs de grain.


Et ils ont laissé ce qu'il n'y avait pas

à la décharge et à la voie ferrée.

Et ils ont laissé ce qu'il n'y avait pas

aux yeux liquides de la police

et ils ont déserré leurs mains face au vent.

Qui les emportait.



Une barque sombre

Chanson italienne – Una barca scura – Gianmaria Testa – 2006

Version française - Une barque sombre – Marco Valdo M.I. – 2008


Petite note sur le titre et sa traduction en langue française : si l'on s'en tient à une traduction strictement littérale, on pourrait traduire una barca scura par une barque obscure ou une barque foncée. Le choix de traduire par une barque sombre tient à la subite ambiguïté du titre qui renvoie à la nuit, à la cécité, mais aussi et en même temps, à une variante du verbe sombrer, couler au fond, ce qui est précisément ce qui doit être porté au jour.


Au fond de la mer chante

Une sirène.

Toute la nuit, elle chante

et chante doucement,

pour qui veut l'entendre

Elle s'entend à peine.

Au fond de la mer chante

Une sirène

et au milieu de la mer va

une barque sombre

qui a perdu le vent, perdu

par sa voile

et qui l'attend

l'attend encore.


Au milieu de la mer va

une barque sombre,

au fond de la mer.

Au fond de la mer profonde

je laisse ma chanson qui ne console pas

pour celui qui est parti et a quitté le monde

au fond de la mer.

Au fond de la mer.

Au fond.

 


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14 juillet 2008 1 14 /07 /juillet /2008 23:35

Tiens te voilà toi, je suis content de te voir, dit Lucien, l'âne aux pieds légers qui tel l'Hermès antique (et pas un sac de farine – car tout fait farine à certains moulins – ou d'oseille recyclée), se mue parfois en messager. Tu sais, Marco Valdo M.I., les journées sont parfois longues, surtout en été par ici. Tu viens vers le soir me tenir compagnie, mais que faire le reste du jour ?

 

Salut, Lucien, mon ami aux pieds légers comme ceux d'Hermès qui avait des ailes aux talons. Les jours sont longs. Certains sont plus longs que d'autres. Aujourd'hui par exemple, je n'ai même pas pu faire de sieste. C'est effrayant. À ce propos, je veux dire à propos de sieste, sais-tu et je dis çà pour la beauté de la chose et pour encourager le monde à la faire sans être gêné le moins du monde que la sieste se situe généralement aux heures les plus chaudes du jour et généralement après une petite collation.

 

Oui, je vois, dit l'âne. C'est à ce moment que je cherche l'ombre d'un cimier et que j'ai une furieuse envie de somme. Car depuis que je suis un âne – et entre nous, ça fait bien longtemps, comme tu le sais - je suis une bête de somme. Tu vois les dessous de la langue. Les hommes ont toujours pensé que nous les ânes nous étions des bêtes de somme car nous avions le goût de travailler comme des bêtes, de porter des charges exagérées et ainsi de suite. C'était de la pure menterie, c'était pour camoufler notre esclavage sous un mot. D'ailleurs, toi qui as lu et connais fort bien Carlo Levi, tu te souviens de ce que disaient les paysans de Lucanie : « Noi, non siamo cristiani, siamo somari... » Nous, nous ne sommes pas des chrétiens (c'est-à-dire des hommes – tu vois ici aussi, le résultat de la propagande – assimiler homme à chrétien est un peu abusif, c'est le moins qu'on puisse en penser; ce serait comme par exemple réduire l'Europe à la chrétienté). Mon interprétation d'âne, qui n'aime décidément pas le bât, j'admets d'ailleurs par avance que c'est là une interprétation quelque peu révolutionnaire, est que les paysans parlaient d'une bouche d'or, ils parlaient de leur idéal : ils voulaient comme nous les ânes être des somari, c'est-à-dire des bêtes de somme, en clair, des ardents partisans du roupillon, de la sieste et de tout repos généralement quelconque. L'âne est d'ailleurs un animal de tout repos. Il suffit de voir nos réticences à l'effort intensif. Nous les ânes, nous revendiquons hautement le droit à la paresse.

 

Ô, mon ami Lucien, tu me réjouis. Tu sais combien notre monde... Enfin, je veux dire, le monde dans lequel nous vivons – mais à la vérité, je pense bien que ce n'est pas du tout notre monde, mais leur monde, le monde de ceux qui possèdent et accaparent ou plutôt, accaparent et dès lors, possèdent et le pouvoir et les richesses. Il y a deux mondes : celui des puissants, des riches, des arrogants... qui font les lois et se croient investis (ou font semblant de le croire) de pouvoirs et de l'autre côté, celui des pauvres, des faibles, des modestes, des discrets... Et globalement (globalisation oblige !) , le premier étouffe, écrase, éteint le second. Enfin bref, je voulais seulement dire le monde dans lequel on vit est malade du travail, de la production, de la croissance... et toutes ces fariboles. Dès lors, plus on produit... plus on crève. Plus ce monde est riche, plus s'accroît la pauvreté. Note que c'est normal, si l'on y réfléchit bien. C'est d'une logique infernale. Il ne peut y avoir de richesse, s'il n'y a pas de pauvreté. Tu me suis, Lucien mon ami.

 

Oui, oui, dit Lucien l'âne en agitant ses oreilles comme des ailes de colibri, j'ai parfaitement saisi. C'est logique, en effet. La richesse n'existe pas en soi, pas plus que la pauvreté. Ce sont des notions relatives et même, relatives l'une à l'autre. Et si l'on considère ces deux pôles de la même chose : on peut définir le pauvre comme celui qui n'est pas riche et le riche comme celui qui n'est pas pauvre. Est-ce bien çà ? Ai-je bien compris ?

 

Tout à fait, Lucien, mon ami. Tu as toutes les chances de finir prix Nobel d'économie. Tu serais sans doute le premier âne qui serait qualifié d'économiste. On ne peut évidemment pas inverser la proposition, car ça fait bien longtemps qu'on qualifie les économistes d'ânes... Mais c'est dans une autre acception, bien entendu. Autrement, ce serait vraiment méchant pour les ânes. Tu vois donc comme les mots sont mouvants et amphibologiques.

 

Ah ! Ah!, dit Lucien, imitant Bosse de Nage le singe. Tu veux dire polysémiques...

 

Exactement, mon bon ami aux pieds légers comme des papillons volant à la tramontane. Donc, il ne peut y avoir de richesse s'il n'y a pas de pauvreté et même, crois-moi sur ce point, la richesse est directement proportionnelle à la pauvreté. Plus la richesse est grande, plus la pauvreté doit être grande. Dès lors, et c'est là le malheur de toute notre espèce, plus certains veulent être riches, plus d'autres doivent être pauvres et plus pauvres. C'est le côté pervers de la chose. Mais, voilà Lucien, tu m'as éloigné de mon intention qui était de te raconter un épisode de l'histoire d'Achtung Banditen. Il me faut y revenir, si tu veux bien.

 

Et comment que je veux... mon vieux. J'aime cette histoire et je suis venu tout spécialement pour l'écouter et pas pour entendre tes divagations sur la richesse et la pauvreté. Quoique...

 

Alors, où en étions-nous restés la dernière fois... Au bord de la mer, si je m'en souviens bien. Reprenons à cet endroit du récit. Et maintenant, ne m'interromps que si tu en sens un besoin impérieux ou si tu veux faire un commentaire pressant, sinon laisse-moi aller à mon allure. Je commence.

 

 

Suite du récit d'Achtung Banditen.

 

Marco Camenisch avait, après une longue cavale, été arrêté, somme toute par une malchance ou par un coup du sort. Peccato !, disent les Italiens. Il te souviendra qu'au cours de son arrestation, il avait été blessé au genou et laissé assez longtemps à terre sans soins. Nous le retrouvons maintenant à Pise où il est emmené. Nous sommes le 25 novembre 1991. À partir d'ici, c'est lui qui parle.

 

A la caserne, j’ai peur, je tremble de froid et un peu plus tard, on me donne une couverture. Quelqu’un dit : « C’est toujours un être humain, même s’il a tiré sur les carabiniers. » Un certain Angelo pense que je suis Sarde et il cherche à fraterniser. Je demande un magistrat pour faire une déclaration. Il en arrive un et il dit que si je parle, la Magistrature de Massa sera reconnaissante. Je lui demande de s’identifier et je lui dis que je dois pisser. « Il doit pisser ! », crie-t-il à la cantonade et avant de partir, il me signale qu’on me mettra sur le dos tous les pylônes tombés d’Italie. Mon intimidateur Antino vient me trouver avec ses collègues du bureau politique de la questure. Il s’amuse à me foutre ses immondes mains dans le visage, il m’appelle avec affabilité « écologiste ». Parmi tous ces « éléments » que j’ai rencontrés, c’est celui qui m’a révulsé le plus… Ils tentent inutilement de connaître mon identité et ils ouvrent l’espion de la cellule pour me faire entendre le passage à tabac de Giancarlo : ils le frappent aussi aux testicules et le menacent : « Maintenant, tu dois nous dire qui est celui-là… » J’entends des machines à écrire, le pleur désespéré d’une femme, des interrogatoires… Et je pense à l’école de la Marine Militaire de Pinochet au Chili.

 

Oh, oh, dit Lucien l'âne qui tremble d'indignation. Il y a de l'ambiance. Tu me disais que ça se passait où çà ? Dans un pays civilisé ? C'est à peine croyable. Bien sûr, nous les ânes, on a l'habitude que les hommes nous frappent, nous humilient, nous blessent, nous insultent... Mais entre eux... En somme, l'ignominie n'a pas de frontières.

 

Bon, bon, calme-toi, où je n'arriverai pas au bout de mon récit ou plutôt, du récit de Marco Camenisch. À propos, l'ami dont je te parlais, celui dont on a dit qu'il était cité dans le livre, c'est ce Giancarlo que les « agents de la force publique » passent à tabac, menacent et frappent dans les testicules... En clair, dans les couilles. Rassure-toi, depuis lors, Giancarlo a réussi à faire un enfant... À nouveau, c'est Marco Camenisch qui parle.

 

En ambulance, ils me transfèrent à la prison de Massa. Le médecin refuse de m’accueillir en prison, il ne veut pas en prendre la responsabilité, il dit que je dois être opéré et qu’ayant été blessé par une arme à feu, je suis tout à fait en danger de mort. On me conduit à l’hôpital. L’ambulancier, très correct, ex-carabinier, me dit : «  Pas de coup de tête, sinon ils te tuent, ils n’attendent que çà. » J’entends les flics et leurs menaces. « Dès que nous sommes seuls, nous l’assommons, nous le torturons… » Je réponds à l’ambulancier. « Vous les avez entendus vous aussi, si je ne devais pas sortir vivant d’ici… » A l’hôpital, on me visite d’abord en présence des policiers, puis les carabiniers s’organisent. Ils se préparent à un « coup de main » avec mitraillettes, pistolets, gilets pare-balles. Ils finissent par connaître mon identité et mes antécédents et leur agression verbale à mon égard augmente avec ses commentaires innombrables et peu imaginatifs à propos de mon visage. Le premier orthopédiste se refuse à me soigner d'accord avec eux et poussé par les lourdes insultes de l’Arme. On me fait un traitement d’anticoagulants et d’antibiotiques.

Dans la prison de Massa, je vois enfin des visages qui expriment respect et solidarité. A l’infirmerie, c’est Ovidio de Bedizzano qui me garde et me traite gentiment et me procure plus que le nécessaire pour me vêtir et me nourrir. La nourriture est bonne, pas comme à l’hôpital où elle arrivait froide et très contrôlée. Les détenus me conseillent le choix de l’avocat Focacci qui m’a fait une bonne impression quand je l’ai vu défendre Giancarlo devant le juge Lama. Celui-ci me semble une « brave personne », même s’il se trouve de l’autre côté. Qui sait s’il ne préfère pas le « terroriste » aux vautours… A Pise, j’attends la rencontre avec ma mère et j’espère que son arrivée ne coïncidera pas avec mon intervention chirurgicale. Après des années de fuite, je désire cette rencontre et je la crains en même temps.

 

Fin du récit de Marco Camenisch. Je te fais juste un petit commentaire pour resituer un peu les choses avec sa mère. En fait, Marco Camenisch attend la rencontre avec sa mère avec une impatience énorme. D'abord, car c'est un homme blessé, un homme aussi qui est seul, loin de son pays, dans une prison. En plus, il faut se souvenir qu'il est en exil depuis près de dix ans et qu'il n'a pas vu sa mère durant toute cette période.

 

Je comprends bien tout ça, dit l'âne avec des yeux bien mouillés comme une prairie enduite de rosée. J'en suis tout malheureux pour lui et en même temps, je me réjouis aussi qu'il puisse enfin retrouver sa mère.

 

Tu es un sentimental, toi, Lucien. Mais pour la rencontre avec sa maman, il te faudra attendre l'épisode suivant.

 





 

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13 juillet 2008 7 13 /07 /juillet /2008 20:52

 

Y avait trois goutt's de sang
Qui faisaient comm' un' fleur :
Comm' un p'tit coqu'licot, mon âme !
Un tout p'tit coqu'licot.

Texte chanté par
Mouloudji
Paroles: Raymond Asso
Musique: Claude Valéry
1951

 

L'âne était déjà au lieu habituel des rencontres avec Marco Valdo M.I.

Marco Valdo M.I. n'était pas en retard, simplement l'âne était arrivé un peu ou beaucoup plus tôt et il attendait en mangeant les chiendents, les marguerites et même des coquelicots qui poussaient là sur le bord du chemin.

 

Salut, dit Lucien en mâchouillant encore une touffe particulièrement coriace. Excuse-moi, je termine, mais c'est assez dur à mâcher, même si c'est vraiment très bon. Tu devrais essayer...

 

Oh, ciao Lucien, dit Marco Valdo M.I. Merci beaucoup, mais je ne mange pas d'herbes. Cependant, que manges-tu avec une telle délectation ?

 

Ben, c'est tout simplement de gros chardons qui poussaient dans la prairie voisine. Elle n'est plus entretenue depuis longtemps et les chardons sont revenus. Et moi, j'aime beaucoup les chardons; je suis d'ailleurs le seul à pâturer là.

 

Je me demande bien quel goût les chardons peuvent avoir dans la bouche d'un âne. En fait, je dois me résigner, je ne le saurai jamais...

 

Oh, que dis-tu là, ne vas pas si vite, dit l'âne en relevant brusquement la tête et en faisant un pas leste vers Marco Valdo M.I. Tu t'avances, à mon avis, un peu imprudemment.

 

Que veux-tu dire ?, dit Marco Valdo M.I., vraiment intrigué par la réponse de son ami.

 

Mais enfin, Marco Valdo M.I., ne sais-tu pas à qui tu parles ? Où as-tu la tête, mon ami ?

 

Quoi ? Dit Marco Valdo M.I., un peu désarçonné.

 

Mais Marco Valdo M.I., dit l'âne en le poussant du museau, ne te souviens-tu pas de mon aventure. Crois-en mon expérience, je n'aurais jamais imaginé non plus de pouvoir goûter les chardons dans la bouche d'un âne. Et pourtant... Cela dit, ça m'a sauvé la vie; je serais resté bêtement Lucien l'homme et, je ne serais pas là pour deviser avec toi.

 

Oui, oui, dit Marco Valdo M.I., un peu embarrassé quand même. Disons que je ne connais pas le goût du chardon dans la bouche d'un âne et que, pour l'instant, hic et nunc, je ne peux le connaître, n'étant pas un âne au sens biologique du terme. Cela dit, comment vas-tu ?

 

Moi, ça va, ça va, plutôt bien comme tu vois, Marco Valdo M.I. : je me régale, il ne pleut pas, tu es là et tu vas me conter une histoire. Achtung Banditen ? Ou autre chose ?

 

Tu as bien deviné, Lucien, mon bon ami; ce sera autre chose et peut-être même, te ferais-je une surprise après, si j'ai le temps... Car tu le sais, tout cela demande du temps.

 

Oh oui, que je le sais et en plus, il faut savoir le faire. Par exemple, moi qui suis un âne, à mon corps défendant, certes, mais un âne quand même, je suis dès lors une espèce d'ongulé... Tu le sais cela que je me promène, comme tous les ongulés, sur mes ongles... Et bien sûr, comment veux-tu, Marco Valdo M.I., que je tapote sur un clavier avec de pareils doigts... Ou alors, il faudrait un clavier spécial et je devrais bêtement m'asseoir sur mon derrière. À quoi donc je ressemblerais et que ferais-je de ma queue ?

 

Pour ta queue, mon bon Lucien, tu pourrais faire comme les chats qui l'enroulent vers l'avant, dit Marco Valdo M.I..

 

Attends, dit Lucien, on voit bien que tu n'es pas un âne biologiquement parlant, car si tu étais un âne, tu ne dirais pas de pareilles âneries... Maintenant, dis-moi, Marco Valdo M.I., que vas-tu me raconter ou de quoi vas-tu me parler ?

 

Et bien voilà, j'ai traduit aujourd'hui une chanson italienne qui m'a beaucoup ému et même entièrement bouleversé et qui raconte et rappelle l'histoire d'un jeune Catalan du Sud des Pyrénées, un jeune Catalan de Barcelone qui fut assassiné à l'âge de 24 ans par le bourreau de Franco la Muerte. Il s'appelait, ce jeune homme qui avait tout pour faire une vie belle et joyeuse, peut-être ardue et difficile, mais joyeuse, Salvador Puig Antich. Rappelle-toi la chanson de Léo Ferré « Et qu'ils se tiennent bien, bras dessus bras dessous, joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout, les anarchistes... » Car, en effet, Salvador Puig Antich était anarchiste; c'est assez fréquent à Barcelone... Et c'est bien pour ça qu'on l'a garrotté... c'est-à-dire étouffé, puis tué en serrant un collier de fer... Rien que d'y repenser, à chaque fois que j'y repense mon cœur saigne et j'entre dans une sainte colère froide, mais plus froide qu'un soir d'hiver au nord de Sakhaline.

 

Alors, Marco Valdo M.I., dis-la moi cette histoire et parle-moi d'abord de ce jeune homme.

 

Je te montre d'abord sa photo, histoire de te faire une idée de sa beauté et de sa jeunesse. J'ai un peu l'impression que ç'aurait pu être mon frère et comme chante Barbara... « Si la photo est bonne... » et je ne sais si tu connais cette chanson, mais rapportée ici, elle sonne étrangement. Tu sais, Barbara, la dame en noir qui chantait si bien, à te faire frémir jusque dans les orteils. Dans cette chanson-là, il y a ce passage – il faut savoir que c'est la femme d'un président de république qui est sensée chanter...( n'y vois aucune allusion , quoique... elle pourrait peut-être servir à quelque chose, celle-là. Évidemment, Madame Petrella n'est pas un beau jeune homme...) – il y a donc de passage d'une ironie cinglante: Moi qui suis femme de président, J'en ai pas moins de cœur pour autant, De voir tomber des têtes, A la fin, ça m'embête... Moi aussi, à la fin, ça m'embête de voir écraser les hommes qui ont au cœur la flamme pure et tranquille de la liberté... et celle de la justice sociale. Justice et liberté, retiens bien ça.

 

Évidemment, dit l'âne noir en se cambrant, nous les ânes, ça nous embête aussi et nous pensons d'ailleurs, qu'à moins d'être une sorte de sadique intégral, on ne saurait – au moins pour un âne – sentir les choses différemment.

 

Une dernière chose cependant, dit Marco Valdo M.I., l'histoire de Salvador Puig Antich par bien des aspects recoupe celle de Marco Camenisch. Enfin, tu verras par toi-même. Allons-y, maintenant.

 

 

 

 

 

 

Le 2 mars 1974, au matin, meurt Salvador PUIG ANTICH, garrotté à la prison Model de Barcelone, à l'âge de 24 ans.

Salvador Puig Antich (Barcelone, 30 mai 1948 – Barcelone, 2 mars 1974) était un anarchiste catalan, militant du groupe antifranquiste MIL ( 'El Movimiento Ibérico de Liberación - Movimento Iberico di Liberazione).
Le M.I.L (Mouvement Ibérique de Libération), né dans les années 70, pratiquait - entre autres - l'expropriation politique, dans une Espagne étouffée sous le joug du franquisme. Ce mouvement libertaire de guérilla urbaine ne fit jamais couler le sang.
Salvador Puig Antich est arrêté le 25 septembre 1973, quelques mois après l'auto-dissolution du M.I.L, et lors de son arrestation, il est grièvement blessé à la tête. Un sous-inspecteur de police est tué dans la confusion (sans doute par un autre policier). Le 7 janvier 1974, la peine de mort est néanmoins requise contre le jeune militant, malgré d'évidents vices de forme. Partout en Europe (et jusqu'en Argentine) on se mobilise pour demander sa libération. A Toulouse, des affrontements ont lieu devant le consulat Espagnol avec la police. Mais Salvador Puig Antich sera malgré tout garrotté. Le garrot est un instrument simple, composé d’une vis qui permet à deux morceaux de métal en forme de collier de se réunir. Suivant la vitesse que donne le bourreau, on est d’abord étouffé, puis les vertèbres cervicales sont brisées. Le terme juridique officiel était " a garrote lento" en souvenir du temps où les juges faisaient durer le supplice.

Quand il vit le garrot, il dit "même ça, c’est de la merde !" Il refusa qu’on l’attache et qu’on lui mette une cagoule. Le bourreau l'exécuta, sans bruit.

En Espagne, la réaction d’une bonne partie des travailleurs - bien que les organisations politiques n’aient guère protesté et aucunement manifesté - fut de faire grève pour montrer leur indignation. Ce fut le cas à Barcelone, à Madrid, à Valladolid.

Une troupe de théâtre catalan - celle de Boadella - reconstitua sa mort dans une pièce qui fut interdite par l’armée, en 1976-77 avec arrestation de Boadella (qui s’évada, passa en France, puis fut amnistié).

Francisco Paulino Hermenegildo Teódulo Franco y Bahamonde Salgado Pardo de Andrade, plus couramment appelé général Franco ou comme dit Léo Ferré et bon nombre d'Espagnols qu'il a terrorisé pendant si longtemps : FRANCO LA MUERTE né le 4 décembre 1892 à Ferrol (Galice) était décédé le 20 novembre 1975 à Madrid ; il avait obstinément refusé la grâce du condamné et avait poussé sa vindicte haineuse jusqu'à interdire que son nom figure sur sa tombe. Ce fut seulement en 1978 que la famille de Salvador Puig Antich a eu le droit de le faire.

Parmi les membres du MIL, révoltés par cet assassinat légal, un certain Jean-Marc Rouillan allait fonder en France quelques années plus tard Action directe...

« Ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place... »

Ainsi continue la guerre de libération sociale...

Ora e sempre : Resistenza !

 

 

 

Ballade pour Salvador Puig Antich

 

 

 

Ils ont immolé Salvador en l'étranglant petit à petit.
À présent, sa main est roide, mais lui est encore avec nous ici
Ils ont immolé Salvador mais ce fut lui le plus fort,

Il a défié ces nazis en souriant dans sa mort.
La nuit, il n'a pas pleuré et elle ne le fit pas trembler
et au matin ses sœurs cherchèrent à le consoler.
Mais compagnon Salvador à quoi penseras-tu
quand le fer criminel t'aura lentement étouffé ?
Auras-tu revu en un moment ta vie brève
et hurlé ta rage avec ta voix désormais exténuée ?
Ils ont massacré Salvador en l'étranglant petit à petit.
À présent, sa main est roide, mais lui est encore parmi nous ici.
De la cellule obscure et sombre, il ne voyait pas le ciel ni le soleil,
Puis, il les vit d'une courette peu avant de mourir.
Le garrot ensanglanté hurle haine et vengeance.
Des fleurs rouges sur sa tombe et déjà explosent les bombes.
Déjà tes compagnons, dans la nuit à Bilbao et à Madrid,
Insoucieux de la terreur, crient Vive Salvador !

Ils ont immolé Salvador en l'étranglant petit à petit.

À présent, sa main est roide, mais lui est encore avec nous ici

 

Chanson italienne – Ballata per Salvadore Puig Antich – Marco Chiavistrelli

Version française – Ballade pour Savaldore Puig Antich – Marco Valdo M.I. – 2008

 

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12 juillet 2008 6 12 /07 /juillet /2008 22:29

L'âne arrivait d'un pas lent, chargé d'une mélancolique exubérance. Il avançait précautionneusement comme s'il craignait de se blesser. Pour le reste, il avait l'air assez distrait.


Ho, Lucien, cria Marco Valdo M.I., d'où reviens-tu comme ça, d'un enterrement ?


C'est à peu près ça, dit Lucien en chopant au passage une grande marguerite qui poussait toute seule dans le talus. Je veux dire que j'ai une humeur aussi joyeuse que si j'avais passé la journée à enterrer des gens. Mais heureusement, je ne suis pas l'âne d'un fossoyeur. Simplement, il y a des jours comme ça où, même les ânes, ont le vague à l'âne. Non, non, ne fais pas ces yeux-là et ce regard-là, ce n'est pas une erreur. Chez les ânes, on dit avoir le vague à l'âne. Et c'est une situation embarrassante pour un âne, car avec un vague à l'âne, on n'a plus le pied sûr et on titube comme un qui en aurait tant bu. Mais en réalité, c'est juste une question d'humeur. Tu vois, ce n'est pas parce qu'on est un âne qu'on n'a pas de sentiments.


Arrête, Lucien, je sais bien que sous ta peau d'âne, tu caches un être sensible. Mais réjouis-toi, je vais te conter un peu de cette histoire des Achtung Banditen !


C'est bien pour ça que je suis venu et ça m'a manqué depuis quelques jours. Il y avait là comme un manque, comme un creux qu'il fallait combler. Me voilà, tout réjoui. Commence, je t'en prie.


Tu te souviens bien, Lucien, que j'avais été assez étonné, stupéfait même lorsque j'avais trouvé sur un étal de libraire ambulant un deuxième livre qui portait ce même titre d'Achtung Banditen ! Et bien, mon bon ami, des Achtung Banditen !, il y en a bien d'autres encore. Je ne les ai pas recensés et je n'ai d'ailleurs pas l'intention de le faire, mais il y en a au moins un de plus, de Massimo Biagioni, qui raconte l'histoire du massacre de Pontassieve en Toscane par les troupes allemandes, le 8 juin 1944. Cela dit, je reviens au livre de Piero Tognoli sur Marco Camenisch. Te souviens-tu de la couverture que je t'ai montrée et du dessin qui l'illustre...


Oui, évidemment. C'est très coloré et intéressant graphiquement. Et que dois-je en conclure?


Voilà, ce dessin est aussi une fameuse indication sur le contenu du livre et de l'aventure humaine qu'il raconte. D'ailleurs, je te le remontre :







On y distingue à l'avant-plan un personnage à vélo (et pas sur un vélo de luxe...), disons que ce serait l'écolo Camenisch, on y distingue des montagnes, ce sont les Alpes et on y voit des tours de refroidissement qu'on trouve dans les centrales nucléaires. Elles sont surmontées d'une sorte de pieuvre noire, c'est la pollution.

D'ailleurs, je te montre une photo de ces fameuses tours; elles se ressemblent toutes.


 


 

 




En quelque sorte, le décor du premier acte est planté.


Marco Camenisch est né dans les Alpes et il a mal supporté cette pieuvre noire et son nid. Écologiste convaincu et comme tu sais, radical, il a entrepris de lutter contre elle. Je ne sais trop si la méthode qu'il a utilisée était la bonne, mais ce que je sais c'est qu'il a eu le courage de lutter pour défendre notre humanité et notre planète contre la destruction qui s'accomplit au jour le jour. Il l'a fait, il y a plus de vingt-cinq ans et n'a pas cessé son combat depuis.


En somme, dit Lucien l'âne aux yeux et au pelage de charbon, c'est une sorte de martyr de l'écologie et persécuté comme tel depuis plus d'un quart de siècle.


On peut dire les choses ainsi, en effet. Maintenant, je te livre un extrait de son livre où Marco Camenisch se présente lui-même.

« Je suis un berger, paysan et chasseur des Alpes Rhétiques, résidu d’un génocide consommé par le même ennemi qui, au cours des siècles, a détruit presque toute ma terre.... Mes parents m’enseignèrent un sentiment et un besoin profond de justice, la contradiction entre richesse et pauvreté, pouvoir et impuissance. Mon développement vers une critique radicale n’a pas eu lieu à l’intérieur d’une militance antinucléaire spécifique, mais ce fut un parcours souvent autodidacte, long et irrégulier, à partir de mon enfance... »

Et de fait, la démarche de Camenisch est complexe et marquée par des étapes de réflexion qu'il serait bien long de reprendre ici. Je garderai pour toi quelques phrases qui sont comme des intuitions profondes de ce qu'est l'humain et des conditions de la survie planétaire. Voici :

Il s'agit d'échapper au rapport forcé de complicité et de dépendance avec ce monde moderne et de sortir de la tiède mixture toxique de la modernité, d'aller en des lieux où rien ni personne ne nous guidera, en un lieu sans sécurité, à ce lieu de la responsabilité à la première personne, par le refus de la soumission, avec toutes ses conséquences. La liberté est dure et périlleuse. Et il n’y a pas de vie après la mort. Par crainte de la vie, souvent nous nous résignons à l’anéantissement dans la servitude.

Tu vois ce que je t'ai dit ici, c'est juste pour te donner une idée. Si tu veux en savoir plus long, le livre existe, mais crois-moi, il n'est pas simple à traduire, ni pas toujours facile à comprendre.


Mais revenons à la présentation de Camenisch par lui-même, car elle est éclairante : « Je naquis à Schiers, dans le canton des Grisons (le 21 janvier 1952), durant un des fréquents déménagements familiaux d’une frontière à l’autre, mon père étant garde-frontière. Loin de tout chaos citadin, j’appris humblement à grandir avec un sentiment de gratitude envers la vie.

Chez l’étudiant bohème, le refus grandit d’un système scolastique fondé sur les mécanismes de l’exploitation et de la méritocratie. Après l’école agricole de Planthof, je contestai l’agriculture industrielle moderne et mécanisée, qui est née comme un appendice de l’industrie chimique et mécanique...

Je commençai une activité dans l’alpage en tentant de rétablir une vie naturelle, mais je ne réussis pas à vivre l’illusion de l’île heureuse car la pourriture de ce monde civilisé te rejoins. Les oasis heureuses n’existent pas et la solitude des Alpes ne satisfit pas les besoins de mon esprit social rebelle. Ce fut le moment de descendre dans la vallée et d’affronter les cadavres vivants qui comprennent seulement la langue de l’argent, de la richesse, du pouvoir, de la loi et des canons. Je décidai donc de retourner leurs canons contre eux. »

Il passe alors à l'action contre les centrales électriques nucléaires... et fait sauter un pylône et des transformateurs électriques. Trahi, dénoncé par le fournisseur d'explosifs, il écope de dix ans de prison ferme. Comme quoi, les Suisses ne sont pas les gens tranquilles et pondérés qu'on imagine et la répression est féroce en ce pays.

Ces événements se déroulent en 1979 et en 1981, Marco Camenisch s'échappe de la prison et se réfugie en Italie... où il vit sous un nom d'emprunt et travaille dans une imprimerie dans la région de Carrare, région célèbre par son esprit de résistance.

En 1989, à la mort de son père, Marco revient dans son village de Brusio dans les Grisons; seulement deux mois après l'enterrement sachant que la police l'attendait aux funérailles. Ce même jour, le 3 décembre, dans le même  village, un garde-frontière est tué de trois balles de pistolet. Marco se trouve à ce moment chez le pasteur de l'église évangélique du village qui le ramène de l'autre côté de la frontière. À l'heure actuelle, Marco Camenisch clame toujours son innocence quant à ce meurtre et selon ses défenseurs, lors des analyses balistiques faites des années plus tard ne seraient pas des plus objectives et l'incrimineraient à tort.

Deux ans plus tard, le 5 novembre 1991, à l'occasion d'une promenade au bord de mer, il est arrêté dans des circonstances dramatiques. Marco raconte lui-même cet épisode :

« Dans cet après-midi encore tiède de novembre, avec le cœur ravi par chaque minute de cette vraie vie et de cette liberté authentique, j’étais désormais préparé depuis des années à finir ma longue course fugitive, vif ou mort et peut-être tendu sur le fil entre la fin d’un temps et le début d’un autre. Après le repas, je propose à Giancarlo quelques pas pour aller boire un café digestif au bord de mer du Cinquale et nous conversions en marchant sur la petite route tranquille entre des champs et des villas de vacance vides. La brise de la mer flottait dans l’air en se confondant avec les odeurs des champs et les gaz d’échappement des automobiles étaient encore loin. A mon côté, trottait une petite chienne noire qui m’avait connu dans les montagnes ; elle aussi errait et elle avait décidé de m’adopter. Et voici une automobile, une auto bleue, ma malédiction.

Ils s’arrêtent et l’adrénaline monte à mille. Un descend lentement et demande nos papiers. Giancarlo tend les siens plutôt énervé. Puis, c’est mon tour. « Salopards… », pensé-je presque résigné et avec un calme rageur, j’extrais de la gaine de ma ceinture mes « papiers ». Ma carte d’identité est un vieux pistolet semi-automatique Browning bifilaire 9 mm, un souvenir belliqueux du 2ième Massacre mondial, et je pointe menaçant sur le carabinier stupéfait.

Ou ça passe ou ça casse ! Mon intention est de m’éloigner après les avoir désarmés, mais le robocop inconscient que j’ai devant moi cherche à dégainer à son tour. Je lui tire deux balles dans le bras pour l’immobiliser et tandis qu’il tombe, je mets en joue celui resté dans l’auto bleue, mais il est déjà en train de se jeter en dehors de l’habitacle. Giancarlo bouleversé et pris de panique s’enfuit, plus loin un paysan terrorisé se cache derrière son Ape. Le carabinier blessé se relève et se cache devant l’auto avec son collègue tandis que de derrière, je crible la voiture pour les retenir là. Pour sortir de l’impasse, je me jette en tirant vers le fossé de l’autre côté de la petite route. Catastrophe ! L’automatique s’enraye… Va te fier à la technologie ! Les carabiniers cachés devant l’auto, concentrés, tirent à deux mains en s’appuyant sur le capot. Je sens un petit coup sec au genou droit et l’os de ma jambe se met à vibrer comme la corde hypertendue d’un violon. Les deux jambes coupées, je m’affale sur mes genoux, je lève mon arme enrayée, je dis « je me rends » et je reste étendu au sol. Je suis sous le choc et je ne sens aucune douleur. Mère Nature est généreuse et sage et elle ne donne pas de douleurs inutiles. Avec mes sens aiguisés et sélectifs au maximum, je vis seulement un splendide détachement du monde presque euphorique. Ce fut tellement rapide que je l’ai perçu comme en dehors du temps, au ralenti. Je me demande si je suis sur le point de passer de cette vie désormais mûre à un autre voyage, que je pressens très beau. Et je me demande quel autre plomb m’a traversé le corps. Mais presque contrarié, je sens que le moment n’est pas arrivé. Plus résigné que soulagé, je me dis que j’aurai encore des choses à faire, à donner et à recevoir dans cette vie. J’entends les sirènes toujours plus proches.

Je suis leur prisonnier et blessé sur l’asphalte. Pour cela, peut-être, ils ne me frappent pas. Un carabinier en civil parmi les plus agités, qui semble bourré de coca, éclate : « Mais il y a un chien mort ici ». Je me souviens de la petite chienne et je sens un coup au cœur. C’est comme si elle était venue se sacrifier pour moi… Il me place un canon de pistolet sur la tête et je dis avec rage « Mais tire donc ! » Interdit, il se relève, il se tourne vers les autres et il s’exclame avec une stupeur respectueuse : « Il m’a dit de le flinguer ! » Quand ils voient les grenades dans mon sac, je m’amuse à les voir fuir comme une nuée de passereaux après un coup de fusil…

Je reste à terre longtemps, pendant que l’ambulance transporte leur blessé. L’équipage de la seconde ambulance se dispute avec les flics qui interdisent de m’emmener. L’habituel excité menace de me flinguer si je bouge et il me demande : « Mais tu n’es pas encore mort ? » Puis, on me charge avec les menottes très serrées sous le poids du corps. Aux urgences, l’attitude du personnel et du médecin est celle de parfaits carabiniers. Lors des différents transbordements des civières aux lits, certains se comportent bien, d’autres s’amusent à faire tomber mes jambes blessées en cherchant sadiquement à provoquer des grimaces de douleur. Il me déplaît de les décevoir mais je ne ressens aucune douleur. Grande peine, pour eux. »


Et la suite à la prochaine fois.


Oh ! dit l'âne, ça me touche beaucoup cette histoire, un peu comme quand j'ai entendu parler de Sacco et Vanzetti... Je voudrais connaître la suite....


Il faudra être un peu patient, Marco Camenisch doit bien l'être, lui qui est toujours en prison depuis ce jour-là.... et pas dans des conditions humainement acceptables. C'est aussi une des raisons de faire connaître cette histoire, comme l'avait fait Voltaire pour Jean Calas et Emile Zola pour le lieutenant Dreyfus. Enfin, le fait que Marco Camenisch soit encore en prison actuellement montre qu'il ne s'est pas suicidé ou qu'il ne l'a pas été comme ce fut le cas d'autres prisonniers politiques. De ça aussi, on reparlera.

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12 juillet 2008 6 12 /07 /juillet /2008 10:06

Marco, Marco, Marco... crie l'âne en galopant sur le chemin et en levant de ses sabots dorés par le soleil des petits nuages de poussière brune. Je te cherche partout depuis le début de l'après-midi, dit-il tout essoufflé.


Mais enfin, Lucien mon bon ami, qu'y a-t-il ? Qu'est-ce qui se passe que tu cours ainsi en criant ? Ce n'est pas dans tes habitudes de cavaler et hier encore, tu me disais que tu ne pressais jamais ton pas. Et te voilà galopant plus vite que le vainqueur d'un grand prix de cheval. Est-il arrivé un malheur ?


Un malheur ? Quel malheur ? Des malheurs, il y en a partout, tous les jours... Ce n'est pas ça qui me fait courir...


Et quoi alors ?


Ben rien. Rien de spécial, je te cherchais. Je ne savais trop où aller alors, j'ai couru un peu partout. J'avais juste envie de te voir.


Et bien voilà, c'est fait. Tu es content.


Je suis très content, dit l'âne avec un sourire enjôleur qui lui fait une bouche gigantesque, avec des dents comme les touches de tout un piano à queue. En fait, je (ici, c'est l'auteur qui parle, pas l'âne) dis à queue, c'est pour faire plus grand qu'un piano droit. Avec les touches de tout un piano forte n'aurait pas été mal non plus, mais enfin, vous voyez ce que je veux dire... Lucien a une grande bouche pleine de dents, dedans. Alors quand il l'ouvre pour sourire, on voit tout dehors et toutes ces dents l'une à côté de l'autre, on dirait des touches de piano – ce pourrait aussi être d'harmonium; sauf que chez Lucien, il n'y a pas de touches noires et c'est heureux...


Je suis très content, dit l'âne... etc, car tu vas certainement me raconter encore une de tes histoires d'Achtung Banditen !, car elle me passionne cette histoire et je me réjouis d'en connaître la suite.


Écoute, mon bon Lucien, je vais te décevoir pour aujourd'hui. Je ne pourrai pas te raconter cette histoire, car j'ai été trop occupé, jusqu'à quelques instants avant ton arrivée et je n'ai pas eu le temps de la préparer.


C'est désolant, dit l'âne en pissant de désappointement sur une touffe de chiendent. M'en voilà tout tremblant et triste.


Mais non, mais non, mon bel âne blond, sèche tes beaux yeux bleus et ma journée a été tellement chargée que je n'ai pas pu continuer cette histoire d'Achtung Banditen !, mais je te promets que je le ferai au plus tôt. Cependant, j'ai préparé deux chansons pour nos amis de « Canzoni contro la guerra » et je les ai envoyées et le mieux de tout ça, c'est qu'elles sont déjà reprises parmi les 7000 chansons contre la guerre qui se trouvent sur ce site. D'ailleurs, il en vient de nouvelles tous les jours. Tu imagines ça, 7000 chansons contre la guerre et 8000 traductions de ces mêmes chansons... Alors, je te propose de voir ces chansons que j'ai envoyées... Qu'en penses-tu ?


Avec plaisir, car tu sais, rien de ce qui est humain ne doit me rester étranger et surtout pas, tes chansons, mon ami Marco Valdo M.I. Alors, montre-les moi.


Je le fais à l'instant, mais tu verras aussi la petite biographie qu'ils m'ont demandée... Enfin, j'insiste sur le fait que ce sont des canzones lévianes, c'est-à-dire comme tu le sais des sortes de transpositions en forme de canzones de textes de Carlo Levi, peintre et écrivain italien et nettement, antifasciste.

 


Biographie provisoire de Marco Valdo M.I.

Marco Valdo M.I. est une créature littéraire, c'est un hétéronyme. Il est né des œuvres de Carlo Levi et Italo Calvino. Il a comme parrains : dans la branche anglaise, Laurence Sterne, qui faillit être archevêque d'York, dans un pays où on est prêtre ou évêque ou archevêque de père en fils, dans la branche d'Europe centrale, Joseph Roth et Franz Kafka, du côté espagnol, on le dit parent de Cervantès, en Lusitanie, de José Saramago, dans l'Antiquité, on lui trouve des ascendances du côté de Madaure avec Apulée et enfin, Alexandre Vialatte pour la branche française. Comme son nom l'indique, il a une forte ascendance réformée en la personne du Lyonnais Pierre Valdo (1140 -1206), qui fonda La Fraternité des Pauvres de Lyon et qui est l'origine du courant vaudois et de l'Eglise valdese.
On ne sait pas grand chose de sa jeunesse et on situe sa première apparition publique en 2005. C'est à cette époque qu'il revendique son titre de M.I. : manovale intellettuale – manœuvre intellectuel, c'est-à-dire à l'instar du manœuvre Marcovaldo qui balayait le fond des cours d'usine, Marco Valdo M.I. balaye les idées et les mots tout au fond de la cour. Il salue d'un hochement de tête celui qui passe à sa portée. Il prétend être fils de résistant et l'être lui-même.
Sa devise est : Ora e sempre : Resistenza !

 


 

Deux canzones contre la guerre
de Marco Valdo M.I.


Rainer sculpteur


Le caractère éminemment poétique de l’écriture de Carlo Levi a tellement sonné aux oreilles de son traducteur Marco Valdo M.I. qu'il s’est essayé à moduler sous forme de chansons – chansons, au sens italien de canzone, comme l’entendaient Pétrarque ou Umberto Saba ou Pier Paolo Pasolini, c’est-à-dire de poèmes destinés (éventuellement) à être chantés et en tous cas, de paroles teintées d’une musicalité intérieure, quelques passages des « romans » ou des « écrits » de Carlo Levi. Il en présente le résultat ci-après.
La chanson « Rainer le sculpteur » est uniquement en langue française, mais une version italienne peut être faite sur mesure, si besoin. Notamment, si un groupe souhaite la chanter en « canon » à double tube. Auquel cas, elle pourrait être chantée soit en italien seul, soit en français seul. Soit en italien et en français, un couplet après l'autre, un français, un italien. Ou encore par deux chanteurs ou chanteuses ou une combinaison des deux, l'un chantant le français, l'autre l'italien ou en alternance...

Elle rappelle le long combat des révolutionnaires européens, où le Paris des années 30 jouait un rôle central, notamment pour les exilés italiens, espagnols, allemands, d'Europe centrale... Les artistes se croisaient dans cette capitale de l'exil et de l'art, dont bien entendu Carlo Levi (le peintre) et Rainer (le sculpteur). On ne peut ignorer que la Resistenza italienne fut ainsi en contact avec toutes les résistances d'Europe – notamment l'allemande, l'espagnole, la portugaise... Elles se retrouvèrent toutes dans les camps, quelques temps plus tard.
On peut et même on doit rappeler cette lutte difficile, menée souvent avec une prescience désespérée de l'énorme vague de barbarie qui allait submerger le Continent et le monde, avait comme objectif de créer une Europe (une planète, une humanité) solidaire et fraternelle, qui n’a pas encore vu le jour. Mais on peut toujours, comme Carlo Levi, parier sur l’intelligence des hommes et sur le patient parcours de la taupe. Ora e sempre : Resistenza !

 


Rainer raconte
Rainer dit
J’ai toujours tenu bon
Rainer sculptait
Un monde plus beau
Loin de son pays
Loin de son land
A Paris
Rainer artiste
Rainer idéaliste
Rainer sculptait révolutionnaire
Contre l’Allemagne
Qui tournait mal

Rainer raconte
Rainer dit
J’ai toujours tenu bon
Rainer sculptait
Loin de son pays
Loin de son land
Un monde plus beau
Les histoires de la fin d’une Europe
La guerre en Espagne
Contre les soldats d’Allemagne
Contre les Maures de Franco
Contre les Italiens de Benito
Avec Durutti contre Franco
Défaite
Exode et tout au bout
Passage à Port Bou

Rainer raconte
Rainer dit
J’ai toujours tenu bon
Rainer sculptait
Loin de son pays
Loin de son land
Un monde plus beau
Les histoires de la fin d’une Europe
Machado le poète
Parti mourir
Ailleurs
Dans les camps de France
Au Vernet
D’autres camps plus tard, plus loin
Les mêmes, mais Auschwitz et Dachau
Histoires de fin d’une Europe

Rainer raconte
Rainer dit
J’ai toujours tenu bon
Rainer sculptait
Loin de son pays
Loin de son land
Un monde plus beau
Les histoires de la fin d’une Europe
Le long exil allemand
Les combats des partisans
Résistance en Grèce, en Slavie du Sud
En face toujours les mêmes
Allemands, Italiens
Amis de Franco
La muerte
Histoires de la fin de l’Europe d’antan

Rainer raconte
Rainer dit
J’ai toujours tenu bon
Rainer sculptait
Loin de son pays
Loin de son land
Un monde plus beau
Les histoires de la fin d’une Europe
Mina qui se tait
Écoute et sourit
Mina fille du Lager
Mina fille squelettique
Mina qui frissonne encore
Et regarde s’en aller le fleuve
Rejoindre son pays
Mina la Roumaine
Ressortie seule de Dachau
Mina femme de Rainer
Rainer raconte
Mina dit
J’ai toujours tenu bon
Mina Roumaine
Loin de son pays

 

 

Morto sul selciato



Celle-ci (et d'autres canzoni leviane ou comme j'aime les appeler en français canzones lévianes) est écrite dans les deux langues qui se font écho l'une à l'autre, comme dans un duo de deux sœurs.
Avec les amis de la Fondazione Carlo Levi (Rome), j'ai cherché un chanteur, un groupe, un musicien...qui aurait pu, pourrait mettre en musique et en scène ces canzones. Idéalement, elles pourraient être chantées soit en italien seul, soit en français seul. Soit en italien et en français, un couplet après l'autre, un français, un italien. Ou encore par deux chanteurs ou chanteuses ou une combinaison des deux, l'un chantant le français, l'autre l'italien ou en alternance... Comme je suis traducteur (mais pas interprète, ce qui est tout autre chose), je sais combien une telle performance est complexe et difficile. Mais, quand même, qui veut relever le gant ?
Cette chanson elle-même – au titre explicite Morto sul selciato – Mort sur le pavé, renvoie à Florence (entre 1942-1945) au moment où Carlo Levi (revenu d'exil) mène le combat pour la libération de Firenze, dont il fut un des protagonistes, et dans le même temps, écrit Cristo si è fermato a Eboli.


 



Giocavano alla guerra
Simulavano gli spari
Dei fucili
Dei mitra
Al passaggio di una pattuglia
Scappano i bambini
La piazza rimane deserta
Sotto il sole

Jouaient à la guerre
Simulaient les tirs
Des fusils
Des mitraillettes
Passe une patrouille
Fuient les enfants
Place déserte
Sous le soleil

Da destra comparve un uomo
Vestito di scuro
Un altro, da sinistra,
Vestito di grigio
Viene incontro
Con passo tranquillo.

A droite vient un homme
Vêtu de noir
Un autre, de gauche,
Vêtu de gris,
Avance
D’un pas tranquille

Si incrociano
Un colpo solo
Secco e nitido
Nel silenzio
L’uomo nero a terra
Sangue fuori della bocca
L’uomo grigio
Cammina
Senz’affrettare il passo
Tranquillo.

Ils se croisent
Un seul coup
Sec, net
Dans le silence
Homme noir à terre
Sang de la bouche
Homme gris
Marche
Sans presser le pas
Tranquille.

Dalla bocca usciva
Il sangue
Sempre più lento
Sempre più nero
Sul selciato
Al sole
Una pozza di sangue scuro
Era un macellaio
Era un delatore
Il morto sul selciato

De la bouche
Le sang
Toujours plus lent
Toujours plus noir
Sortait
Sur le pavé
Flaque gluante
Il était boucher
Il est mort délateur
Sur le pavé.

 

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10 juillet 2008 4 10 /07 /juillet /2008 22:00
Salut, Lucien , dit Marco Valdo M.I. à l'âne qui s'ébroue sous la pluie un peu diluvienne juste avant d'entrer. Comment tu vas ?


Je vais, je vais, dit l'âne en s'ébrouant de plus belle. Je vais même trottinant, car je n'ai pas vraiment l'intention de presser mon pas. On m'a obligé à être un âne, j'aurais préféré rester un homme, mais voilà, c'est comme ça. Alors, faudrait pas en plus exiger que je me presse. J'entends bien vivre au plus tranquille ma condition d'âne. C'est pas comme vous, les hommes restés hommes, vous ne pensez qu'à ça... Vous ne pensez qu'à faire tout au plus vite, quand je vous croise vous marchez d'une allure vive, vous avez l'air affairé et peut-être l'êtes-vous, que sais-je ? Même dans certaines circonstances où il faut prendre son temps, il me semble que vous êtes si pressés.


À quelles circonstances penses-tu ? , car, mon bon ami Lucien, je te vois venir, je connais ton caractère taquin.


À toutes sortes de choses, par exemple, manger...


Passons, on peut imaginer le reste. Asseyons-nous à l'abri de la pluie et écoute-moi, je vais te parler du livre Achtung Banditen ! Du premier, de celui que ma fille m'avait apporté en me demandant de le traduire pour elle, car elle voulait savoir ce que son ami faisait exactement dans cette histoire. Et puis quelle histoire ?


Vas-y, je t'écoute, dit l'âne en ouvrant tout grand ses oreilles d'âne et en les orientant vers le visage du conteur.


Donc, j'ai commencé à le traduire à l'automne. Nous étions en octobre et je ne me souviens plus du temps qu'il faisait. Gageons qu'il pleuvait. Peu importe, en fait, puisque je travaille à l'intérieur. À l'époque, je traduisais uniquement au bic bleu, un modèle très simple qui ressemble à un crayon à encre et qui coûtait quelque chose comme dix centimes d'euros pièce. J'en ai usé des dizaines. Et uniquement des bleus. Auparavant, j'avais testé les autres couleurs, mais finalement, j'ai préféré me mettre au bleu. Je dois te dire aussi que j'écris sur du papier comme en utilisent les écoliers; tu vois, de ces grandes feuilles A4, mais quadrillées, fournies en blocs de cent ou deux cents feuillets en forme de cahier. Par exemple, par la suite, j'ai longtemps utilisé le stylographe avec de l'encre noire que je pompais régulièrement dans un encrier. À présent, j'utilise des porte-mine, très légers. Tu vois comme les us et les humeurs changent.


Je vois bien tout cela, dit l'âne en se frottant le nez avec un de ses sabots. Mais l'histoire ?


C'est toi à présent qui es bien pressé, mon ami Lucien, bougre d'âne que tu es. Mais cependant, la voici. Ce livre m'a tout d'abord ravi car c'était le premier que je voyais avec la mention « Nocopyright » et voici le texte explicite que je te lis :




« Ce texte n’est soumis à aucun droit d’auteur, ni droit de copie

Tous les droits sont libres au titre de la collaboration, de la solidarité et de l’appui mutuel entre les personnes qui aiment le savoir et l’information libre.

N’importe quelle partie de ce livre peut être reproduite avec des systèmes électroniques, mécaniques ou autres, sans autorisation ni la nôtre ni d’aucun autre.

Est chaudement recommandée dès lors la reproduction, même partielle, effectuée avec quelque moyen que ce soit, même à l’usage interne et didactique.

Celui qui photocopie un livre, celui qui met à disposition les moyens pour photocopier, celui qui dès lors favorise cette pratique agit en faveur de celui qui désire savoir et connaître, avantage un savoir opposé à la richesse et œuvre en faveur de la culture de tous.



Nocopyright »


Sur cela au moins, dès le départ, nous étions le livre et moi, entièrement d'accord. En somme, la rencontre commençait bien. Quand j'ai vu que l'éditeur s'appelait Nautilus... Te souviens-tu du Nautilus ? Ce nom te dit-il quelque chose ?


Bien entendu, tu me prends pour un âne ?, dit Lucien en ricanant... C'est le nom du sous-marin du capitaine Nemo... J'ai lu Jules Verne, moi, Monsieur.


Je me suis dit, ceci confirme cela et le livre va être d'une teneur particulière. Et je ne me trompais pas.


Une histoire de bandits, dans le Nautilus, avec une proclamation de liberté... Ce doit être une histoire étonnante, dit l'âne en esquissant une petite ruade de joie.


L'auteur ne me disait rien d'autant plus que c'était « aux bons soins de... a cura di.. » et je ne connaissais pas Piero Tognoli. Je ne le connais toujours pas, mais qu'importe puisque ce qu'il voulait, c'est qu'on lise ce livre et je l'ai fait. Et pas distraitement, crois-moi; je l'ai même lu plusieurs fois et je m'apprête à le relire encore un de ces jours quand j'aurai résolu le problème de son édition. Alors, pour le corriger une dernière fois, pour qu'il soit le plus correct possible... Mais, il y avait un sous-titre et là, j'avais déjà une indication sur le contenu de l'ouvrage.


Ah ! AH !, dit l'âne, singeant Bosse de Nage le singe. Et quel est ce sous-titre ou plutôt, rappelle-moi le titre complet.


Et bien, voici : Achtung Banditen ! Marco Camenisch et l'écologisme radical.


Ah, oui, dit l'âne, ça nous éclaire beaucoup. Des bandits, je vois ce que c'est; l'écologisme, je peux m'imaginer; quant à ce Marco Camenisch, je ne vois vraiment pas qui c'est ...


Et bien, moi non plus, je ne le connaissais pas et je n'en avais jamais entendu parlé et pourtant, il en vaut la peine.


Dis-moi qui c'est et pourquoi il te paraît mériter tant d'intérêt...


Je vais le faire tout de suite, mais avant, je vois que tu es passé à côté d'une chose essentielle... C'est la signification de ce Achtung Banditen ! En allemand, alors qu'on est en Italie.


Oui, là, tu as raison. Et tu comptes garder Achtung Banditen en français aussi ?, dit Lucien l'âne à la tête ossue, mais sympathique. Je ne vois pas pourquoi, ni ce que ça peut bien signifier.


En fait, il n'y a pas de raison de changer cette expression, puisque c'était celle-là, exactement celle-là qui était utilisée dans toute l'Europe et sans doute, une partie de l'Afrique par les armées allemandes, qui tentaient de conquérir le monde et de lui imposer le nazisme – tu sais qu'en Italie, cette armée était commandée par le très célèbre Kesselring, dont nous avons parlé il y a quelques jours et elle désignait tout simplement les résistants, les partisans, les maquisards... Achtung Banditen ! Pour ceux qui sont ainsi désignés, c'est plutôt honorable, cela prouve au moins que ce ne sont pas des collaborateurs, que ce sont des partisans - tu sais comme celui de Bella ciao ! Pour qui on plantera une fleur sur la montagne... C'est donc déjà en soi un message... Ce Marco Camenisch est un résistant. Je dis « est », car à ma connaissance, il vit encore. Mal, très mal, mais il vit encore. Mais, on peut subodorer que pour ceux qui sont au pouvoir et leurs sbires, il est clair qu'être résistant, partisan, maquisard, etc... revient immanquablement à être qualifié de terroriste. Et de fait, dans la guerre civile parfois silencieuse, parfois secrète, parfois discrète, étouffée – je veux dire dont les bruits sont étouffés, je veux dire quand on opprime en silence, dans cette guerre sans nom, mère de toutes les guerres, tous ceux qui résistent, sont considérés comme des terroristes, même et surtout, quand c'est l'autre camp qui sème chaque jour la terreur. Pas de travail, pas à manger est la vraie signification d'Arbeit macht frei. La terreur par la faim, la terreur par la pauvreté, la terreur par la misère. Sur des millions de gens dans le monde, sans doute même, sur des milliards de personnes pèse cette terreur.


Donc, avec ce simple titre, on sait déjà tout çà, dit l'âne un peu éberlué, ce qui se voit à son air d'un qui aurait subitement perdu son chemin et qui vient de s'en rendre compte; l'air de se demander mais où suis-je.


Reste encore un mot que nous n'avons pas examiné. Si tu vois à peu près ce que peut être l'écologisme, il faudrait faire justice du mot « radical ». C'est assez facile à comprendre, ce doit être un écologisme strict, intransigeant sur les principes... Et en vérité, c'est dans ce sens-là qu'il faut le comprendre.


Avec tes explications, on voit bien le sujet et on commence à entrevoir mille choses, un livre passionnant sans doute; et sans doute aussi, le récit d'une lutte, d'une lutte terrible, d'une lutte à mort. J'ai peur, dit l'âne en se cachant les yeux avec ses oreilles, qu'il porte généralement longues et redressées en une charmante courbe souple vers l'avant, sauf bien entendu, quand il court, moment où pour des raisons bien compréhensibles d'aérodynamique, il les couche vers l'arrière.


Eh bien, j'en suis ravi, car pour aujourd'hui, j'arrête là. Je te dirai la suite bientôt, si tu reviens me rendre visite., dit Marco Valdo M.I. Mais je te fais cadeau d'une image de la couverture...





Je reviendrai, ne t'en inquiète pas !, conclut l'âne en repartant vers sa promenade du soir à la recherche de roses trémières comme il en a l'habitude.


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