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7 juillet 2008 1 07 /07 /juillet /2008 23:21



Salut, Marco Valdo M.I., dit l'âne rentrant tout guilleret d'une ballade méridienne. Dis-moi, tu m'as l'air bien préoccupé. On dirait que tu songes au destin des hommes depuis la plus haute Antiquité. Tu as la raideur pensante d'une statue de Rodin. Qu'est-ce qui, en somme, te chagrines aujourd'hui ?


Ah, Lucien, je suis bien aise de te voir, mon bon âne amical. Il est vrai que j'ai un souci qui me tracasse, une rumination de longue haleine et dont je ne me départis pas. Je mâche et remâche avec une certaine ardeur depuis au moins un an une affaire que je m'en vais te conter tout à l'heure.


Je me disais aussi, dit l'âne en se mettant à genoux pour saisir un chardon bien vert et fleuri de mauve clair. Je me disais aussi que tu nous couvais quelque chose de pas trop clair. Mais, à part le fait que cela te tracasse, est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?


Ce serait plutôt une bonne, mon brave Lucien. Si j'arrivais à trouver une solution à cette affaire.

Je vais te dire de quoi il s'agit et peut-être pourras-tu m'aider ensuite. Quoique je doute que tu puisses le faire, à moins d'être un âne-ange, un ange-âne, ou un âne magicien, un de ces ânes faiseurs de miracles, comme on en rencontre dans toutes les foires. À moins que tu ne sois un âne ensorcelé...


On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu, voyons... Où as-tu la tête aujourd'hui ?, sursaute l'âne en lançant une petite ruade. Les taons sont difficiles cet après-midi, ce doit être l'orage qui se prépare. Je disais ça à cause du fait que j'ai été ensorcelé et de plus, je n'ai pas été ensorcelé comme âne, mais comme homme.


Cela fait bien de toi un âne magique. De plus, depuis la plus lointaine souvenance, l'âne a toujours été un foutu cabochard et en même temps, un des plus précieux alliés de l'homme errant.


Oui mais, Marco Valdo M.I., j'ai beau être un cabochard magique et un homme ensorcelé, tout cela ne me dit pas ce qui te tracasse à ce point depuis si longtemps, dit l'âne en sifflant l'introduction au pipeau de Bella Ciao.


Je vais te dire, c'est un tracas d'intellectuel et de moraliste; bref, ce n'est pas trop dans le vent d'ignorance et de grossièreté des temps qui courent. Pour tout dire, il me faudrait reprendre l'affaire depuis le début. Alors, Lucien, mon bon ange aux grandes oreilles souples et luisantes, assieds-toi et écoute-moi; ce sera un peu long. Si tu as soif, ne crains pas de te servir un verre et de m'en servir un par la même occasion. Et maintenant, allons-y, je vide mon sac. Ne m'interromps pas surtout.


Il y a quelques années, une de mes filles m'offrit un livre pour mon anniversaire ou à l'occasion d'une fête. Peu importe, elle m'offrit un livre en italien en me disant je te l'offre, mais tu dois me le traduire, car je brûle de savoir ce qu'il raconte. J'acceptai son offre, d'autant plus qu'elle ajouta qu'un de nos amis était un des protagonistes du livre et que d'ailleurs, ce serait bien que ce livre soit traduit et qu'on le fasse connaître. J'avais donc accepté cette demande et je me mis au travail pour les satisfaire : ma fille et la demande. Tu verras que ce livre est plein de bonnes choses et qu'il est bien de divulguer son contenu. Oh, ce n'est pas une histoire de charlatan ou de mystère à deux sous où l'on révèle les dessous d'un code perdu et retrouvé ou alors, un de ces livre scabreux où l'on révèle les dessous et l'intimité d'une ou plusieurs dames. Rien de tout cela. C'est tout simplement une histoire de prisonnier de guerre. L'histoire d'un prisonnier de très longue durée. Comme tu sais, mon bon ami et compagnon des chemins de montagne, les histoires de prisonniers intéressent les gens et souvent, les émeuvent. On connaît les écrits de prisons de Benvenuto Cellini, La Ballade de la Geôle de Reading d'Oscar Wilde, les souvenirs de Cervantès, les cahiers d'Antonio Gramsci, Il Carcer Tetro de Carlo Levi, Nazim Hikmet, Bobby Sands et tant d'autres. Un arbre par dessus le toit berce sa palme...

Tu te souviens aussi, mon bon Lucien, que Voltaire dénonça l'erreur judiciaire qui frappait Jean Calas et sa famille, qu'il dénonça à cette occasion, les travers judiciaires et publia son « Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas » en décembre 1763. Le scandale qui en résulta fut énorme à tel point que le Roi dut casser les Jugements rendus contre la famille Calas en 1764. Jean Calas (entretemps condamné à mort et exécuté) fut réhabilité, Louis XV paya à la famille des indemnités. Malheureusement, mon brave ami, je ne suis pas Jean-Marie Arouet et nous ne sommes plus au dix-huitième siècle.

Néanmoins, tu as compris que mon tracas tourne comme un corbeau au dessus de la plaine de Marathon au soir de la bataille autour d'une histoire de prisonnier et d'erreur judiciaire. Mais il n'y a pas que ça qui me tracasse. Il y a un deuxième livre qui parle aussi d'une erreur (ou de plusieurs erreurs judiciaires) et d'un prisonnier. Ce sont là des coïncidences qui ne surgirent pour moi qu'après la lecture de ces livres. Tous les deux en italien et donc que j'ai dû – ne connaissant que très mal l'italien – traduire, c'est-à-dire les lire le crayon, stylo, bic... à la main. Ce qui veut dire que je les ai entièrement recopiés dans une autre langue. Donc, ça m'a pris du temps, beaucoup de temps et j'en suis toujours là pourtant avec mon tracas.






 

 

Ma fille m'avait donc offert un livre intitulé : Achtung Banditen ! Je mis l'automne, l'hiver, le printemps et l'été à le traduire. L'automne suivant à le transcrire, l'hiver encore à le corriger. C'est dire si je le connais, cet Achtung banditen ! – là. Un an plus tard, j'étais en promenade sur un marché en Italie, dans la région de l'Abetone sur l'Appenin et dans ce marché hebdomadaire, on vendait de tout : des fruits, des légumes, des épices, du pain, des pâtes, de la viande, du poisson, des gâteaux, des denrées diverses, des objets, des outils, des tissus, des vêtements, des chaussures et... des livres. Des livres pas d'occasion, mais pas vraiment neufs. Des restes de stocks, des livres à prix réduits. Il y en avait un étal plein. Cinq ou six mètres de long et bien un mètre cinquante de large sous une sorte de tente en plein vent. Le soleil était de la partie On déambulait, on flânait sur le marché; nous n'y étions certainement pas pour les livres. Mais mon œil passa sur cet amas de livres en tous genres de la romance à l'eau de rose, au roman salace (le roman salace, crois-moi, mon bon Lucien, très rapidement, ça lasse...), de vies de saints et de saintes et des contes d'exploits de sportifs – tu sais le genre, j'ai grimpé en haut de l'Himalaya avec ma belle-mère sur mon dos et autres exploits aussi fameux, des traités d'astrologie, des récits de guerre, des livres de cuisine, des traités de couture à quatre mains, Tout l'art du monde en vingt cinq volumes, bien épais, des guides touristiques vantant les provinces les plus reculées de Mongolie ou d'Islande, des mémoires de politiciens amnésiques, des livres sur l'histoire des croisades cyclistes et autres fariboles. Il y avait aussi des contes pour enfants, des florilèges, des ouvrages sur la culture du haricot et de la betterave en haute montagne, des légendes de nains poursuivant des géants dans les tourbières de la Haute Silésie, les aventures de Sandokan, quelques De Amicis et les contes de Grimm et d'Andersen... Et soudain, au milieu de ce fatras, un titre me saute aux yeux : Achtung Banditen ! Un autre Achtung Banditen ! Car, au premier coup d'œil, deux conclusions : primo, ce n'est pas le même Achtung Banditen ! ; secundo, c'est un livre intéressant.

Les voilà mes deux livres à traduire, mes deux textes qui me tracassent et ces deux livres qui relatent des histoires de résistance, de prison et d'erreurs judiciaires.


Excuse-moi, Lucien, mon bon âne noir, tu es patient comme un moine en rut, je le vois bien. Mais pour ce soir, pas question. Il est trop tard et je suis fatigué. J'arrête là. Nous reprendrons cette conversation demain.


Mais avant de te laisser, je t'offre la dernière chanson que je viens de traduire pour nos amis de « Canzoni contro la guerra ». Elle ne nous éloigne pas trop de notre sujet. Prisons, injustices, erreurs judiciaires, tortionnaires...C'est une chanson à la mémoire des milliers d'Argentins disparus dans les geôles de la dictature. Je te la présente avec le petit mot d'introduction que j'avais rédigé :


Pour ne pas laisser oublier, ne pas laisser tomber les disparus du bout du monde. En mémoire de tous ceux qu'on fait disparaître, de tous ceux qu'on a fait disparaître et de tous ceux qu'on fera disparaître et à ceux qui chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde de leur vie sont sur le qui-vive de l'espérance. Comme chantait Barbara, dans un autre registre : "Dis quand reviendras-tu?..."



Place de Mai



Chaque jeudi

Toutes les semaines

Avec un mouchoir sur la tête

Pour ne pas oublier


Sur la Place de Mai

Elles vont raconter

Elles portent encore sur leur sein

La chaleur de la respiration.

Enfants de l'espérance

Grandis avec les idées

Contre la nuit noire

du credo militaire.

Des enfants de cette terre

réclament la vérité.

Sur la Place de Mai

réclament la vérité.

Les disparus

réclament la vérité.


Ce fut une nuit noire

qui les a emmenés

Une nuit en uniforme

Qui les a enlevés


Des enfants de cette terre

réclament la vérité.


Sur la Place de Mai

réclament la vérité.

Les disparus

réclament la vérité.


Chanson italienne : Plaza de Mayo – Casa del vento
Version française – Place de Mai -Marco Valdo M.I. - 2008







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6 juillet 2008 7 06 /07 /juillet /2008 16:35

Salut à toi, Marco Valdo M.I., en ce dimanche paisible d'un clair été, lance l'âne qui courait l'amble au bord du fossé. Quelles nouvelles ?

Oh, Lucien, te voilà-toi, tout fringant. C'est le soleil qui te fait cet effet-là ?


Oui, comme tu le vois, dit l'âne en se présentant de profil et en esquissant un petit pas de danse. Le soleil me met en joie. Note bien que la pluie ne me dérange pas; c'est juste quand je veux entrer chez les gens qu'il y a des problèmes. Ils n'aiment pas mes sabots pleins de boue, mais que veux-tu que j'y fasse; je ne suis qu'un âne moi, je n'ai pas de mains pour me frotter les pieds.


Ben rien, tiens, Lucien, mon bon âne noir. Tu pourrais sécher tes sabots sur le paillasson.


Pour ça, faudrait d'abord qu'il y ait un paillasson et surtout qu'il soit assez grand. Je rappelle que nous avons quatre pieds, nous les ânes. C'est plus compliqué qu'il n'y paraît, surtout quand le paillasson (s'il y en a un) est petit. Pour les pieds avant, c'est-à-dire ce qui correspond à vos mains d'humains, c'est encore assez facile. Mais derrière, c'est plus compliqué... Enfin, j'arrête là. Mais dis-moi, quelles nouvelles ?


Quelle nouvelle ? Bonne question. Aujourd'hui, ce sera « La Terre vierge », c'est une nouvelle d'Ugo Dessy. Elle est très belle. C'est une bonne nouvelle.


Ah !, dit Lucien en faisant un grand sourire d'âne, une nouvelle... Quelle bonne nouvelle ! Et qu'est-ce qu'elle raconte cette nouvelle ?


Eh bien, voilà. Elle raconte une histoire terrible; terrible, car elle est vraiment terrible; terrible, car elle est vraie; terrible, car elle raconte quelque chose de terrible qui s'est passé vraiment.


Arrête, Marco Valdo M.I., tu me soûles. J'ai compris c'est une histoire terrible. Mais encore...


C'est une histoire de campagne, une histoire de paysans. Une histoire qui pourrait être celle de millions de paysans dans le monde, une histoire de paysans et de terre. Or, tu le sais pour le paysan, la terre, c'est la vie et il n'y a rien de pire pour les paysans que des terres qu'on laisse à l'abandon quand eux, pour vivre, en ont besoin.


Oh, Oh, dit l'âne, ça je le comprends très bien. Tu sais, nous les ânes, les histoires de terre et de paysans, on sait ce que c'est. Alors, dis-moi, je commence à me passionner...


En gros, ce sont des paysans sans terre, qui vivent une misère effroyable et qui vont récupérer une terre laissée à l'abandon dans le village. Une bonne terre à cultiver et pas petite... Il y en a trente hectares.


Oui, dit l'âne intrigué, mais cette terre, elle appartient bien à quelqu'un. Elle a bien un propriétaire... Et puis, elle est dans un pays et il y a des lois... Comment ça se passe tout ça ?


Mon bon Lucien aux pieds poudreux, je vais répondre à tes questions. Alors, voilà. Commençons par le pays. Tu sais que la nouvelle est d'Ugo Dessy et tu sais déjà, car je t'en ai déjà parlé de cet écrivain, qu'il est sarde et il est donc fort vraisemblable que l'affaire se passe en Sardaigne et c'est le cas et même, en plein cœur de la Sardaigne. Qu'on est en Italie et dans les années autour de 1950. Quant au propriétaire, on ne dit pas qui c'est... Mais crois-moi, il a des relations. En fait, cette histoire se passe au moment de la réforme agraire qui était une décision de l'État , une loi votée et tout et tout qui permettait la reprise des terres abandonnées par ceux qui la cultiveraient. C'est d'ailleurs un peu la même histoire que celle de Salvatore Carnevale, mais lui, c'était en Sicile. Donc, c'est une histoire où des paysans sans terre veulent collectivement appliquer la loi de la République italienne.


C'est en effet une histoire terrible...


Mon bon Lucien, elle est terrible, mais pas ce sens-là. Tu vas voir. J'ai encore des choses à dire, mais je te laisse découvrir l'histoire et puis, on continue notre conversation.

 

 


 

La terre vierge


Nouvelle d'Ugo Dessy

Traduction française de Marco Valdo M.I.




Ils se sont réunis dans la maison de Gaetano, tard le soir, après le dîner.

Ils ont fermé les volets de manière circonspecte, avant de s'asseoir autour de la table de la cuisine.

Ils parlent à voix basse – il est nécessaire de dire les choses importantes en cachette? Ils font des efforts pour articuler les mots, après tant de campagne solitaire, où la complainte d'un chant est stupeur et réconfort – après tant de pensée inexprimée, rythmée par le mouvement de la houe, avec un bruit sourd. Ils font des efforts pour parler : chaque mot est accompagné d'un mouvement habituel de leurs bras, d'une récolte imaginaire d'épis ou de mottes brisées.

Certains sont assis sur les sièges. D'autres sont accroupis sur le pavement avec leurs épaules appuyées à la paroi encore chaude de la cheminée.

Il y a là Pistolini, le président de la coopérative. La conscience de sa responsabilité mitige et contrôle ses emportements juvéniles et ses fougues personnelles.

A son côté est assis zio Antoni, l'anarchiste, qui a des yeux trop noirs et trop vifs dans la blancheur de ses septante ans. Ils pointent sur lui leurs regards interrogatifs, après chaque phrase dite ou entendue, pour avoir un avis définitif.

Il y a là Franciscu, maigre et triste comme un carême, recroquevillé dans un coin, avec son menton sur les genoux qui pointent secs et sombres au travers de ses pantalons déchirés… Chaque dimanche, il va à l'église pour se faire prêter des livres par le prêtre, pour raconter ensuite à ses camarades, sur la place ou au bistrot, comment Jésus aussi était avec les pauvres et quelle fut la faute des riches, si les Romains et les Juifs le mirent en croix… A cause de son parler d'évangile, à cause de sa longue figure maigre, ils l'appellent Gesù Cristu Aresti, cet homme-journalier que n'importe quel homme-patron peut emmener comme et quand il veut dans son propre champ. Cet homme ne possède rien, pas même une famille… Le soir, en rentrant avec sa houe et sa besace à l'épaule, il distribue les mûres, les figues, les cardes, les escargots aux enfants de la rue, avec lesquels il s'arrête pour jouer.

Et il y a là Cruccueu, petit et vif, mobile comme un passereau, avec son moignon – une main et un demi-bras perdus quand il était gamin : un hurlement dans le fracas d'une veille batteuse – qu'il agitait rapidement, en l'accompagnant de son parler strident.

Ils sont tellement, ce soir, à une heure tardive? Ils tiennent avec peine, dans la cuisine de la maison de Gaetano, la dernière du pays.

Ils ont entendu dire que les journaliers1 ont bougé à Sanluri, dans la Zeppara, dans le Silmis, à Serramanna … Ils ont entendu dire que le gouvernement a dit qu'il fallait qu'on laisse travailler par les journaliers les terres qui ne sont pas cultivées par leurs propriétaires. On voit les patrons des marais une fois par an, quand ils viennent recueillir leurs loyers des bergers. Ils laissent en pâture, ces terres vierges, ces terres qu'eux, les journaliers, ont toujours rêvées remplies de moissons prodigieuses.

Ils ont aussi entendu dire que les patrons sont plus forts que le gouvernement; qu'ils envoient les carabiniers avec leurs fusils pour chasser les journaliers : pour cela, il est nécessaire de faire tout en silence et rapidement; pour cela, on doit en même temps défricher et semer; après, personne, même par la "Forza"2, ne pourra plus arrêter et toucher le fruit qui germe.

Ils décidèrent de partir à l'aube, avec tous les outils et les bras à leur disposition : houes et charrues, femmes et enfants.

Ils ont décidé et pourtant, ils sont encore là, comme en attente de quelque chose qui les rassure, un signe que le ciel n'a pas donné, un mouvement qui ne vient pas encore de leur conscience incertaine. Au comble de l'angoisse, les regardent vers zio Antoni. Alors, le vieux se lève, ému, en étendant ses mains ouvertes sur tous : "Allez en paix !", murmure-t-il.

Gesù Crist Aresti s'agenouille en se signant; il penche la tête jusqu'à baiser la terre.


Ils sont partis à l'aube. Presque cinq cents, entre petits et grands…

Ils n'ont pas dormi. Personne n'a dormi.

Ils sont restés à boire en compagnie, devant les braises des cheminées, comme à la veillée d'une grande fête. Ainsi ils sont tous arrivés au lieu de réunion au moment convenu.

Le piétinement des grosses chaussures et le tintinnabulement des houes sur les cailloux de la place s'entendent jusqu'aux bas quartiers, ils rendent plus lestes les pas des arrivants.

Ils ont voulu que zio Antoni fasse un discours pour expliquer à tous ce qu'il faut faire.

Ils disent que zio Antoni a parcouru le monde et connaît tous les métiers qu'un homme peut faire avec ses mains. La meilleure partie de sa vie, ils disent qu'il l'a passée enfermé dans les prisons; justement lui qui rêve de cours et de champs sans clôtures.

Zio Antoni parle aux gens comme un père à ses enfants. Il parle de "chère anarchie", comme il l'appelle, en prononçant avec douceur. Il raconte la vie des pauvres des pays lointains; des pauvres gens qui sont toujours les mêmes, même s'ils parlent des langues différentes, même s'ils ont la peau de couleur différente. Il parle des pauvres, des femmes et des enfants des pauvres. Il parle de la faim, de l'esclavage, de l'injustice. Mais il ne dit pas FAIM ESCLAVAGE INJUSTICE. Lui qui en a souffert et qui les connaît, il sait aussi que les mots sont difficiles à comprendre, beaucoup plus que les choses. Et c'est des choses qu'il parle. Des choses des hommes. Des choses que les hommes font et qu'ils ne font pas, ce qu'ils doivent et qu'ils ne doivent pas faire.

Quand zio Antonio termine son discours, ils n'applaudissent pas, ils ne font pas de commentaires : le vieux a dit ce que chacun ressentait au-dedans de soi.


Ils sont partis à l'aube.

Les hommes devant, avec leur houe et leur pelle à l'épaule.

Les jeunes juste derrière, avec les pancartes et les drapeaux.

Enfin, les femmes et les enfants.

Les garçons, eux aussi, avec leur visage renfrogné pour paraître décidés, avec leurs outils plus grands qu'eux. Et Timoteo, le plus petit, tenu par la main par le maître d'école, qui a choisi la même route qu'eux.

Les femmes marchent à pas long, avec leurs pieds nus qui battent solidement la terre. Elles parlent entre elles excitées, sans se regarder en face, sans même se comprendre : elles lancent des imprécations et hurlent aussi, pour vaincre la peur, pour terrifier l'ennemi inconnu. Leur peur est profonde et angoissée. Leur courage est grand et désespéré. Elles brandissent dans leur poing des fourches et des perches. Chacune a un ou plusieurs de ses petits accrochés à ses jupes. Les enfants sont leur bouclier et leur conscience… Qui osera offenser, frapper une mère si elle a ses enfants auprès d'elle ?

Ils sont arrivés au marais en moins d'une demi-heure. Houes et bêches donnent rapidement, presque avec rage les premiers coups en arrachant les herbes sauvages.

Entretemps, par d'autres voies, sont arrivés les chevaux, les bœufs, les charrues. Les premiers sillons obscurs ouvrent déjà la terre, qui n'avait jamais senti dans ses viscères la semence jaillie de la main de l'homme. Une terre vierge, inutile depuis tant de temps, avec tant d'hommes à en rêver jour et nuit, à attendre depuis tant de temps, avec l'obsession d'entrer en elle.

Les marais, une vallée de trente hectares, résonnent de voix fébriles, de chants, de vivats. Presque par un prodige, en quelques instants, disparurent les cannes, les arbustes, les graminées, les pierres. Apparut une surface brune que le soleil, émergeant à l'horizon, teinte de reflets rose bleu. Entrent alors les semeurs avec, en bandoulière, leur besace remplie de grains; derrière, les jeunes filles enterrent avec leurs mains les semis tombés à côté du sillon.

Les femmes se sont assises aux limites du champ, à côté des pancartes et des drapeaux rouges fichés en terre; elles tirent de leurs poches profondes le pain pour les enfants qui ont toujours faim en raison de leur croissance et elles sortent de leurs blouses les mamelles gonflées pour faire taire les pleurs geignards des plus petits.



Mais ils ne tardent pas beaucoup à arriver. Sur trois camions, ils sont arrivés.

Ils sautent des côtés ouverts avec fracas, légers comme des acrobates de cirque.

Ils s'alignent au centre du marais, en écrasant les sillons à peine tracés.

Ils attendent immobiles, rigides, avec leurs armes pointées.

Les femmes, les premières, leur ont donné la bienvenue, hargneusement : "Délinquants !"

"Silence !" a crié Pistilloni en accourant.

"Silence ! " a-t-il crié en agitant les mains en l'air.

"Silence !" a-t-il répété en se tournant vers les quatre coins du marais.

"Silence ! Personne ne bouge ! Pas de peur !" a-t-il crié plus fort, pour tous.

L'officier qui commande les carabiniers s'est avancé : "Cette terre n'est pas à vous !" dit-il. " Vous n'avez aucun droit de l'occuper. Pour cela, allez-vous-en ou je vous arrête tous autant que vous êtes !" Il dit les mots tranquillement, sûr de lui, comme le patron, comme don Bastiano quand il ordonne un travail aux journaliers alignés dans sa cour avec leur béret à la main.

Gesù Critu Aresti se porte en avant d'un pas, un peu timide : "C'est la nouvelle loi … la nouvelle loi dit que la terre appartient à celui qui la travaille…" Pendant qu'il parle, il montre avec ses mains les gens, "Nous sommes en train de travailler, donc elle est nôtre."

L'officier met ses mains sur ses flancs et écarte ses jambes : "La politique ne m'intéresse pas !" Il tord la bouche avec mépris. "Je vous donne cinq minutes pour dégager !" Il regarde la montre à son poignet : "Cinq minutes. Compris ? Marche !"

Les femmes se sont levées comme des furies, en grondant avec leurs dents découvertes : "Nous en aller, nous ?! C'est notre pain !" Elles ramassent des poignées de terre en la montrant sur leur main tendue ouverte. "Toi va-t-en ! Toi … qui tu es, toi ?"

L'officier a pâli. Il semble apeuré ! Il a fait signe aux soldats d'avancer. Mais avant même qu'un seul ait bougé le pied les femmes se sont lancées, rompant leur file bien ordonnée par le choc de leurs mains tendues, fermés, dures.

L'officier est resté isolé, avec les journaliers gesticulant tout autour de lui qui hurlent pour lui expliquer leurs raisons.

C'est à ce moment qu'intervient zio Antoni. Il s'est avancé péniblement entre les houes et les sillons pour se porter au centre de la mêlée. Il a éloigné d'un geste brusque sa nièce qui voulait le soutenir.

"Sommes-nous venus ici pour travailler ou pour faire des guerres, nous ?" demande-t-il à voix haute et irritée, en tournant autour de lui un regard courroucé. "Sommes-nous comme les chiens, que nous nous mordons les uns les autres, nous ? Femmes, retournez donner le pain et le lait à vos enfants. Et vous, retournez travailler cette terre, qui a déjà trop longtemps attendu. Et vous, gens qui avez à la place d'un cœur, un uniforme et un grade, retournez-vous en chez vous, retournez-vous en en paix !"

Ils sont redevenus des hommes et des femmes.

Pendant un long moment, l'officier reste médusé devant le vieux au bâton fiché dans la terre; puis, il retourne à ses hommes, en s'agitant comme un dément.




Ils se sont échappés en hurlant, en trébuchant, en tombant, en se traînant, en pleurant, en jurant.

Dans le marais sont restés devant les mitraillettes seulement les morts, les blessés et les drapeaux rouges, comme sur un champ de bataille.

Zia Clara est tombée. Zio Antoni est tombé. Gésù Cristu Aresti est tombé. Giorgio est tombé, qui a seulement treize ans.

Ils se sont arrêtés aux premières maisons du village. Ils ne parlent pas, en se regardant à peine l'un l'autre, atterrés et humiliés. Ils ne caressent même plus le pleur des petits accrochés à leurs genoux.

Ils se sont arrêtés. Ils pensent tous la même chose. Ils se la disent l'un l'autre d'un clin d'œil.

Ils se sont arrêtés. Non, on ne laisse pas les morts par terre; ce ne sont pas des bêtes… Ni les blessés, seuls, à pleurer, seuls, à pleurer de rage et de douleur. Ni même les drapeaux ne se laissent à terre, si même ce ne sont que des lambeaux rouges…

Ils retournent. Tous, ils retournent. Immédiatement, ils retournent.

Ils ont pensé tous la même chose. Une chose qui a fait vaincre la peur des mitraillettes qui mordent les chairs de leurs dents féroces. Une chose qui permet à des yeux humains de ne voir, sur cette terre, rien si ce n'est leurs camarades morts.

 

 



Alors, Lucien, toi qui vois les choses comme un âne, que penses-tu de cette histoire ?


Et bien, elle est vraiment terrible. Tu avais raison. Et l'humanité est bien malade, dans sa tête. Je suis stupéfait , je suis indigné , je suis écœuré, je suis en colère et c'est peu dire.

Je n'aurais jamais imaginé ça en Italie. Si c'était moi, je leur jetterais un coup de pied à ces carabiniers et je ne te dis pas où, ça te ferait rougir. Pour commencer...


Je comprends ton indignation, Lucien. Je ressens la même chose et je suis tout aussi furieux du sort que les riches et leurs sbires, leurs mercenaires, leurs milices, bref, tous ces gens à leur solde font subir aux paysans pauvres. Comme je te l'ai déjà dit, c'est arrivé un peu partout en Italie. Mais c'est vrai aussi partout dans le monde. Par exemple, en Amérique Latine, encore aujourd'hui... Tu comprends qu'il y a des révoltes, des révolutions...


Oui, dit l'âne...


Et puis, as-tu remarqué comment cet officier se soucie de la « légalité démocratique », as-tu vu comment il comprend le monde, avec quel sens du réalisme politique, il interprète la loi et les choses. Comment il conçoit son rôle de serviteur public... En fait, comme on ne connaît pas la suite de cette histoire particulière, on ne sait pas comment les autorités ont réagi, si ce militaire a été sanctionné (un pareil carnage devrait lui valoir une sanction exemplaire : fusillé ?) ou s'il a poursuivi une carrière exemplaire, encouragé et récompensé pour ses bons et loyaux services.



 

1 Journaliers : en italien braccianti; ouvriers agricoles à la journée; en Amérique latine, paysans sans terre. Ce sont les jacques, célèbres par leurs jacqueries.

2 "Forza" : Forza armata ; la force armée, l'Armée ou les Carabiniers.

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5 juillet 2008 6 05 /07 /juillet /2008 14:42
Qui se souvient de Gênes ? Qui se souvient de Carlo Giuliani, assassiné par la police ? 2001, l'Odyssée de l'Espace de Schengen ? Tu me diras, mon bon Lucien, que depuis il y a eu beaucoup d'autres morts, beaucoup d'autres répressions policières ou militaires en Europe et ailleurs dans le monde. C'est ça, la globalisation libérale. Et tu aurais parfaitement raison...

 

Mais évidemment que je te le dis et évidemment que j'ai raison, répond l'âne en sautillant. J'ai un caillou dans mon sabot; c'est pour ça que je saute comme dans un rodéo. Et je vais même te dire que ce n'est pas prêt de finir. Bien au contraire.

 

Comment ça, tu crois que ça va continuer comme ça ?

 

Non, non, dit Lucien un peu ironique. Non certainement pas. Je pense tout le contraire.

 

Ah ! Tu me rassures... dit Marco Valdo M.I.

 

Te voilà bien vite rassuré... , dit Lucien en regardant un peu en biais. Que crois-tu que je pense et qui te rassure ainsi ?

 

Ben, tu m'as dit que ça n'allait pas continuer comme ça... Alors..., dit Marco Valdo M.I.

 

Alors, dit l'âne en dressant ses oreilles comme des points d'exclamation (ce sont des oreilles d'exclamation), je t'ai dit que je pensais tout le contraire. Bien évidemment que ça ne va pas continuer comme ça ; ça va empirer. Voilà ce que je pense. Depuis des années, ils mettent en place des lois « antiterroristes », ils inventent des « terroristes » (souviens-toi du terroriste-électricien de Londres, tu sais ce jeune Brésilien qui était venu travailler en Angleterre et qu'ils ont tué sans qu'il puisse dire un mot...), ils mettent plein de gens en prison... Aux dernières nouvelles, ils vont aller jusqu'à s'en prendre aux enfants turbulents (selon eux, de futurs « terroristes ») et vont leur infliger des traitements chimiques et leur tenir la bride courte...

 

Là pour le coup, moi qui n'avais pas peur des « terroristes », je commence à vraiment m'inquiéter. On est en présence d'un phénomène de folie collective. Ils voient des terroristes partout. Même quand il n'y a personne qui envisage de passer à l'action contre les populations sans défense, car à la vérité, un terroriste est quelqu'un qui pour infliger la terreur va jusqu'à attaquer des gens sans défense et qui ne sont même pas parties à la cause.

 

Tu as parfaitement raison, dit l'âne. Un « terroriste », ce devrait être ça; celui qui organise la terreur, celui qui utilise la terreur comme arme, celui qui utilise la force pour imposer sa loi. Pas quelqu'un qui est engagé dans un combat contre un ennemi structuré, armé, organisé et qui impose sa loi par la force.

 

Dis, Lucien mon bon âne, connais-tu ce proverbe populaire de chez nous : « qui se sent rogneux, qui se gratte » ou l'autre, plus usité dans les jeux de l'enfance : « C'est celui qui dit qui est ». C'est exactement çà, c'est celui qui dit (des autres) qu'ils sont des terroristes, qui l'est.

 

Moi, dit Lucien en se frottant le derrière au mur, je ne me sens pas rogneux et je ne dis rien. C'est seulement à cause de ces foutus taons...

 

Bon, ça va, Lucien, tu as le droit de te frotter le derrière au mur sans que je pense que tu es un terroriste. Mais revenons à cette affaire de Gênes et à la chanson. Je t'explique un peu et pour le reste, tu trouveras plein d'informations (même des vidéos) à ce sujet sur internet (par exemple, tu vas sur un moteur de recherche : Google ou un autre; tu introduis les mots « Gênes, 2001, répression »). Donc, je résume : Le G8 (c'est la réunion des chefs d'État ou assimilés de huit parmi les pays les plus riches du monde) se réunit cette année-là à Gênes. Ils ont tellement peur des gens, qu'ils transforment la ville en camp retranché et concentrent une armée ou deux de policiers. Évidemment, dans ces conditions, la situation ne peut que dégénérer : interdiction des manifestations, arrestations « préventives », charges, ratissages, matraquages, humiliations diverses, tabassages, tirs... Ils poursuivent les gens jusque dans les maisons, ils cassent tout à l'intérieur... Tout y passe et pire encore. Ils s'en prennent aux jeunes femmes (si tu vois ce que je ne veux pas dire, par respect et pudeur pour ces jeunes femmes) qu'ils ont arrêtées au nom de leur loi... Il y a donc bien eu des terroristes dans les rues de Gênes et ils étaient en uniformes. Bien sûr, ils diront qu'ils ont la loi pour eux, des lois faites sur mesure, faites spécialement pour pouvoir réprimer toute contestation... Voilà ce que rappelle cette chanson.

 

Et, dit Lucien, soudain, j'ai trop chaud et que j'aimerais tant tremper mes sabots dans une rivière.... et même me rouler dedans. Pour me décrasser de toutes ces horreurs... J'ai honte, j'ai honte pour les humains...

La Loi Juste


La Loi juste est le titre de la chanson des Modena City Ramblers à propos des faits de Gênes ( pour rappel : le massacre systématique par la police italienne des manifestants contre le G8); elle est tirée de l'album “Radio Rebelde”. Ce n'est pas seulement une chanson sur les faits de Gênes; mais une chanson d'aujourd'hui. Lisez-la, écoutez-la, et confrontez-la avec les discours que nous entendons tous autour de nous, chaque jour.

Marco Valdo M.I. ajoute : cette chanson montre un des aspects de la guerre civile que mène le libéralisme contre les populations.

Le libéralisme doux est souriant tant qu'on ne le contrarie pas, tant qu'on l'approuve. En cas de désaccord, froncement de sourcil, voilà le libéralisme sec. La moindre opposition et voici le libéralisme dur, le libéralisme brut et ses faciès de primates furieux. (D'accord, c'est pas gentil pour les primates...).

Et ce bon libéralisme sort ses invectives, ses insultes, ses menaces, ses armes... Quand il commence à paniquer, il voit des terroristes partout.

Le libéralisme couvre ses brutalités de la blancheur virginale de la Loi (la sienne évidemment), qu'il lave plus blanc dans la machine démocratique. Et les collaborateurs comme toujours collaborent. C'est dans leur rôle.

A propos, le titre de la chanson est « La loi juste »; mais évidemment, par définition, quand elle est votée (quand elle est passée dans la machine à laver démocratique), la loi est toujours juste (c'est le point de vue du pouvoir depuis la nuit des temps... Ils ont toujours voulu faire croire que la loi était juste, puisqu'elle est la loi. Belle tautologie !). Sauf évidemment quand elle ne leur convient pas; alors, ils font un 11/9, ils tuent Allende, le président légal du Chili; c'était en 1972.

En Europe, on en est encore à un libéralisme doux avec un brin de sec, un soupçon de brut (les prisons de haute sécurité...)... Pour combien de temps encore ?

Ce n'est pas comme ça en Amérique latine. Le cocktail libéral est plus fort, plus brut; le libéralisme y pratique l'assassinat à haute dose – en Colombie, par exemple, où les gens d'Urribe - les fameux libérateurs massacrent à qui mieux mieux les syndicalistes, les indiens, les paysans; ou au Mexique... ou, ou.

Alors, cette chanson dit ce que le libéralisme dit à ses opposants. Si tu ne manges pas la carotte, je t'enfonce le bâton...

Une seule conclusion dans cette guerre civile planétaire : Ora e sempre : Resistenza !



Petit bâtard infâme

Regarde ce que tu as fait

avec tous tes drapeaux

Et tes cortèges

Et ton Che Guevara

Et tes chansons de rébellion

Tu crois vraiment qu'il y a encore

Quelqu'un pour écouter ta voix ?



Les autos crachent des langues de feu

Les rues pleurent des larmes noires

Pour les pages des journaux

Les titres sont déjà prêts


Tu peux te cacher dans les cours

Ou fuir dans les escaliers

Nous arriverons quand même

Et alors, nous ferons la fête

Avec tes photos et des films

Avec tes slogans et tes poings levés

Tu crois vraiment qu'il y a encore quelqu'un

Qui veux t'écouter ?



Les autos crachent des langues de feu

Les rues pleurent des larmes noires

Pour les pages des journaux

Les titres sont déjà prêts

Gênes brûle – C'est ton pavé !

Quelqu'un meurt – justement maintenant !

L'Italie tombe - C'est ton pavé !

Un coup éclate – Ce n'est pas un délit !

Le dollar chute – C'est un attentat !

La bourse croule – C'est ton pavé !

Milan tremble : les tutes blanches !

Et le Parlement : C'est ton pavé !

Vote la loi juste.


Un jour sur le pont de Messine

Nous passerons avec nos jeeps

Et tu te rappelleras qu'on ne rigole pas

avec celui qui décide et qui commande.

Avec tes amis marocains

Et ces pédés d'intellectuels

Vous feriez mieux d'être muets

Si vous tenez à votre tête.



Les autos crachent des langues de feu

Les rues pleurent des larmes noires

Pour les pages des journaux

Les titres sont déjà prêts

Gênes brûle – C'est ton pavé !

Quelqu'un meurt – justement maintenant !

L'Italie tombe - C'est ton pavé !

Un coup éclate – Ce n'est pas un délit !

Le dollar chute – C'est un attentat !

La bourse croule – C'est ton pavé !

Milan tremble : les tutes blanches !

Et le Parlement : C'est ton pavé !

Vote la loi juste.

Chanson italienne  - La legge justa - Modena City Ramblers - 2002
Version française - La loi juste - Marco Valdo M.I. - 2008
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4 juillet 2008 5 04 /07 /juillet /2008 22:07

Tiens, Lucien, d'où viens-tu, on dirait que tu as couru...


Oui, oui, salut, dit l'âne à la voix humaine, je cours, je cours... Je te cours après, car tu m'avais promis de me faire connaître l'histoire de Kesselring et de sa pierre « ad ignominia », sa pierre ignominieuse..; ce qui veut dire si j'ai bien compris, la pierre qui lui fait honte, qui lui jette ses crimes et ses abjections à la figure.


Tu as parfaitement raison, Lucien mon bon ami. Mais je ne t'avais pas oublié, crois-moi. Elle est prête mon histoire. Ceci dit et pour être précis Robert définit « ignominie » comme suit : déshonneur extrême causé par un outrage public, une peine, une action infamante. Et crois-moi, le dénommé Kesselring l'avait bien cherché qu'on lui fasse un monument à sa honte immense. Et encore, tu veux mon avis, c'est bien peu de choses encore...


Quoi, dit Lucien l'âne en grattant du sabot les cailloux du chemin, c'était un tel salaud ?


Ce fut un criminel de première dimension, ça, c'est sûr. Un salaud de première classe, sans doute aussi. On n'est pas commandant d'une armée d'occupation nazie sans avoir trempé dans un fameux bouillon d'ordures. Mais tu vas pouvoir juger par toi-même, dit Marco Valdo M.I.


Et quoi, quand on l'a attrapé, car on l'a bien fait prisonnier... demande l'âne en tournant la tête pour éviter que le soleil ne l'éblouisse trop, on ne l'a pas condamné ?


Si, si, il a eu droit à un procès. Jusque là, rien à dire. On l'a même condamné à mort. Mais voilà, tu sais bien, Lucien, après cette guerre, on a, comment dire, rapidement cessé de poursuivre ces gens-là; en somme, on avait besoin d'eux. Ainsi, dans la plupart des pays, l'épuration – comme la guerre de Troie, n'a pas eu lieu, ou alors, très réduite, car il fallait quand même bien faire quelque chose. Mais en fait, on avait besoin de ces gens-là, c'étaient quand même de véritables anticommunistes, de vrais réactionnaires garantis pur porc. On a donc gardé en place ou au besoin, remis en place : en Italie, les fascistes – ils sont même revenus au pouvoir maintenant; en Allemagne, les nazis; un peu partout, les kollabos... Je t'en raconterai des vertes et des pas mûres à ce sujet.


Et alors, Kesselring, dit l'âne incrédule, il a été condamné ? Condamné à mort ? Et quoi, on l'a fusillé, pendu, écartelé, brûlé... ?


Rien de tout ça, on l'a laissé sortir de prison. Le pauvre, il était malade. Note que pour mourir, il importait peu qu'il soit malade et même qu'il soit vieux... Ce n'était à l'évidence qu'un prétexte; d'ailleurs, il a vécu encore longtemps après être sorti "très malade, quasiment mourant" de prison. S'est-il posé la question pour les vieux qu'il a fait massacrer, pour les enfants qu'il a fait arracher du ventre de leur mère, pour les villages entiers qu'il a fait brûler après avoir fait méticuleusement occire tous les habitants... ? Tu verras son cynisme est incommensurable. Sais-tu qu'il a osé dire aux Italiens qu'il avait fait tout ça pour leur bien...


Je ne comprendrai jamais les humains, dit l'âne en baissant la tête de dégoût.

 

Cette inscription lapidaire se trouve à Cuneo et à Montepulciano


 

Ode à Kesselring



Albert Kesselring, qui durant la deuxième guerre mondiale, fut le commandant de l’armée du Troisième Reich en Italie, fut condamné à mort au procès de Nuremberg pour les nombreux massacres que l’armée nazie avait commis dans le pays (Fosse Ardeatine, Marzabotto et autres). Ensuite, sa condamnation fut commuée en prison à vie, mais il fut relâché en 1952 en raison de graves ennuis de santé, qui en réalité n’étaient pas graves, car l’ex-hiérarque vécut en fait encore huit années ou un peu plus.Redevenu libre, Kesselring dit qu’il ne se repentait pas de ce qu’il avait fait et il déclara même que les Italiens, pour le bien desquels il l’avait fait, auraient dû lui ériger un monument. En réponse à cette exigence arrogante, Piero Calamandrei écrivit la célèbre épigraphe « Tu l’auras, Kamerad1 Kesselring … », dont le texte fut placé sur une pierre lapidaire « ad ignominia » que la commune de Cuneo a dédiée à Kesselring. On retrouve cette épigraphe également à Montepulciano (Toscane).

Le texte de cette célèbre épigraphe est :


Tu l’auras

Kamerad Kesselring

Le monument que tu exiges de nous Italiens.

Mais avec quelle pierre on le construira

C’est à nous de le décider

Pas avec les pierres enfumées

Des bourgs sans défense ravagés par ton

carnage

Pas avec la terre des cimetières

Où nos compagnons tout jeunes encore

Reposent en sérénité

Pas Avec la neige inviolée de nos montagnes

Qui durant deux hivers te défièrent

Pas avec le printemps de ces vallées

qui te vit fuir

Mais seulement avec le silence des torturés

Plus dur que tout rocher

Seulement avec la roche de ce serment

Juré entre des hommes libres

Qui

Par dignité et non par haine

s’assemblèrent volontairement

Décidés à racheter

La honte et la terreur du monde.

Si tu voulais un jour revenir sur ces routes

Tu nous trouverais à notre poste

Morts et vivants avec le même engagement

peuple serré autour du monument

Qui s’appelle


Aujourd’hui et pour toujours


résistance



Piero Calamandrei

1 Kamerad : en italien, le mot est Camerata, qui était le nom que se donnaient les membres du P.F.N. - parti fasciste.

On imagine donc bien combien dans l’apostrophe de Calamandrei, il y a de mépris et de dégoût à l’égard de ce haut officier nazi.

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3 juillet 2008 4 03 /07 /juillet /2008 22:16

Ah ! Ah!, dit l'âne aux pieds résistants, on vient de libérer une dame dans la forêt et sur tous les écrans du monde, on voit des têtes souriantes, on chante des hymnes à la gloire de la liberté... Que dis-tu de cela ?

Et bien voilà, quand je l'ai prise dans mes bras, elle m'a donné son beau sourire, et puis après, sans rien nous dire, dans la lumière de l'été, on s'est aimés, on s'est aimés...

C'est tout ce que ça te fait cette grande victoire de la liberté et de la démocratie dans leur lutte à mort contre les peuples en révolte, contre les révolutionnaires et les terroristes... Tu vois bien, on fait des fêtes partout et des cérémonies et puis, des sourires, des sourires de Présidents sur tous les écrans. Et toi, tu nous parles de la lumière de l'été, de tes amours, de ton quotidien... Qu'est-ce que ça veut dire ?

Ça veut tout simplement dire qu'au fond, il est bien sûr heureux pour cette femme (et pour elle seule et ses proches) qu'elle sorte de cette situation cauchemardesque. Et en plus, en bonne santé. Après six ans de captivité. Ah, si les prisonniers à Abou Ghraïb ou à Guantanamo en sortaient en aussi bonne santé, si les gens du stade de Santiago ou des prisons argentines pouvaient revenir... Les Mères (grands-mères..) de la place de Mai seraient elles aussi souriantes. Et puis, en Colombie-même, si les syndicalistes (2700) assassinés par les hommes d'Uribe et des Étasuniens pouvaient ressortir de leurs tombes en aussi bon état, là, crois-moi, foi de fils de résistant, je ferais la fête et là, il y aurait de quoi. Tu commences à comprendre mon peu d'enthousiasme pour mêler mes mots à ceux des Bouches de fromages.

Quoi, dit l'âne en feignant l'étonnement et l'incompréhension en ouvrant des yeux jusqu'aux oreilles, des Bouches de fromage? Kesako ? De quoi tu causes ? Qui sont ces Bouches de fromage ?

D'accord, je vais te l'expliquer, mais tu n'as pas bien suivi mes propos antérieurs. La première Bouche de fromage que j'ai citée, identifiée, portraiturée est italienne, c'est le chauve repiqué, l'actuel premier ministre d'Italie, l'homme aux dents d'albâtre et à la peau lisse au visage, le dénommé S.B. À force de cheeser devant les starlettes, il se prend les pieds dans ses écoutes. Je ne te dirai pas ce qu'en dit la presse de son pays, tu n'as qu'à aller la voir. Elle le traite de poisson... Quant aux autres Bouches de fromage, je te les laisse découvrir sur tous les écrans, dans toutes les gazettes, ils cheesent partout. Crois-moi, ça sent mauvais.

D'accord, d'accord et que me proposes-tu aujourd'hui ?, demande l'âne en repliant des pattes avant sur la table et en posant son long museau entre ses sabots.

 

Eh bien voilà, Lucien mon bon ami, j'avais fait hier une traduction d'une chanson italienne, tu sais que je fais cela très régulièrement, et pour l'introduire, j'avais repris cette notion de Bouches de fromage... Je te laisse découvrir par toi-même ce que j'en disais. C'était prémonitoire. Et en réfléchissant un peu, on voit quel jeu se joue sur les écrans du monde, on voit qui sont ces gens qui exaltent la liberté des tueurs de syndicalistes.

Oui, dit Lucien très pétillant du regard, mais dis-moi de qui est cette chanson et aussi son titre.

Tout à trac, comme çà, sans digression, la chanson s'intitule à la Cour du Roi et le groupe qui la chante s'appelle Casa del Vento. Je t'en parlerai peut-être bien une autre fois. Mais voici mon commentaire d'introduction et la traduction de la chanson.

 

C'est l'heure du tocsin, le temps des S.O.S... Ils sont revenus, ils reviennent. Ils sont là. Parfois dans la lumière, toujours dans l'ombre. C'est vrai en Italie, c'est vrai dans d'autres pays d'Europe. A la surface, ils sourient dans les téléviseurs, ils sourient dans les journaux; ce sont des Bouches de Fromage – Bocche di Formaggio – Cheese pour les photos, Cheese pour les écrans. Cheese, Bouches de Fromage – Bocche di Formaggio, tant qu'on obéit, tant qu'on se tait, tant qu'on ne dit rien, tant qu'on ne proteste pas... Cheese, doucereux, qu'ils sont... Mais attention, si tu ne marche plus au sourire, à la carotte, ils sortent le bâton et ils cognent, dur !

Quand ils rencontrent de la résistance, quand ils se sentent démasqués, quand on ne les croit plus... ils deviennent tout autres.

Ils ne sont plus guère civils, ils perdent leurs voix , leurs mots, leurs sourires (Cheese) doucereux et passent du bleu tendre au noir d'orbace, du libéralisme doux au libéralisme sec, ensuite du libéralisme sec, au libéralisme brut. Regardez-les sur tous les écrans d'Europe... et du monde !

Les Bouches de fromage deviennent des faciès de primates, des gueules de brutes ! A la Cour du Roi Pognon.

 

À la Cour du Roi



Viens voir, ils sont revenus, ils sont là,

Avec leur chemise noire qui ne change guère

Bagarreurs, affairistes, membres de la mafia

Serviteurs du pouvoir et fauteurs de guerre.

 

Ils ont bâillonné l'information

La télévision ne doit pas faire penser

Voler n'est pas un délit quand on est patron

La police qui tabasse, tout est organisé.

 

Tous au service du président-roi

Tous à la Cour du Roi

 

Des mots à la gloire de notre culture.

Ils sont racistes, c'est chose sûre

Ils marquent les gens comme des animaux

Les empreintes digitales sont une honte.

 

Les plus faibles seront éliminés, tous !

Les agitateurs seront éliminés, tous !

Les services seront privatisés, tous !

Seuls les plus riches seront aidés, tous !

Tous au service du président-roi

Tous à la Cour du Roi


S.O.S. Au rassemblement : Tous !

Fais ce qui est juste :

Appelle à la révolte !

S.O.S. Ce n'est pas une plaisanterie

Ici on brûle

la démocratie !


À la Cour du Roi..

 

Chanson italienne - A la Corte del Re – Casa del Vento 2002

Version française – A la Cour du Roi – Marco Valdo M.I.

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2 juillet 2008 3 02 /07 /juillet /2008 21:47

Ah, Ah, dit Lucien l'âne aux dents luisantes, je suis content de te voir, Marco Valdo M.I., car l'autre fois, tu m'avais promis de me faire connaître ce commentaire à propos de cette chanson « Ils sont venus... ». Est-il prêt ?

Oui, oui et je vais même te le servir tout de suite. Tu verras, il est assez plaisant à lire. C'est un peu comme une enquête – et de fait, c'en est une; mais on ne sait trop finalement qui est le coupable.

Que veux-tu dire ?, demande l'âne en levant sa queue en point d'interrogation.

On a un peu l'impression que le brave Bertolt est soupçonné d'une sorte de plagiat ou de détournement de pasteur, je veux dire de sermon de pasteur. Qu'une kyrielle de pasteurs s'agitent dans d'insondables revues pour retrouver la paternité de ce texte et qu'en somme, on court après une vérité toute simple. Ce serait bien le pasteur Niemöller qui serait l'origine de ce texte. Quoique, l'autre jour, tu m'as dis que tu en avais déjà eu connaissance à Ephèse de ton temps.

Oui, je l'ai dit et je le maintiens. D'ailleurs, où donc Mathieu l'aurait-il pêchée cette histoire ?Mais quand même, au fond, toute cette affaire de paternité n'a qu'une importance relative, ce qui compte en finale, c'est l'histoire elle-même et elle est très forte, très archétypique. Un peu comme l'histoire de l'ennemi et de la rivière. Tu sais, celle qui dit « Assieds-toi au bord de la rivière, tu verras passer le cadavre de tes ennemis. » Ou encore, celle de l'homme et du poisson.

Oui, celle qu'on avait attribuée au Grand Timonier : «Si tu donnes du poisson à un homme, il mangera le poisson, une seule fois. Si tu lui apprends à pêcher, il en mangera toute sa vie. » D'accord, mais il faut aimer le poisson et bien entendu, éviter de pêcher le cadavre de ses ennemis. Et bien, cette histoire, Lao Tseu la racontait déjà. De qui la tenait-il ? Il ne nous l'a pas dit.

Peut-être du pasteur Kaltenborn ou du romancier Biondillo... dit l'âne en hoquetant. À moins que ce soit encore Bertolt Brecht qui l'ait racontée à Lao Tseu. Allez savoir...Mais rappelle-toi, Marco Valdo M.I., on ne peut pas rire de tout et de n'importe quoi. À mon avis, tu devrais faire attention...

Et toi aussi, bougre d'âne.


Voici donc le commentaire :

In fine, il semblerait bien qu'il faille attribuer cette poésie à Martin Niemöller (1892-1984), théologien et pasteur luthérien allemand, soutint dans un premier temps le nazisme pour en devenir ensuite un opposant. Arrêté une première fois en 1935 pour avoir attaqué l'idéologue raciste Alfred Rosenberg, il fut libéré à l'intercession de puissants industriels allemands; il fut cependant de nouveau arrêté le 1er juillet 1937 par la Gestapo sur ordre direct de Hitler, enragé par un de ses sermons, et il resta prisonnier jusqu'en 1945, d'abord à Sachschausen et puis à Dachau, quand il fut libéré par les troupes américaines durant son transfert dans le Sud-Tyrol. Dans l'après-guerre, il s'employa à la réconciliation entre Allemands et combattit la division de l'Allemagne, mais il fut aussi un organisateur du mouvement pacifiste contre la guerre du Vietnam et conte les armements atomiques.

Il s'agit d'une « poésie contre l'apathie », la « violence de la tranquillité ». Dans les camps de concentration, les prisonniers étaient contraints de porter des triangles d'étoffe colorée selon la catégorie à laquelle ils appartenaient. On relève les couleurs : les Juifs portaient un triangle jaune surmonté de l'étoile de David, les prisonniers politiques (communistes, socialistes et syndicalistes...) portaient un triangle rouge, les homosexuels un triangle rose et les Témoins de Jéhovah un triangle pourpre. Les triangles verts étaient réservés aux « délinquants communs », les noirs aux soi-disant « asociaux », les bruns aux Gitans, les blancs à ceux qui avaient fait la grève et, enfin, les bleus aux prisonniers de guerre des pays occupés.

La poésie, ou le recueil de phrases de Martin Niemöller, Als die Nazis die Kommunisten holten est considérée comme une page autonome en raison de l'interprétation du Songgruppe Regensburg. Elle a une histoire assez controversée, dans laquelle est intervenue une attribution à (ou une intégration de la part de) Bertolt Brecht, encore toujours assez répandue. Voir l'article assez complet dans le Wikipedia anglophone.


Une parenthèse tout de même, dit Marco Valdo M.I. Sais-tu, mon bon ami l'âne aux sabots d'airain, que le brave pasteur aurait aussi évoqué une autre catégorie de personnes que ces répugnants nazis ont persécutées très sévèrement; voici sa phrase : « Dann hat man die Kranken, die sogenannten Unheilbaren beseigtigt », « Alors on vint chercher les malades, les soi-disant Incurables ». Comme tu sais, les nazis (mais ils ne sont pas les seuls chez les humains) avaient de grands projets eugénistes.

Tu as bien raison, Marco Valdo M.I., il faut se méfier des eugénistes. Regarde ce qu'ils ont fait aux animaux. Nous les ânes, quand on voit approcher un eugéniste, on lui file un solide coup de sabot entre les jambes. C'est assez efficace en matière d'eugénisme.

 

Suite du commentaire :

Ces mots viraux comme une video de Youtube

par Luca Carlucci. (WebNews Blog, 29 mai 2008)

Tandis que la poésie de Brecht qui n'est pas de Brecht continue à traîner sur les blogs, finit en première page de Libération et, me dit-on, arrive jusque sur les cellulaires via des Sms, je reprends le fil de mon propos pour rendre compte des développements de mon enquête dilettante à ces lecteurs qui comme moi sont passionnés par ce petit mystère.

Dans ses commentaires à mon premier envoi, ma lectrice Carmela me signalait une précision du romancier Gianni Biondillo sur Nazione Indiana. En bref : Biondillo cite l'habituelle poésie avec l'habituelle attribution à Brecht, un lecteur lui fait remarquer qu'elle n'est pas de Brecht mais de Martin Niemöller, Biondillo répond : « OK, c'est vrai, c'est de Niemöller, mais ce fut Brecht qui la rendit célèbre. »

Comment, où et quand Brecht aurait rendu fameux un texte qui n'est pas le sien, finissant quand même (on imagine contre son gré) par se le faire attribuer, reste un joyeux mystère (pour la petite histoire, Biondillo est revenu sur la question de ces jours-ci, toujours sur Nazione Indiana et toujours en resservant cette thèse extravagante).

Après avoir répondu à Carmela que la position de Biondillo, sur base de mes enquêtes web et en totale absence d'une quelconque référence bibliographique, faisait eau de toutes parts, j'ai décidé de couper la tête à ce taureau de papier; j'ai pris mon clavier et mes doigts et j'ai écrit à Bertolt Brecht lui-même, ou plus exactement, aux gardiens de sa mémoire c'est-à-dire au Bertolt Brecht Archiv de Berlin.

Question simple : le texte est-il de Brecht ou de Niemöller ? S'il est de Niemöller, en découle-t-il que Brecht n'en a jamais rein eu à faire ou qu'il l'a rendu fameux ?

Le Brecht Archiv de Berlin, en la personne de l'aimable curatrice (personne qui prend soin des œuvres d'un écrivain, qui en assure l'édition; le mot habituellement utilisé en français est encore plus ambigu que l'italien puisqu'il s'agit du mot « éditrice »...) Helgrid Streidt, m'a répondu avec sollicitude. Et sa réponse est de celles qui ne laissent aucun doute.

Sehr geehrter Herr Carlucci,

nein, dieser Text ist nicht von Brecht, sondern von Pastor Martin Niemöller (1892-1984).


Réponse des plus claires même pour qui, comme moi, connaît l'allemand comme l'arabe.

Cher Monsieur Carlucci,

Non, ce texte n'est pas de Brecht, mais du pasteur Niemöller (1892 - 1984).


Mais la chose ne s'arrête pas là.

La courtoise curatrice, en fait, joignit à son mail le scan d'un article paru en 1987 sur Notate, la défunte revue de l'Archiv (la publication a cessé avec la chute du mur en 1990; rppelons que Brecht, la guerre finie, choisit de vivre en RDA et les archives qui portent son nom furent conséquemment situées à Berlin- Est.)

L'article écrit par le professeur de théologie et pasteur évangélique Carl-Jürgen Kaltenborn, est centré justement sur les heurs du texte en question et s'intitule «  Wirksam wie ein Volkslied » (Efficace comme une chanson populaire – virale comme une popsong ou un video de youtube, dirions-nous nous les jeunes trente-septenaire d'aujourd'hui); et, même à la lumière de la récente contagion, on peut dire que jamais un titre ne fut plus approprié.

Attention : ici entre en jeu le précieux Stefano ( ndt : à croire que c'est un destin, tous les Stefanos sont précieux : celui de Carlo Levi , qui l'accompagna tout au long de son voyage en Union Soviétique vers 1956, celui dont j'ai parlé avec l'âne et celui-ci...), lecteur de mon précédent envoi qui s'est offert de suppléer à ma criante insuffisance en langue germanique en m' (nous)offrant une traduction annotée du texte : tout ce que vous lirez à partir d'ici, vous le devez essentiellement à lui (qu'il soit loué !)

L'article de Kaltenborn part d'un précédent numéro de la revue Notate (5/1986) dans lequel était publié un tract chilien reprenant notre texte habituellement attribué à Brecht. Premier point, il démontre, contrairement à ce que j'avais imaginé dans mon premier envoi, que l'attribution brechtienne n'est pas « farine du web », mais préexistait à celui-ci. Semble se confirmer , au contraire, l'hypothèse wikipedienne à propos des racines hispanophones de l'attribution erronée.

Kaltenborn met immédiatement les choses au clair : ce texte est de Niemöller, pas de Brecht. Après avoir esquissé une biographie de l'auteur, Kaltenborn cherche à remonter aux origines de notre texte.

Dans le mensuel évangélique « Standpunkt » 1/87, Hans Joachim Oeffler, pasteur de l'église évangélique de Kaiserlautern-Siegelbach et vice-Président de la Conférence Évangélique pour la paix, a souligné que la version originale des paroles de Niemöller remonte à une prédication tenue le 19 avril 1976, un lundi ce Pâques, dans la salle communautaire de Kaiserlautern-Siegelbach et a été publiée par Martin Niemöller pour la première fois dans une contribution sous le titre de « Trente ans de République Fédérale Allemande ».


Autre note intéressante : selon Kaltenborn, la première apparition dans la presse du texte sous le contrôle de son auteur est de 1976. Suite à cette publication, poursuit Kaltenborn, le texte s'est répandu dans toute l'Allemagne fédérale en différentes variantes, jusqu'à acquérir une résonance internationale.

J'ai mis en évidence «  sous le contrôle de son auteur » car en réalité, le texte, ou plus exactement une de ses variantes, ont été en circulation bien plus tôt, plus ou moisn à aprtir des années 50 (du moins, aux dires de wikipedia).

Cette apparente dyscrasie ( comment traduire discrasia autrement que par dyscrasie, qui existe en français, comme terme strictement médical et qui signifie perturbation des humeurs organiques; dès lors, comme en italien, le sens figuré pourrait bien être : mauvais fonctionnement, perturbation) se résout en considérant que Niemöller avait déjà conçu et diffusé ce texte durant ses discours et ses sermons de l'immédiate après-guerre. C'est la thèse du Pr Marcuse, qui a consacré une recherche approfondie au thème de l'origine de ce texte ( dans laquelle significativement, Brecht n'est pas mentionné, sauf incidemment). Le même Kaltenborn avalise, quoique de manière indirecte, cette hypothèse :

Que Martin Niemöller pensa de cette manière, on peut déjà le déduire d'une conférence du 3 juillet 1946. Il se rappelait avoir visiter avec sa femme, à l'été 1945, le camp de concentration de Dachau, où il avait été emprisonné et qu'en voyant l'écriteau posé sur les fours crématoires : « Ici, dans les années 1933 à 1945, ont été brûlées 238,756 personnes », il s'était demandé : « Et toi, où étais-tu de 1933 au 1er juillet 1937 ? » ( cette dernière est la date de son arrestation), pour conclure immédiatement : « Hermann Goering se vantait publiquement d'avoir éliminé le péril communiste; car les communistes qui n'étaient pas en prison en raison de leurs « crimes », à ce moment étaient derrière le fil barbelé des camps de concentration à peine créés. Adam, où es-tu ? Malheureusement, Martin Niemöller, et toi, où étais-tu ? Voilà ce que demandait Dieu à propos de ces chiffres... Et ce jour-là, quand nous sommes retournés à la maison, j'ai lu avec des yeux neufs le chapitre 25 de l'évangile de Mathieu : « J'avais faim et ils ne m'oint pas nourri; j'avais soif et ils ne m'ont aps désaltéré; ils m'ont arrêté et vous n'êtes pas venus à moi ». Comme chrétien, j'aurais pu et j'aurais dû savoir, en 1933, qu'à travers chacun de mes frères – qu'il fussent communistes ou non – Dieu en Jésus Christ me demandait si je ne voulais pas le servir. Et j'ai refusé ce service et j'ai repoussé ma liberté. Parce que j'ai refusé ma responsabilité.


Et Brecht?

Selon Kaltenborn, une éventuelle rencontre entre Brecht et Niemöller, quoique imaginable et imaginée, et même possible à partir du moment où Niemöller a visité plusieurs fois la RDA à partir de 1953, n'a jamais été prouvée.

Quant aux rapports entre Brecht et notre tristement fameux texte, Kaltenborn n'a aucun doute :

Les suppositions quant à une adaptation possible, de la part de Brecht, de la réflexion de Niemöller, sont privées de tout fondement solide, car dans sa forme quadripartite, facilement mémorisable , qui a évidemment favorisé son ample diffusion et sa modification continuelle, il n'y en a pas de traces avant le 19 avril 1976 [c'est-à-dire quand Brecht était déjà mort depuis vingt ans].

Pour la suite de l'article, je laisse la parole et la responsabilité de conclure à Stefano déjà cité, car je n'aurais pas pu le résumer et l'annoter avec de meilleurs termes:

Arrivé là, Kalternborn (qui est aussi un théologien) soutient que la réflexion de Niemöller possède cependant une dimension exemplaire. L'histoire de son efficacité exprime une communion profonde des personnes raisonnables et le fondement d'une coalition fondée sur la raison.

Puis, il poursuit avec le lien avec l'actualité de la période à laquelle écrit l'auteur de l'article. Du fait qu'il s'agit d'une revue de la RDA (encore existante alors), il y a une référence au fait que leur société – à la différence de la société capitaliste – ne connaît pas le « copyright » et ne réclame pas de droits d'auteur quand il s'agit de s'engager pour le désarmement et la libération des peuples. (Mais , dit l'âne un peu étonné, il y a des gens qui réclament des droits et de l'argent quand il s'agit de s'engager pour le désarmement, la paix, contre la guerre, pour la libération des peuples ? Et ils n'ont pas honte ?)

Les strophes qui modulent l'original de Niemöller acquièrent ainsi la force d'un chant populaire qui sert à qui lutte pour la paix. Il y a ensuite des références au Chili et au Nicaragua, où les chrétien, les communautés de base chrétiennes et de simples évêques s'engagent à côté de ceux qui luttent pour la paix et pour l'autodétermination des peuples. Le fait que dans ces pays de nombreux chrétiens soient à côté des communistes et qu'ils utilisent les vers de Niemöller, en les attribuant à Brecht, a une valeur symbolique.

J'ajoute qu'il est évident – que ce passage est « vicié » par une sorte d'autojustificationisme : dans les années Quatre-vingts commencèrent à se former des groupes de pacifistes et de dissidents qui trouvaient protection dans l'église évangélique, tolérée par le régime communiste de la RDA. Ici, l'auteur tente la quadrature du cercle, en montrant que ce type de christianisme n'est pas du tout en contradiction avec le socialisme réel.




 

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1 juillet 2008 2 01 /07 /juillet /2008 23:05

Ah ! Ah !, dit Lucien, l'âne singeant le singe Bosse-de-Nage et se grattant conséquemment l'occiput, pour ne pas dire autre chose, te voilà ! Que vas-tu encore me sortir ce soir ? Une chanson, un poème, une histoire... ? Qu'as-tu en tête ?


D'abord, bonjour-bonsoir, selon l'heure où l'on nous lit, il faut bien tenir compte de cette curieuse dimension de notre situation, on ne sait jamais si on parle le jour ou la nuit. Donc, bonjour-bonsoir, pour répondre à ta question, j'hésitais beaucoup dans mon choix; j'ai mille choses à dire et à raconter et je ne sais si j'arriverai jamais au bout.


Te connaissant, je suis absolument sûr que non. Mais poursuis, je t'en prie Marco Valdo M.I.


J'avais pensé parler de Kesselring et de son monument ignominieux. Mais ne t'inquiète pas, si je ne le fais pas aujourd'hui, je le ferai demain ou un autre jour, comme viendra l'inspiration. Bref, j'en étais là de mes pensées, quand un truc miraculeux se produisit.


Un truc miraculeux... La dame s'en est allée ?, dit l'âne en ricanant et en se frottant le ventre d'un sabot nerveux. C'est à cause de ces sales mouches, elles n'arrêtent pas de me piquer. Quel truc miraculeux ?


Et bien voilà, tu sais que je traduis des chansons en français pour un site splendide qui s'appelle Canzoni contro la Guerra, site civil s'il en est. J'allais voir un peu ce que j'y mets de temps en temps et aussi, j'allais aussi un peu à la pêche aux chansons. C'est comme une passion. Je ne peux pas laisser passer trop longtemps sans leur fournir un texte et foi de Marco Valdo M.I. et de Calvino, ils le méritent bien qu'on les aide. En fait, c'est s'aider soi-même que d'aider de pareils porteurs de paix ou alors, nos enfants ou les enfants de nos enfants, ou les enfants des autres, les enfants du monde... Tu sais ceux qui vont se donner la main pour faire une ronde autour du monde...


Arrête, arrête, je suis tout soûlé par tes logorrhées, dit Lucien en se repliant les oreilles.


Alors, je reprends calmement, calme, calme... Je cherchai une chanson et je suis tombé sur un texte que je connaissais déjà, que tu connais peut-être, que des millions de gens connaissent dans le monde, mais qui me plaît bien. Il n'y avait même pas à le traduire, il l'est déjà dans plein de langues et dans plein de versions différentes. Tu sais, cette histoire de la peste brune. Ils sont venus chercher les communistes, les socialistes, les anarchistes (ceux-là, on les oublie la plupart du temps... Mais comme disait Léo, y en a pas un sur cent et pourtant ils existent... et qu'ils se tiennent bien, bras dessus, bras dessous, joyeux et c'est pourquoi, ils sont toujours debout...), les maçons, les Roms, les Juifs, les homos et tant d'autres sortes de gens... Je n'ai jamais rien dit; puis, ils sont venus me chercher et il n'y avait plus personne pour dire quoi que ce soit... Ne t'inquiète pas, Lucien mon bon ami, tu vas avoir la version supposée originale.


Oui, oui, je connais cette histoire, ça nous est arrivé chez les ânes aussi. Et à moi en particulier, alors, tu penses.... Mais si tu as la version d'origine... En fait, ça m'étonnerait beaucoup, car vois-tu, quand j'étais du côté d'Éphèse, j'en ai déjà entendu parler... Tu sais bien l' Éphèse d'Asie Mineure, la ville des jumeaux et des jumelles. Une ville très patriarcale au demeurant. Tu me suis ? Ah ! Ah ! Donc, au temps où j'étais encore un jeune homme et où je fréquentais les péripatéticiens de la ville; il doit bien y avoir deux millénaires et comme je t'ai dit, on racontait déjà une histoire du genre. Il y avait des Perses, des Spartiates, des Athéniens, des Hébreux, des homosexuels, des sectateurs de dix religions différentes... Comme dans ton histoire, on finissait par se retrouver seul.


Écoute-moi plutôt, je n'ai pas le cœur à rire à propos de cette histoire. Le truc miraculeux, dont je te parlais, est un commentaire énorme et tout à fait passionnant à ce sujet que j'ai traduit à ton intention et à celle de notre grand ami Stefano le lâcheur, tu sais celui qui dit toujours qu'il va venir nous rendre visite et qui n'arrive jamais. J'ai pensé à lui car un des commentateurs italiens s'appelle aussi Stefano. Et à présent, voici cette histoire. Je commence par le texte français...


 


 

 

LORSQUE LES NAZIS SONT VENUS CHERCHER LES COMMUNISTES

Lorsque les nazis sont venus chercher les communistes
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas communiste.

Lorsqu'ils sont venus chercher les sociaux-démocrates
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas social-démocrate.

Lorsqu'ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas syndicaliste.

Lorsqu'ils sont venus chercher les juifs
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas juif.

Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester.

 

 

Et la suite, dit Lucien en faisant l'âne.


Comme il se fait tard et que je suis assez fatigué, je n'ai pas le temps ce soir de te donner la traduction du texte de commentaires..., répond Marco Valdo M.I. Mais crois-moi, il vaut son pesant de son.


 

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28 juin 2008 6 28 /06 /juin /2008 22:36

Ah, te voilà ! D'où viens-tu comme ça ?, dit Marco Valdo M.I. en regardant l'âne claudiquer cahin-caha sur le chemin caillouteux.

Mon ami, tu ne devineras jamais ce qui m'est arrivé. À moi, l'âne noir, venu de Samosathe ou peut-être d'Éphèse; ça, ça reste un mystère. Ce qui m'est arrivé aussi d'ailleurs.

En tout cas, tu m'as l'air vraiment choqué, comme si on t'avait battu.

Bof, battu, ce n'est rien, nous, les ânes, on a l'habitude et le poil très résistant. Si ce n'était que battu... C'est bien pire, crois-moi.

Et quoi donc, Lucien. Quel est ce mystère ? Qu'a-t-on bien pu te faire pour te mettre dans cet état ?

Je t'ai dit que tu ne devineras jamais. Et c'est bien vrai. Mais pour me faire sourire, essaye quand même – là je t'ai donné une rime, une indication... Pour un poète comme toi, ce doit être une clé.

Bon, ça va. Je cherche, mais pas trop longtemps. Si on ne t'a pas battu, tu as eu un accident. Un camion t'a foncé dedans ?

Non, dit Lucien, ce n'est pas ça. Tu gèles.

Un boucher t'a poursuivi avec un grand couteau ? C'est affolant, ça, pour un âne. Tu aurais pu finir en boudin, mon ami Lucien.

Non, non, pas du tout. Tu gèles toujours., dit l'âne sarcastique. Cherche mieux.

Tu es tombé dans un profond fossé ou dans un ravin ?

Là, tu vas me vexer, moi et tous mes congénères. Nous ne tombons pas dans les fossés. Au pire, on nous y pousse, on nous y jette, mais nous n'y tombons pas. Et même, si tu veux le savoir, on ne m'y a pas jeté. Du moins, dans un vrai ravin.

Ah, dit Marco Valdo M.I., je commence à voir, on t'a fait mal, mais pas physiquement.

Maintenant, dit l'âne en commençant à sourire, tu chauffes et fort.

Quelqu'un t'a insulté ?

Non, dit l'âne.

Quelqu'un t'as injurié ?

Non, dit l'âne.

On t'a crié dessus.

Non, dit l'âne. Et de toute façon, comme tous les ânes, je m'en fous qu'on me crie dessus.

On t'a menacé de te battre à mort ?

Non, dit l'âne. Je vais te le dire, car tu ne trouveras jamais. On m'a convoqué à l'Onem pour un contrat.

Pas possible. Toi, un âne. Ce n'est pas possible, Lucien.

Et bien, si. Le contrôleur m'a montré mon dossier, ils ont été rechercher qu'au départ, j'étais un homme, que j'avais vingt ou vingt-cinq ans et ils m'accusent de me déguiser en âne pour échapper au contrôle et pouvoir travailler en noir. Comme si j'avais envie de travailler ? A-t-on idée ? Faut être un humain pour avoir des idées aussi saugrenues, mais passons. Ils m'en ont tellement dit que voilà, pour avoir la paix et mettre fin à leur harcèlement, j'ai signé un contrat et je suis obligé, moi, un âne de chercher un emploi. C'est la pire des humiliations.

Voyons, Lucien mon ami, ne dis pas ça. Ils l'ont fait pour ton bien. Ils veulent seulement t'activer.

Mais je ne veux pas être activé, ni par devant, ni par derrière., dit l'âne noir de colère.

Mais calme-toi, Lucien. Je ne t'ai jamais vu aussi remonté. Je te dis qu'ils veulent t'aider...

Et puis quoi encore, dire merci, peut-être ? Si tu veux me faire plaisir, fais-moi une chanson, une de tes parodies, pour me consoler. Là, je dirai – et avec plaisir encore – merci.



 



Dis Merci !

Chanson de chômage.


Quand ton boulot détale
Par un soleil d'été
Et que ta femme cavale
Car tu n'as plus de blé
Quand l'ombre et la lumière
Dessinent sur ton corps
Les traces de ta misère
Tu peux aller encore

À l'Onem, à l'Onem, à l'Onem
Au Forem, au Forem, au Forem

Quand ton pain se fait vieux
Quand ton pain se fait dur
Quand le rire dans tes yeux
D'un seul coup n'est plus pur
Toi tu voudrais dire non
À ce foutu contrat
Ton honneur lui dit non
Mais tes mots ne viennent pas

À l'Onem, à l'Onem, à l'Onem
Au Forem, au Forem, au Forem

Quand tu n'es plus toi-même
Plus rien qu'un numéro
Rien qu'une goutte d'eau
Dans un océan statistique
Quand tu es contrôlé,
De façon systématique
Quand tu es harcelé,
Tu angoisses, tu paniques

 

À l'Onem, à l'Onem, à l'Onem
Au Forem, au Forem, au Forem

Tu ne sais pas, tu ne sais plus
Si tu existes encore
Quand on t'a fait la chasse
Comme on fait à la guerre
Quand c'est toi le soldat
Qui meurs et qui la perds
Quand enfin on t'excluera
Car il n'y a pas d'emploi pour toi.


Dis merci !, à l'Onem, à l'Onem
Dis merci !, au Forem, au Forem

 


"Que je t'aime..." Chanson de Johnny Halliday - Paroles: Gilles Thibaut. Musique: Jean Renard   1969

"Dis merci ..." Parodie de Marco Valdo M.I. 2008


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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 22:23



Je vais le faire assurément, mon ami Lucien. Je vais le faire, mais tu dois bien savoir que la gondole, la barcarole et tout ce folklore hydrique est maintenant un peu désuet et pour tout dire hors de saison, hormis bien sûr, la saison touristique. Ne t'inquiète pas surtout, ça se vend encore, par trains, par cars, par avions entiers. Mais vois-tu, mon bon âne, des chansons pareilles, il te faudra aller les chercher ailleurs.

 

Tu me taquines, tu te moques, en somme, tu te fous de moi, Marco Valdo M.I. et je n'aime pas ça, dit Lucien l'âne en brayant un coup monstrueux. On l'entendit à cinq kilomètres.

 

Arrête, brayou, brayeur de fond, je sais bien que tu n'entendais pas goûter de ce sirop aux algues de la lagune. Tu aimerais quelque chose de fort, de nouveau, de nostalgique, au parfum puissant, de la poésie, quoi. Tu y voudrais de la conviction, du sentiment, un peu de désespoir, du regret, de la tristesse et de l'espoir. En somme, tu voudrais une poésie qui dise ce que sent aujourd'hui l'Italie. J'en ai une sous la main. Je viens de la traduire. Je vais te la dire. Mais avant, parlons un peu encore.

 

De quoi, demande Lucien. Que veux-tu me dire de si important, de si urgent, qui ne peut attendre ?

 

Mais avant de te donner cette poésie, je voudrais que nous nous penchions un instant sur la maladie de l'Italie, car notre amie est très malade.

 

De quoi souffre-t-elle ?, dit l'âne plein d'inquiétude en arrachant une touffe de chiendent d'une langue râpeuse.

 

Si j'en crois les diagnostics en cours, elle souffre de cette terrible maladie qui l'a déjà frappée précédemment. Elle a une rechute de berlusconite. Ne ris pas, c'est une maladie mortelle. C'est une variante évoluée de la mussolinite, qui a failli emporter l'Italie pour de bon au siècle dernier. Ce sont les mêmes symptômes. L'Italie se meurt, ses citoyens étouffent de honte; ses autres habitants gonflent d'orgueil et d'arrogance, d'avidité et d'inconscience. L'air commence à leur manquer. Mais voyons, si tu le veux, cette chanson.

 

Oui, oui, mais de qui est-elle ? Quel est son titre ? Qui sont ses interprètes ? Tu ne m'en as rien dit, s'exclame l'âne un peu en désarroi et rarrachant une touffe de chiendent, d'un coup sec.

 

Elle s'intitule tout simplement : « L'Italie »; elle est l'œuvre des Mercanti di Liquore, tu sais ce groupe de Monza dont je t'ai déjà parlé. Elle chante le désespoir d'un amoureux de l'Italie. C'est une belle chanson d'amour, mais elle a un fort parfum, elle est tonique et pleine de vie. Mais elle n'a pas été facile à mettre en scène, à présenter. C'était un morceau en prose auquel j'avais du mal à donner toute sa dimension de canzone en français. Un peu comme tu peux avoir la surprise devant un texte de roman de Saramago où il n'y  a pas de ponctuation... Le texte était beau, mais il y manquait une respiration, un rythme, une scansion. C'est une complication quand tu traduis, car un texte est la musuique et le rythme par lui-même.Ce qui fait que ma version est fort différente - en apparence - du texte italien. Quoique... J'ai trouvé - après avoir traduit - une entrevue d'un des membres des Mercanti, Lorenzo Monguzi, qui confirme mon approche, me semble-t-il. Je l'ai placée à la fin de cet article.

 

L'Italie

Quand je l'ai connue,

l'Italie était déjà une femme

de constitution robuste et saine

et plus que travailler, je dirais

qu'elle se mettait en peine,

puis comme elle était grasse,

madonna elle suait... 



Dans l'étable, deux bêtes

et un chœur de poules à qui couper la tête

pour se donner du bien, pour se faire une fête,

l'Italie s'inventait des histoires fabuleuses,

qui sait comment elle faisait...


Si on l'emmenait faire un tour,

l'Italie maillot rose

montait à l'arrière de la voiture

car elle était respectueuse...

Moitié de siège pour elle

et moitié pour nous autres ses frères,

pas exactement de Mameli1,

mais quand même suffisamment beaux.



Quand elle allait dîner dehors,

elle mangeait tout

ensuite, on pouvait se mirer dans son assiette,

et la panse pleine, d'un coup, elle se levait,

elle faisait une belle révérence,

l'Italie, et puis, elle dansait...

Nous muets et fascinés

par le rythme de ses pas,

elle dansait vraiment bien

comme font souvent les gras.

L'Italie dans ses virevoltes haletait et forçait,

elle semblait tomber mais elle se relevait.

 

Quand je l'ai connue,

nous étions compatriotes,

elle puait la misère

et avait d'étranges manières

avec sa grosse voix forte et son ton rieur,

contente car elle vivait, car elle survivait encore

à guerre, après-guerre, guerre d'après encore,

avec son caractère de putain et ses habits de sœur,

maîtresse en fourberie et un peu girouette,

mais vis-à-vis des autres,

très tendre et très humaine.

Elle avait de beaux gestes et des yeux ardents

un air familier, le sein proéminent,

un corps très maladroit, un peu hors mesure,

tenu tout ensemble par des points de suture,

pourtant elle était belle encore, magnifique et attirante,

une beauté impudique et parfois inconvenante,

portée et disposée aux vices du plaisir,

l'Italie savait encore jouir...

 

Avec les ans,

nous nous sommes perdus de vue,

je lui écrivis nombre de fois,

mais sans réponse.

On me dit qu'elle s'était mise

dans certaines affaires étranges

avec des voleurs et des voyous...

Puis, hier, je l'ai rencontrée

dans un supermarché, l'Italie

avec sa charrette au rayon des surgelés,

tellement maigrie

qu'elle me paraissait être une autre fille,

avec ses pommettes refaites

et sa petite frange courte.

J'aurais voulu lui dire que j'avais la nostalgie

des temps où je jouissais de sa compagnie;

que je la trouvais belle, en somme, séduisante, vraiment

et que même lointain, j'étais pourtant son parent.

 

Elle m'a regardé comme on regarde les enfants,

elle m'a demandé si je savais où étaient les gressins;

me voyant perplexe, elle s'est retournée soudain,

et dans l'instant, mon Italie s'en est allée...

 

Italie, mon ancienne aimée,

tu as perdu ton allégresse

et peut-être ne te souviens-tu plus de l'ancienne courtoisie

et même si je l'admets, j'en suis resté confus,

que diable, au moins tu pouvais saluer !

Pourtant, malgré tout, je t'aime encore,

quelque chose de moi-même t'appartient.

Il te plaît de faire la pécore

et de me faire désespérer,

mais je sais qu'un jour ou l'autre, je te reverrai danser.


la la la la
la la la la
la la la la
la la...

1Fratelli d'Italia ou Hymne Mameli (auteur du texte) est en fait l'hymne national italien.

Chanson italienne: L'Italia – Mercanti di Liquore – 2005.

Version française : L'Italie – Marco Valdo M.I. – 2008.

 

 


L'Italie .... C'est l'Italie. Comme je le disais, mon texte m'a été donné par Paolini... Lui, il a un tas de cahiers absolument fascinant pour quelqu'un comme moi. Chez lui, il y a une quantité invraisemblable de cahiers écrits à la main; il n'est pas ami des ordinateurs; au contraire, sans doute, il garde même un peu de mépris car les choses écrites avec l'ordinateur sont toutes égales...Marco, dès le moment qu'il peut écrire, il prend des notes. Un matin que je m'étais à peine levé et que je ne comprenais pas encore grand chose, il a sorti un de ces cahiers et il m'a dit : « Regarde, ceci pourrait être une chanson ». C'était un morceau en prose, il n'y avait pas de métrique, cependant, l'idée m'a plu immédiatement de comparer l'Italie a une femme vue d'abord par les yeux d'un garçon qui en est attiré sexuellement et qui a une imagination tout entièrement tournée autour de cette femme qu'en réalité, il ne connaît pas bien. Il la voit, il l'entrevoit. Puis, avec les années, sa perception change aussi. C'est une très belle façon de raconter l'évolution de l'Italie, toujours dans l'optique de la métaphore dont nous parlions précédemment.

Entrevue avec Lorenzo Monguzi, un des membres des Mercanti di Liquore, publiée par La Brigata Lolli (Bielle).



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25 juin 2008 3 25 /06 /juin /2008 23:08

Ah, te voilà, toi, dit Lucien, l'âne aux pieds agiles et aux oreilles de démon, que deviens-tu ?


Mon bon Lucien, dit Marco Valdo M.I., je suis épuisé. J'ai tant passé de temps devant l'écran que j'en ai les yeux qui brûlent.


Arrête-toi, alors, fit l'âne avec pertinence. Quitte ton écran, va au jardin, bois un verre, pense à autre chose ou alors, causons tous les deux.


Mais enfin, Lucien, tu sais bien que pour causer avec toi, j'ai besoin de mon écran ou à tout le moins, d'une feuille de papier et de quoi écrire. Nous parlons par écrit, mon bon ami.


On parle par écrit, dit l'âne en ouvrant des yeux ronds comme des cibles. Voilà qui est singulier.


Pas du tout, ils parlent tous par écrit maintenant. Ce n'est pas pour autant qu'ils parlent comme des livres. Mais enfin, on parle avec les mains ou avec les doigts et ne va pas imaginer des choses... Nous, les humains, enfin certains, on ne pense pas qu'à ça.


Tout ça, c'est bien beau, mais que me proposes-tu ce soir ? Une petite chanson, je vois que tu es vraiment fatigué.


Bon, va pour une chanson, dit Marco Valdo M.I. C'est une bonne idée. Tu sais que je me suis lancé dans une exploration de la chanson italienne et bien, tu connais Goa, Marco Polo, Amundsen et son ami Scott, ou alors, le célèbre Livingstone, I Presume...


Oui, oui, dit l'âne un peu impatienté par ces préliminaires, ce sont tous des explorateurs. Mais où veux-tu en venir avec ces circonvolutions tarzanesques ?


Simplement à ceci, qu'ils ont découvert des mondes jusqu'alors inconnus d'eux et de leurs compatriotes – bien évidemment, pas des indigènes du pays (je sais, je sais,c'est tautologique mais c'est voulu). C'est l'évidence-même que les habitants de ces contrées « découvertes » les connaissaient déjà et depuis longtemps. Donc, la découverte est le fait de celui qui ne connais pas.


Oui, je comprends, dit l'âne en se grattant le bas-ventre d'un sabot énergique. Ce sont les taons, ils piquent, c'est très irritant. Enfin, je veux dire que je comprends bien où tu veux en venir.


Avant d'aller plus loin, une petite anecdote, si tu le veux bien. Je vois que tu acquiesces. Lorsque Christophe Colomb arrive devant l'île au bout de la mer Océane, les Indiens (qui n'en étaient pas, c'étaient plus que probablement des Caraïbes) s'encourant de la plage pour se mettre à couvert criaient : « Nous sommes découverts, nous sommes découverts ! ». Eux le savaient, vois-tu.


Tu te moques d'un âne et ce n'est pas bien. Maintenant dis-moi quoi avec ton exploration, conclut (provisoirement) l'âne exaspéré, mais content.


L'essentiel que je voulais te dire, c'est que depuis que je m'occupe de traduire des chansons italiennes, je vais de découverte en découverte, de surprise en surprise et pour tout dire, d'enchantement en enchantement. Il y a là un monde que je ne soupçonnais pas, dont je n'avais même jamais entendu parler et qui, pour moi, dans l'univers culturel où je vis, est une véritable révolution-révélation. Chapeau aux cantautori de la péninsule. Je vais juste te donner un exemple aujourd'hui, mais crois-moi, on y reviendra.

C'est une chanson sur le Roi Frédéric Ier de Prusse qui fut un grand roi militariste. Il créa la Prusse moderne et fit de l'armée prussienne une des plus puissantes de son temps. En somme, il est à l'origine des grandes catastrophes du siècle dernier et des quelques dizaines de millions de morts qui s'en suivirent. Cette chanson est un joyau d'ironie et en tout cas, les Mercanti di Liquore sont des oiseaux persifleurs.

Parenthèse : tu avoueras qu'un nom pareil est déjà en soi tout un programme.

Originaires de Monza, les Mercanti di Liquore forment un trio depuis le milieu des années 90. Depuis quelques années, ils travaillent aussi avec Marco Paolini. Tout en revendiquant nettement un attachement à Fabrizio De Andrè, ils évoluent maintenant dans un univers musical très contemporain, qui se fonde sur leur formation classique tout en intégrant rock, folk... et la dimension théâtrale.


 



Le Roi Frédéric


Roi Frédéric (Requiescat in pace)

Il y avait un grand homme sur la terre
(Roi Frédéric)

appelé Roi Fréderic

(Roi Frédéric)

Qui allait à la guerre

(Roi Frédéric)

cherchant l'ennemi...

mais l'ennemi était parti acheter une glace

et il s'en foutait du grand homme soldat.



Ennemi, ennemi... Sors, je t'attends

Tu ne peux pas finir ton sorbet maintenant !

Sors, je t'attends avec mon épée et ma lance

Pour le moment, je ne peux pas, j'ai mal à la panse !

(Requiescat in Pace)


Ennemi... Ennemi ? Nous ne blaguons pas... Ennemi

Tu es occupé ? Il appelle encore ... Ennemi !

Il utilise son téléphone spécial.

C'est moi, je suis le président, je suis le ministre de la guerre, je suis l'omnipotent !

Je suis le Caudillo, je suis le lider maximo, je suis le président, et I'm the goverantor, the terminator !

Ennemi ! Beuh !

Ennemi... Un grand homme sans ennemi est un grand homme tout seul !

(Roi Frédéric)

Ennemi...

(Roi Frédéric)

Allo ? Tu es prêt, ennemi ?

Allons, on ne rigole pas... Ennemi, si tu es là, frappe un coup !

Après ne te planque pas ... Je déteste, je déteste les embusqués ! Rends-toi après !

Impossible... Je suis ici ! Avec mon chien et le chien du président...

Un grand homme sans ennemi est un grand homme seul... vrai Bobi ?

Ennemi ? Je reconduis le chien et quand je reviens, je veux que tu sois là...

Je t'en prie... Ma femme se fâche !

Ennemi... Je suis le Roi Frédéric !

Je suis ton ami... Mais tu dois être mon ennemi !

Ennemi s'il te plaît... Un grand homme sans ennemi est un grand homme tout seul !

Ennemi ?

Je te laisserai gagner.



canzone : Re Federico – Mercanti di Liquore – 2004 in Sputi

Version française : Le Roi Frédéric – Marco Valdo M.I. – 2008

 

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