Elle est bien belle ta surprise... Voilà que tu t'arranges pour me raconter des histoires d'ânes... Comme si je n'en connaissais pas déjà. Enfin, celle-là, je ne la connaissais pas et cet âne-là, non plus. Enchanté de faire sa connaissance. C'est toujours plaisant de voir comment on traite les ânes dans les histoires d'hommes, dit Lucien l'âne à Mârco Valdo M.I..
C'est bien pour ça que je te l'ai fait connaître, cette histoire d'inondation. Pour ça et aussi, relativement aux événements d'Italie. D'ailleurs, cette année et peut-être même à l'instant où je te parle, il y a de grandes inondations en Italie. Et puis quand même, à côté de cette affaire d'inondation, il y a toute cette vie locale, ce mariage, ces moments dans le bistrot, les relations avec les femmes... Elles ne sont pas ce que laisseraient penser certaines idées convenues. J'aime assez, cette mise à nu des réalités quotidiennes.
Mais enfin, Mârco Valdo M.I., dit Lucien l'âne en secouant la tête d'un air ironique, les hommes sont partout faits du même bois ou de la même eau, ce qui sonnerait mieux en l'occurrence.
Oui, tu as certainement raison. Du moins pour ce que j'en sais, dit Mârco Valdo M.I.. Et puis, quand même, cette misère, cette pauvreté... C'était au milieu du siècle dernier, rappelle-toi, cette histoire. Il y a pas si longtemps. Mais ce qui me chiffonne, moi, c'est que quand même, est-ce qu'on n'exagèrerait pas maintenant ? Je veux dire dans ces pays-ci. Crois-moi, trop de biens matériels, tue le bien. Mais à partir de quoi, de quand, y a-t-il trop ? Voilà une des questions que je me pose, très souvent. Et elle est pas facile, la réponse.
Moi, dit Lucien l'âne en respirant un grand coup, moi, qui ai, comme tu le sais, traversé bien des pays et bien des époques, moi, qui ai vu bien des manières de vivre très variées, laisse-moi te dire que je pense que tu as raison de te poser cette question. En fait, elle est vitale... Elle est même au centre de la survie. De notre survie, car même nous les ânes, on finira par y passer, à cause de vos délires consommistes. Mais à propos, dis-moi, Mârco Valdo M.I., que vas-tu me raconter aujourd'hui ?
Il est facile de te répondre. Je vais te faire connaître la suite de cette histoire d'inondation en Sardaigne, mon cher Lucien et tu verras que l'âne, cette fois a un grand rôle à jouer. C'est vrai et je te prie de m'en excuser, mais j'avais omis de signaler qu'il y avait une deuxième partie à ce récit. Mais ne t'en fais pas, comme à mon habitude, je reprendrai la fin de l'épisode précédent de sorte que tu puisses raccrocher les wagons. Je n'insiste pas plus, car je suis fatigué et j'ai déjà beaucoup travaillé aujourd'hui.
En somme, dit Lucien l'âne, tout réjoui en agitant sa crinière de contentement, allons-y...
L'âne de Raffaele faisait la sieste sous le hangar, dans la courtille derrière la maison; à l'avant se trouvait la charrette rafistolée, avec ses brancards levés.
"Pendant que tu prépares l'âne, nous nous jetons quelque chose dans le corps", décida Antonio, en allant droit à la porte du buffet. Il trouva un saladier d'olives douces, un demi-pain et un morceau de fromage noir avec des vers. Giovanni découvrit une dame-jeanne de piquette et il se dépêcha de remplir un pichet.
"Il faudrait se bouger … avant que tout le village s'en aperçoive", suggéra Antonio en se fourrant une poignée d'olives en bouche et en en recrachant les noyaux au loin, en direction de la cheminée? Les autres approuvèrent d'un signe de tête, en mastiquant du pain et du fromage.
"L'âne est prêt", les informa peu après Raffaele, apparu sur le seuil avec l'animal bardé, tenu par la longe.
Antonio dévisagea l'âne avec mépris : "Mais que diable lui donnes-tu à manger à cette pauvre créature ? Des Notre Père et des Ave Maria ?", demanda-t-il avec sarcasme.
L'autre le regarda avec appréhension. "Pourquoi ? Pourquoi ? Il ne te semble pas bien tenu, peut-être ?"
"Eh bien, bien tenu peut-être … je ne dis pas non. Mais il est faiblard; il est gracile comme un saint en pénitence…"
Les autres rirent amusés. Raffaele parut s'offenser. Il avança avec son âne jusqu'au milieu de la cuisine. Il le fit tourner à droite et à gauche. "Regardez-le bien, mon petit bestiau ! Il n'est pas de ceux qui s'asseyent à mi-côte, lui … Petit oui, mais…", il lui donna une tape sur la croupe, "il est de ceux qui ont du biscuit dans leur sac, celui-ci !"
"S'il est de ceux là, la bénédiction ne manque pas chez toi !", ricana Antonio, en suscitant une nouvelle hilarité.
Irrité, Raffaele éleva la voix :
"Écoute-moi bien toi, tu ne dois pas mépriser mon âne … Si tu veux vraiment le savoir, mon âne est de la race de don Peppino !"
"Suffit ainsi alors : je lève mon béret ! ", s'inclina ironique Antonio. Puis, pour clore la discussion : "Il nous portera chance, alors … nous ramènerons certainement un bœuf à la maison."
Une fois le petit âne attaché à la charrette, il fut décidé de faire partir Raffaele seul. Eux prendraient un autre chemin pour ne pas donner l'éveil aux gens.
Ils se retrouvèrent une heure plus tard aux abords de la digue rompue. Sur la terre et sur les cailloux, il y avait des traces de sang, des restes d'entrailles et des traces de roue.
"Quelqu'un a déjà fait une bonne pêche …", observèrent-ils avec une pointe d'envie.
L'eau boueuse courait en gargouillant au travers de la brèche, en se reversant sur les terres basses au sud du village. L'étendue liquide grise était brisée par moments par une touffe de vert, par une bande de terre affleurante. Des nuées de corneilles craillaient en se disputant une place sur les branches dénudées d'un figuier. Des amas d'herbes et de bambous, un vieil arbre pourri arraché voyageaient au fil du courant qui semblait rapide là où se trouvait auparavant le lit du fleuve.
"Vous le connaissez bien cet endroit ? ", demanda Peppino, en retroussant ses pantalons jusqu'aux cuisses "ne faut-il pas nager ici ?"
"De ce côté, c'est bas, sûr !", lui répondit Raffaele, qui, armé d'une longue perche avec un rostre lié au sommet, s'était déjà aventuré dans l'eau en direction d'une rangée d'oponces à moitié recouverts. Les autres le suivaient.
"Ici nous sommes dans le jardin de zio Raimondo Ogheddu … ne sentez-vous pas les choux sous vos pieds ?"
"Je sens des choux et des radis…", blagua Antonio.
"Mais pour le moment qu'a-t-on à faire de légumes ? Nous devons trouver notre plat principal, là maintenant."
En avançant avec circonspection, en tâtant le terrain avec leurs perches, ils se divisèrent en deux d'un côté et deux de l'autre de la haie.
"Attention ! Il y a quelque chose ici …", donna l'alarme Raffaele, en s'arrêtant à côté d'un enchevêtrement de souches flottantes, empêtrées dans les feuilles et les épines des oponces, entre lesquels on entrevoyait une bosse de pelage roux.
Dès qu'ils furent à portée, ils tendirent leurs rostres.
"Merde ! Un chien mort et putréfié ! Voilà que tu as un trésor de napoléons 1!", s'indignèrent–ils déçus en crachant bruyamment vers Raffaele.
Ce fut seulement deux heures plus tard – entretemps, pour tromper l'attente, un d'eux avait plongé pour cueillir des choux – qu'ils virent une masse flottante apparaître, s'approcher, décrire un cercle ample, s'arrêter enfin, empêtrée avec d'autres débris, parmi les branches d'un orme distant de cent mètres.
"Cette fois, nous y sommes !", se dirent-ils.
"Nous ne sommes nulle part ! Et qui va aller jusque là ? A cet endroit, il n'y a pas moins de trois mètres d'eau…", observa Raffaele.
Leurs visages se rembrunirent.
"Bande de couillons!", les secoua Antonio. "Va à la charrette, toi , que le diable t'emporte et passe-moi la corde, que je vous fasse voir, moi !" Et pendant ce temps, il enlevait rapidement de son dos veste, pantalon et chemise jusqu'à rester en caleçon. Il enroula la corde et la mit en bandoulière, entre l'épaule et l'aisselle, tout en se dirigeant sans hésitation en direction de la carcasse.
Quand l'eau lui arriva à la ceinture, il se jeta à la nage.
"Attention au courant!", lui crièrent-ils.
"Préparez plutôt le feu !", répondit-il, sans rompre le rythme rapide de ses brasses.
Quelques minutes après, à cheval sur les branches de l'orme, il fit un large geste de reconnaissance :
"Une bouffe de première catégorie !", cria-t-il."Je me fais couper quelque chose, s'il a plus d'un an ! Une bouffe chic !" Il fit un nœud coulant, il le passa autour d'une jambe, il donna quelques tractions jusqu'à retirer la charogne de son enlisement.
Il nagea d'un bras, en tirant sa proie, encouragé par les hurlements d'enthousiasme de ses compagnons, qui s'étaient avancés à sa rencontre, en sautant hilares.
Ils dépecèrent la bête, rejetèrent dans l'eau ses entrailles et sa peau. Ils déposèrent les quartiers sur le fond du chariot; ils les masquèrent soigneusement avec des branchages.
"Un jeune poulain ! ", se frottait les mains Antonio, en pirouettant devant la flamme pour se sécher; "Cette nuit, nous ferons la fête, à la face de qui nous veut du mal !"
Dans la maison d'Antonio, indépendamment de l'inondation, il n'y avait pas de courant électrique. Ils chargèrent d'eau et de carbure une lampe, l'allumèrent et la pendirent avec un crochet de fil de fer à une poutre du plafond, dans la cuisine.
L'eau, montée de niveau, s'était infiltrée dans l'entrée; la flaque s'élargissait depuis la porte vers la chambre à coucher à droite et la cuisine à gauche.
Dehors, la lumière du jour brillait encore vaguement.
Ils avaient choisi d'un commun accord l'habitation d'Antonio : là, personne ne les dérangerait; les voisins étaient partis déjà depuis le matin, qui chez des parents de la zone haute, qui à l'école maternelle, chez les sœurs.
Raffaele était sorti pour reconduire l'âne chez lui et pour faire un tour du village à la recherche de pain.
Peppino s'occupait du bois : deux courtilles plus loin, sous un hangar de pieux et de branchages, il découvrit un tas de fagots de ciste. En deux voyages, il en entassa sept ou huit sur le pavement, à côté de la cheminée.
Antonio découpait la viande et l'enfilait sur les brochettes, en la saupoudrant de sel.
Giovanni s'essoufflait à allumer un petit tas de brindilles avec une poignée de paille humide.
"Même pas un morceau de papier, dans cette maudite baraque ! On ne dirait certainement pas le bureau d'un recteur, non ! tout rempli de livres, de cahiers et d'images ! …", grommela-t-il, en essuyant avec le bras ses yeux en larmes.
"Certainement que le matériel ne lui manque pas à lui… Il en a jusque dans ses chiottes… C'est quelqu'un au derrière délicat, celui-là. Il utilise toujours du papier, et du fin…", intervint Antonio.
Ils étendirent les nattes et ils s'assirent.
"C'est là, qu'est la vie ! … Fais gaffe, salaud de Judas ! le feu est trop vif…", hurla Antonio. Raffaele éloigna les morceaux de bois avec le tisonnier.
Antonio contrôla la cuisson en appréciant :
"Juste à point…", dit-il. Il prit une brochette, il la mit pointe vers le bas sur la natte, il en fit glisser la viande.
La pluie recommença. Ils l'entendirent crépiter plaisamment sur les roseaux du toit.
"Musique, maestro !", s'exclama Peppino, mis de bonne humeur; et, en se soulevant de travers sur une main, il accompagna le tambourinement de la pluie avec trois ou quatre de ses bruits.
"Belle éducation…", le réprimanda Antonio, en feignant une face indignée; "tu peux l'emporter chez les messieurs !"
Peppino mordit un bout de rôti, en ronchonnant :
"Au diable, les messieurs … Tu crois qu'ils sont propres comme ils ont l'air quand on les regarde du dehors ? Oublions les messieurs…"
A onze heures, ils finirent le vin, mais il restait encore un demi-cheval.
"Avec toute cette grâce de Dieu … et la fête est finie !", murmura consterné Giovanni, en renversant la fiasque.
"Je suis une créature ainsi faite: mon manger tourne à poison, si je ne mets pas par dessus deux doigts de vin."
"A qui tu le dis… Je dois avoir un dérangement de l'estomac. La nourriture grasse sans vin me revient dans la bouche."
"Eh bien, peut-être que vous n'y croirez pas … à moi, l'eau fait venir des évanouissements…"
"Et oui, le proverbe des anciens le dit bien : l'eau aux fleurs et le vin aux chrétiens !"
"Daï, daï … les discussions sont belles et longues. Ici, il faut faire quelque chose", intervint décidé Antonio. Puis, en regardant Raffaele fixement dans les yeux, il demanda : "Tu es un véritable ami, non ?"
"Comment non ? J'ai même amené l'âne…"
"L'âne ne se boit pas … l'âne tu peux aussi bien l'emmener dans ton lit pour ce qui nous importe…", dit Peppino qui avait compris à quoi tendait le discours d'Antonio.
"Toi là tout de suite, mon beau Raffaele, tu es de ceux qui saluent leurs amis avec une excuse, ciao, bonne nuit, qui se renferment seuls solitaires chez eux et se saoulent en cachette …", harcela Antonio.
"Oui, tout comme le faisait le chanoine Rosas, pour ne pas se faire voir des gens, enfermé dans la sacristie… Après il allait remettre sur la place de l'église devant les gens", intervint Giovanni.
"Ah, tu es de ceux-là ! … Éhonté ! Quelle race d'amis nous avons…", appuya Peppino.
Les trois se turent, en montrant une face affligée et indignée.
Raffaele, impatienté, se leva de la natte où il était accroupi.
"A la bonne heure ! tu te lèves, donc ! … et tu te bouges ! tu es encore ici ?" Antonio lui donna une bourrade d'encouragement.
Raffaele se dirigea en titubant vers la porte de sortie.
Ses larges pieds déchaussés s'arrêtèrent, trépignèrent indécis dans l'eau qui inondait à présent toute l'entrée.
"Tu ne voudrais pas la conserver jusque Pâques, cette demi-dame-jeanne !"
"Mais c'est déjà du vinaigre … Dépêche-toi! Tu n'es pas encore revenu ?"
Raffaele reparut après une demi-heure avec le récipient à l'épaule. Les trois coururent pour le décharger du poids : "Et quel diable tu nous as ramené!"
Raffaele se tenait sur la porte de la cuisine, immobile, avec son visage hagard.
"Et bien, tu es tombé paralysé ?", lui demandèrent les autres, tandis qu'ils débouchaient la dame-jeanne et remplissaient le pichet.
Peppino jeta un demi-fagot sur les braises. La pièce s'illumina d'une lueur rougeâtre, violente.
"Rappelle-toi qu'à rester à l'arrêt comme ça d'autres en sont morts !", l'apostropha Antonio, fâché.
"On peut savoir ce qui t'a pris ?"
Raffaele ouvrit finalement la bouche :
"En bas, au village, il en est tombé cinq … dans une, Antioco y est resté, Antioco su Puxi, avec son petit garçon. Il était retourné pour reprendre de la nourriture …Ils les ont sortis il y a peu. Je les ai même vus, sur le chariot, avec le prêtre et le caporal-chef…"
Ils baissèrent la tête, muets.
"Antioco, quel idiot !" Peppino rompit le silence, en frappant d'un poing rageur sur la natte. "La fin de l'imbécile … pour sauver quoi ?"
"Un homme grand comme lui…", éclata juste après Giovanni, en serrant les poings; "se fier ainsi… à ces murs de terre !" Et il se versa à boire.
"Laisser tomber, maintenant … Chacun son destin. Buvons, maintenant… et tenez le feu vif", dit Antonio; mais sa voix, qui voulait être impavide, résonnait sourdement.
Raffaele continuait à rester à l'arrêt sur le seuil.
"Ah ! Mais alors ce n'est pas fini ! … Tu veux proprement ruiner notre fête ?! Va-y, crache ! Qu'as-tu d'autre dans le corps ?", hurla Antonio.
"J'ai entendu le ban …", répondit l'autre.
Les trois le regardèrent la bouche bée.
"Le ban ?"
"Si, le ban du maire … il dit d'aller tous, avec des pioches et des pieux, pour ouvrir un canal vers la mer pour sauver le village…"
Antonio éclata d'un rire aigu :
"Vous avez entendu ? … Le ban. Pour sauver le village ! A présent, ils veulent faire le canal …A présent que des hommes sont morts ! A présent … Qu'il se le creuse lui-même son canal, à présent ! Nous nous n'en avons pas de terres … Nous avons à manger et aussi à boire, nous, à présent … Non ? Mangeons et buvons ! … Assieds-toi, Raffaele, assieds-toi … Qu'attends-tu ? Assieds-toi. Et au diable le maire ! Tant que durera l'inondation, il ne manquera pas à manger.? Tu te moques bien du reste ?"
Ils jetèrent un autre fagot sur le feu et ils remirent le rôti au chaud.
L'eau, passée l'entrée, avançait lente, jusqu'à lécher leur natte.
1 napoléons : pièces de monnaie en or de vingt francs à l'effigie de Napoléon III, souvent conservées comme trésor. Le napoléon est encore coté en Bourse.