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12 décembre 2008 5 12 /12 /décembre /2008 22:21

Elle est bien belle ta surprise... Voilà que tu t'arranges pour me raconter des histoires d'ânes... Comme si je n'en connaissais pas déjà. Enfin, celle-là, je ne la connaissais pas et cet âne-là, non plus. Enchanté de faire sa connaissance. C'est toujours plaisant de voir comment on traite les ânes dans les histoires d'hommes, dit Lucien l'âne à Mârco Valdo M.I..


C'est bien pour ça que je te l'ai fait connaître, cette histoire d'inondation. Pour ça et aussi, relativement aux événements d'Italie. D'ailleurs, cette année et peut-être même à l'instant où je te parle, il y a de grandes inondations en Italie. Et puis quand même, à côté de cette affaire d'inondation, il y a toute cette vie locale, ce mariage, ces moments dans le bistrot, les relations avec les femmes... Elles ne sont pas ce que laisseraient penser certaines idées convenues. J'aime assez, cette mise à nu des réalités quotidiennes.


Mais enfin, Mârco Valdo M.I., dit Lucien l'âne en secouant la tête d'un air ironique, les hommes sont partout faits du même bois ou de la même eau, ce qui sonnerait mieux en l'occurrence.


Oui, tu as certainement raison. Du moins pour ce que j'en sais, dit Mârco Valdo M.I.. Et puis, quand même, cette misère, cette pauvreté... C'était au milieu du siècle dernier, rappelle-toi, cette histoire. Il y a pas si longtemps. Mais ce qui me chiffonne, moi, c'est que quand même, est-ce qu'on n'exagèrerait pas maintenant ? Je veux dire dans ces pays-ci. Crois-moi, trop de biens matériels, tue le bien. Mais à partir de quoi, de quand, y a-t-il trop ? Voilà une des questions que je me pose, très souvent. Et elle est pas facile, la réponse.


Moi, dit Lucien l'âne en respirant un grand coup, moi, qui ai, comme tu le sais, traversé bien des pays et bien des époques, moi, qui ai vu bien des manières de vivre très variées, laisse-moi te dire que je pense que tu as raison de te poser cette question. En fait, elle est vitale... Elle est même au centre de la survie. De notre survie, car même nous les ânes, on finira par y passer, à cause de vos délires consommistes. Mais à propos, dis-moi, Mârco Valdo M.I., que vas-tu me raconter aujourd'hui ?







Il est facile de te répondre. Je vais te faire connaître la suite de cette histoire d'inondation en Sardaigne, mon cher Lucien et tu verras que l'âne, cette fois a un grand rôle à jouer. C'est vrai et je te prie de m'en excuser, mais j'avais omis de signaler qu'il y avait une deuxième partie à ce récit. Mais ne t'en fais pas, comme à mon habitude, je reprendrai la fin de l'épisode précédent de sorte que tu puisses raccrocher les wagons. Je n'insiste pas plus, car je suis fatigué et j'ai déjà beaucoup travaillé aujourd'hui.


En somme, dit Lucien l'âne, tout réjoui en agitant sa crinière de contentement, allons-y...

L'âne de Raffaele faisait la sieste sous le hangar, dans la courtille derrière la maison; à l'avant se trouvait la charrette rafistolée, avec ses brancards levés.

"Pendant que tu prépares l'âne, nous nous jetons quelque chose dans le corps", décida Antonio, en allant droit à la porte du buffet. Il trouva un saladier d'olives douces, un demi-pain et un morceau de fromage noir avec des vers. Giovanni découvrit une dame-jeanne de piquette et il se dépêcha de remplir un pichet.

"Il faudrait se bouger … avant que tout le village s'en aperçoive", suggéra Antonio en se fourrant une poignée d'olives en bouche et en en recrachant les noyaux au loin, en direction de la cheminée? Les autres approuvèrent d'un signe de tête, en mastiquant du pain et du fromage.

"L'âne est prêt", les informa peu après Raffaele, apparu sur le seuil avec l'animal bardé, tenu par la longe.

Antonio dévisagea l'âne avec mépris : "Mais que diable lui donnes-tu à manger à cette pauvre créature ? Des Notre Père et des Ave Maria ?", demanda-t-il avec sarcasme.





L'autre le regarda avec appréhension. "Pourquoi ? Pourquoi ? Il ne te semble pas bien tenu, peut-être ?"

"Eh bien, bien tenu peut-être … je ne dis pas non. Mais il est faiblard; il est gracile comme un saint en pénitence…"

Les autres rirent amusés. Raffaele parut s'offenser. Il avança avec son âne jusqu'au milieu de la cuisine. Il le fit tourner à droite et à gauche. "Regardez-le bien, mon petit bestiau ! Il n'est pas de ceux qui s'asseyent à mi-côte, lui … Petit oui, mais…", il lui donna une tape sur la croupe, "il est de ceux qui ont du biscuit dans leur sac, celui-ci !"

"S'il est de ceux là, la bénédiction ne manque pas chez toi !", ricana Antonio, en suscitant une nouvelle hilarité.

Irrité, Raffaele éleva la voix :

"Écoute-moi bien toi, tu ne dois pas mépriser mon âne … Si tu veux vraiment le savoir, mon âne est de la race de don Peppino !"

"Suffit ainsi alors : je lève mon béret ! ", s'inclina ironique Antonio. Puis, pour clore la discussion : "Il nous portera chance, alors … nous ramènerons certainement un bœuf à la maison."

Une fois le petit âne attaché à la charrette, il fut décidé de faire partir Raffaele seul. Eux prendraient un autre chemin pour ne pas donner l'éveil aux gens.

Ils se retrouvèrent une heure plus tard aux abords de la digue rompue. Sur la terre et sur les cailloux, il y avait des traces de sang, des restes d'entrailles et des traces de roue.

"Quelqu'un a déjà fait une bonne pêche …", observèrent-ils avec une pointe d'envie.

L'eau boueuse courait en gargouillant au travers de la brèche, en se reversant sur les terres basses au sud du village. L'étendue liquide grise était brisée par moments par une touffe de vert, par une bande de terre affleurante. Des nuées de corneilles craillaient en se disputant une place sur les branches dénudées d'un figuier. Des amas d'herbes et de bambous, un vieil arbre pourri arraché voyageaient au fil du courant qui semblait rapide là où se trouvait auparavant le lit du fleuve.

"Vous le connaissez bien cet endroit ? ", demanda Peppino, en retroussant ses pantalons jusqu'aux cuisses "ne faut-il pas nager ici ?"

"De ce côté, c'est bas, sûr !", lui répondit Raffaele, qui, armé d'une longue perche avec un rostre lié au sommet, s'était déjà aventuré dans l'eau en direction d'une rangée d'oponces à moitié recouverts. Les autres le suivaient.

"Ici nous sommes dans le jardin de zio Raimondo Ogheddu … ne sentez-vous pas les choux sous vos pieds ?"

"Je sens des choux et des radis…", blagua Antonio.

"Mais pour le moment qu'a-t-on à faire de légumes ? Nous devons trouver notre plat principal, là maintenant."

En avançant avec circonspection, en tâtant le terrain avec leurs perches, ils se divisèrent en deux d'un côté et deux de l'autre de la haie.

"Attention ! Il y a quelque chose ici …", donna l'alarme Raffaele, en s'arrêtant à côté d'un enchevêtrement de souches flottantes, empêtrées dans les feuilles et les épines des oponces, entre lesquels on entrevoyait une bosse de pelage roux.

Dès qu'ils furent à portée, ils tendirent leurs rostres.

"Merde ! Un chien mort et putréfié ! Voilà que tu as un trésor de napoléons 1!", s'indignèrent–ils déçus en crachant bruyamment vers Raffaele.

Ce fut seulement deux heures plus tard – entretemps, pour tromper l'attente, un d'eux avait plongé pour cueillir des choux – qu'ils virent une masse flottante apparaître, s'approcher, décrire un cercle ample, s'arrêter enfin, empêtrée avec d'autres débris, parmi les branches d'un orme distant de cent mètres.

"Cette fois, nous y sommes !", se dirent-ils.

"Nous ne sommes nulle part ! Et qui va aller jusque là ? A cet endroit, il n'y a pas moins de trois mètres d'eau…", observa Raffaele.

Leurs visages se rembrunirent.




"Bande de couillons!", les secoua Antonio. "Va à la charrette, toi , que le diable t'emporte et passe-moi la corde, que je vous fasse voir, moi !" Et pendant ce temps, il enlevait rapidement de son dos veste, pantalon et chemise jusqu'à rester en caleçon. Il enroula la corde et la mit en bandoulière, entre l'épaule et l'aisselle, tout en se dirigeant sans hésitation en direction de la carcasse.

Quand l'eau lui arriva à la ceinture, il se jeta à la nage.

"Attention au courant!", lui crièrent-ils.

"Préparez plutôt le feu !", répondit-il, sans rompre le rythme rapide de ses brasses.

Quelques minutes après, à cheval sur les branches de l'orme, il fit un large geste de reconnaissance :

"Une bouffe de première catégorie !", cria-t-il."Je me fais couper quelque chose, s'il a plus d'un an ! Une bouffe chic !" Il fit un nœud coulant, il le passa autour d'une jambe, il donna quelques tractions jusqu'à retirer la charogne de son enlisement.

Il nagea d'un bras, en tirant sa proie, encouragé par les hurlements d'enthousiasme de ses compagnons, qui s'étaient avancés à sa rencontre, en sautant hilares.

Ils dépecèrent la bête, rejetèrent dans l'eau ses entrailles et sa peau. Ils déposèrent les quartiers sur le fond du chariot; ils les masquèrent soigneusement avec des branchages.

"Un jeune poulain ! ", se frottait les mains Antonio, en pirouettant devant la flamme pour se sécher; "Cette nuit, nous ferons la fête, à la face de qui nous veut du mal !"


Dans la maison d'Antonio, indépendamment de l'inondation, il n'y avait pas de courant électrique. Ils chargèrent d'eau et de carbure une lampe, l'allumèrent et la pendirent avec un crochet de fil de fer à une poutre du plafond, dans la cuisine.

L'eau, montée de niveau, s'était infiltrée dans l'entrée; la flaque s'élargissait depuis la porte vers la chambre à coucher à droite et la cuisine à gauche.

Dehors, la lumière du jour brillait encore vaguement.

Ils avaient choisi d'un commun accord l'habitation d'Antonio : là, personne ne les dérangerait; les voisins étaient partis déjà depuis le matin, qui chez des parents de la zone haute, qui à l'école maternelle, chez les sœurs.

Raffaele était sorti pour reconduire l'âne chez lui et pour faire un tour du village à la recherche de pain.

Peppino s'occupait du bois : deux courtilles plus loin, sous un hangar de pieux et de branchages, il découvrit un tas de fagots de ciste. En deux voyages, il en entassa sept ou huit sur le pavement, à côté de la cheminée.

Antonio découpait la viande et l'enfilait sur les brochettes, en la saupoudrant de sel.

Giovanni s'essoufflait à allumer un petit tas de brindilles avec une poignée de paille humide.

"Même pas un morceau de papier, dans cette maudite baraque ! On ne dirait certainement pas le bureau d'un recteur, non ! tout rempli de livres, de cahiers et d'images ! …", grommela-t-il, en essuyant avec le bras ses yeux en larmes.

"Certainement que le matériel ne lui manque pas à lui… Il en a jusque dans ses chiottes… C'est quelqu'un au derrière délicat, celui-là. Il utilise toujours du papier, et du fin…", intervint Antonio.

Ils étendirent les nattes et ils s'assirent.

"C'est là, qu'est la vie ! … Fais gaffe, salaud de Judas ! le feu est trop vif…", hurla Antonio. Raffaele éloigna les morceaux de bois avec le tisonnier.

Antonio contrôla la cuisson en appréciant :

"Juste à point…", dit-il. Il prit une brochette, il la mit pointe vers le bas sur la natte, il en fit glisser la viande.

La pluie recommença. Ils l'entendirent crépiter plaisamment sur les roseaux du toit.

"Musique, maestro !", s'exclama Peppino, mis de bonne humeur; et, en se soulevant de travers sur une main, il accompagna le tambourinement de la pluie avec trois ou quatre de ses bruits.

"Belle éducation…", le réprimanda Antonio, en feignant une face indignée; "tu peux l'emporter chez les messieurs !"

Peppino mordit un bout de rôti, en ronchonnant :

"Au diable, les messieurs … Tu crois qu'ils sont propres comme ils ont l'air quand on les regarde du dehors ? Oublions les messieurs…"

A onze heures, ils finirent le vin, mais il restait encore un demi-cheval.

"Avec toute cette grâce de Dieu … et la fête est finie !", murmura consterné Giovanni, en renversant la fiasque.

"Je suis une créature ainsi faite: mon manger tourne à poison, si je ne mets pas par dessus deux doigts de vin."

"A qui tu le dis… Je dois avoir un dérangement de l'estomac. La nourriture grasse sans vin me revient dans la bouche."

"Eh bien, peut-être que vous n'y croirez pas … à moi, l'eau fait venir des évanouissements…"

"Et oui, le proverbe des anciens le dit bien : l'eau aux fleurs et le vin aux chrétiens !"

"Daï, daï … les discussions sont belles et longues. Ici, il faut faire quelque chose", intervint décidé Antonio. Puis, en regardant Raffaele fixement dans les yeux, il demanda : "Tu es un véritable ami, non ?"

"Comment non ? J'ai même amené l'âne…"

"L'âne ne se boit pas … l'âne tu peux aussi bien l'emmener dans ton lit pour ce qui nous importe…", dit Peppino qui avait compris à quoi tendait le discours d'Antonio.

"Toi là tout de suite, mon beau Raffaele, tu es de ceux qui saluent leurs amis avec une excuse, ciao, bonne nuit, qui se renferment seuls solitaires chez eux et se saoulent en cachette …", harcela Antonio.

"Oui, tout comme le faisait le chanoine Rosas, pour ne pas se faire voir des gens, enfermé dans la sacristie… Après il allait remettre sur la place de l'église devant les gens", intervint Giovanni.

"Ah, tu es de ceux-là ! … Éhonté ! Quelle race d'amis nous avons…", appuya Peppino.

Les trois se turent, en montrant une face affligée et indignée.

Raffaele, impatienté, se leva de la natte où il était accroupi.

"A la bonne heure ! tu te lèves, donc ! … et tu te bouges ! tu es encore ici ?" Antonio lui donna une bourrade d'encouragement.

Raffaele se dirigea en titubant vers la porte de sortie.

Ses larges pieds déchaussés s'arrêtèrent, trépignèrent indécis dans l'eau qui inondait à présent toute l'entrée.

"Tu ne voudrais pas la conserver jusque Pâques, cette demi-dame-jeanne !"

"Mais c'est déjà du vinaigre … Dépêche-toi! Tu n'es pas encore revenu ?"


Raffaele reparut après une demi-heure avec le récipient à l'épaule. Les trois coururent pour le décharger du poids : "Et quel diable tu nous as ramené!"

Raffaele se tenait sur la porte de la cuisine, immobile, avec son visage hagard.

"Et bien, tu es tombé paralysé ?", lui demandèrent les autres, tandis qu'ils débouchaient la dame-jeanne et remplissaient le pichet.

Peppino jeta un demi-fagot sur les braises. La pièce s'illumina d'une lueur rougeâtre, violente.

"Rappelle-toi qu'à rester à l'arrêt comme ça d'autres en sont morts !", l'apostropha Antonio, fâché.

"On peut savoir ce qui t'a pris ?"

Raffaele ouvrit finalement la bouche :

"En bas, au village, il en est tombé cinq … dans une, Antioco y est resté, Antioco su Puxi, avec son petit garçon. Il était retourné pour reprendre de la nourriture …Ils les ont sortis il y a peu. Je les ai même vus, sur le chariot, avec le prêtre et le caporal-chef…"

Ils baissèrent la tête, muets.

"Antioco, quel idiot !" Peppino rompit le silence, en frappant d'un poing rageur sur la natte. "La fin de l'imbécile … pour sauver quoi ?"

"Un homme grand comme lui…", éclata juste après Giovanni, en serrant les poings; "se fier ainsi… à ces murs de terre !" Et il se versa à boire.

"Laisser tomber, maintenant … Chacun son destin. Buvons, maintenant… et tenez le feu vif", dit Antonio; mais sa voix, qui voulait être impavide, résonnait sourdement.

Raffaele continuait à rester à l'arrêt sur le seuil.

"Ah ! Mais alors ce n'est pas fini ! … Tu veux proprement ruiner notre fête ?! Va-y, crache ! Qu'as-tu d'autre dans le corps ?", hurla Antonio.

"J'ai entendu le ban …", répondit l'autre.

Les trois le regardèrent la bouche bée.

"Le ban ?"

"Si, le ban du maire … il dit d'aller tous, avec des pioches et des pieux, pour ouvrir un canal vers la mer pour sauver le village…"

Antonio éclata d'un rire aigu :

"Vous avez entendu ? … Le ban. Pour sauver le village ! A présent, ils veulent faire le canal …A présent que des hommes sont morts ! A présent … Qu'il se le creuse lui-même son canal, à présent ! Nous nous n'en avons pas de terres … Nous avons à manger et aussi à boire, nous, à présent … Non ? Mangeons et buvons ! … Assieds-toi, Raffaele, assieds-toi … Qu'attends-tu ? Assieds-toi. Et au diable le maire ! Tant que durera l'inondation, il ne manquera pas à manger.? Tu te moques bien du reste ?"

Ils jetèrent un autre fagot sur le feu et ils remirent le rôti au chaud.

L'eau, passée l'entrée, avançait lente, jusqu'à lécher leur natte.


1 napoléons : pièces de monnaie en or de vingt francs à l'effigie de Napoléon III, souvent conservées comme trésor. Le napoléon est encore coté en Bourse.

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11 décembre 2008 4 11 /12 /décembre /2008 23:19

Moi, j'en ai assez, mais vraiment, assez d'avoir mes pieds dans l'eau, quand ce n'est pas jusqu'aux genoux... Si au moins, c'était de l'eau tiède ou chaude... Mais non, elle est presque glacée.






Quoi, qu'entends-je ? Tu te plains encore, tu es pire qu'un âne, dit Lucien l'âne en riant de ses grandes dents blanches comme la craie du tableau quand on était enfants. En fait, on voit bien que tu n'es pas un âne, sinon tu accepterais stoïquement le temps tel qu'il est et même, tu en tirerais une grande satisfaction. Car, crois-moi, que serait l'intérêt du soleil s'il n'y avait pas la pluie, de la chaleur s'il n'y avait pas le froid, du sucré sans le salé...


Et bien, Lucien mon ami, je te dis bonjour et j'ajoute que je ne pourrais te donner tort et même que je trouve ton propos fort judicieux. D'abord, de me comparer à un âne, ce qui venant de toi est certainement une marque d'amitié et même, un honneur. D'accord, tu me trouves un bien piètre âne, mais quand même, je te remercie. Ensuite, je te rejoins tout à fait dans ta vision relativiste des choses.

C'est non seulement vrai sur le plan, je dirais théorique, en ce sens que le chaud sans le froid n'existerait même pas, le haut sans le bas, le salé sans le sucré ou le suret sans le doux... et ainsi de suite. En fait, tu prends les deux pôles et tu établis une gradation de l'un à l'autre et inversement. Ainsi, la chaleur est un froid , disons , positif et le froid, une chaleur négative ou en tous cas, moindre. La chaleur est un froid relatif et le froid est une chaleur relative. Mais, sur le plan pratique, tu as raison aussi. Je m'explique, sais-tu qu'à l'équateur, dans les régions de plaine, la température est disons sensiblement la même toute l'année; il n'y a pas de saisons. Et bien, nos bons expatriés, les gens qui viennent de ces pays-ci, habitués aux saisons, ont bien du mal à vivre sans elles, sans ces contrastes de chaud et de froid, sans neige, sans glace et sans brouillard givrant. Au bout d'un temps, ils dépriment. Dès lors, tu avais parfaitement raison de m'inviter à apprécier le temps tel qu'il est... Je le fais volontiers, sauf...






Sauf quoi, mon cher Mârco Valdo M.I.. Sauf quoi exactement ?


Sauf que le temps n'est pas que la température et l'humidité relatives, il est aussi empreint de certains débordements qui parfois sont difficile à apprécier dans la sérénité. Par exemple, une avalanche, une coulée de lave, une marée un peu forte, une inondation... C'est d'ailleurs ce qui arrive de ces jours-ci à l'Italie et Rome est sous eaux. Venise aussi, mais c'est plus habituel.



Rome est sous eaux... dit l'âne en ouvrant une bouche gigantesque. C'est dire son étonnement.


Et bien oui, mon bon ami. Et c'est bien ennuyeux et même, dangereux. On raconte qu'une dame est morte dans un tunnel, dans une trémie... en voiture sous quatre mètres d'eau et de boues.


C'est bien malheureux et bien terrible tout ça. Mais, dis-moi, mon ami Mârco Valdo M.I., je te connais assez pour me poser la question de savoir si tu ne me réserves pas une histoire d'inondation, elle aussi.


Tu es bien perspicace, mon cher Lucien, pour un âne. On dirait que tu lis dans mes pensées... C'est vrai, c'est une histoire d'inondation. Mais je te promets une autre surprise... Je ne t'en dirai rien, tu la découvriras par toi-même. Donc, voilà, c'est une nouvelle de notre ami Ugo Dessy qui s'intitule tout simplement l'inondation. Évidemment, elle se passe en Sardaigne; car vois-tu, même en Sardaigne, il y a des inondations.






L'INONDATION


Nouvelle d'Ugo Dessy (L'alluvione)

Version française Marco Valdo M.I. – 2008



Il plut tant que les digues du fleuve se rompirent et que la moitié du village fut inondée.

On n'avait plus vu une colère de Dieu comme celle-là depuis 1917 – précisaient les vieux – depuis les temps de la grande guerre de Cadorna1 et de Diaz2.

Les eaux avaient dévalé grossissant les marais qui sans aucun canal vers la mer, ne purent les contenir; de nuit, à l'improviste, la marée fit irruption sur les routes, elle atteignit les portes, elle entra dans les maisons et dans les cours.

Antonio, dès l'aube, était appuyé au mur sous l'appui de fenêtre, fumant une cigarette, en s'intéressant aux allées venues des voisins qui déménageaient, chargés de matelas, de poêles, de saints en plâtre et d'autres objets.

Une paire d'enfants avaient retroussé leurs pantalons et pataugeaient dans l'eau trouble, trempés jusqu'aux cuisses, armés de harpons de roseau épointé, explorant le fond à la recherche de carpes.

Un tracteur envoyé par la Commune stationnait au point haut. Une barque recueillait les femmes et les enfants en bas, les transportait sur le chariot, entassés avec le mobilier pour être conduits dans les locaux de l'école maternelle.

Au milieu de la rue, Rina, avec une table de nuit sur le dos, avait relevé sa jupe pour faire le trajet de la porte de sa maison au chariot.

« Pas mal ! »  siffla Antonio en désignant d'un geste ses jambes découvertes.

Irritée, elle fit retomber sa jupe.

« Et bravo ! »  ricana-t-il « pour m'ennuyer, tu abîmes panorama et santé … » 

« Tu ferais mieux de donner la main à ton prochain, fainéant ».

« A un prochain comme toi, je les donnerais même toutes les deux, mes mains ! » Antonio cracha son mégot dans l'eau, arrivée à présent à un pas du seuil de sa maison. «  Deux fois rien; qu'elle aille au diable ! » avait-il pensé «  quatre nattes, trois chaises et une table ! » Et il s'engagea décidé, sans même retrousser des pantalons, avançant avec son balancement caractéristique du buste, les bras écartés, comme pour se tenir en équilibre.

« Allez, zio Andrea ! Tant qu'il y a de la vie, il a de l'espoir … » dit-il en entrant dans la chambre à coucher. Zio Andrea le regarda d'un air sombre. Sur le lit, trois marmots jouaient en sautant sur le treillis métallique à ras de l'eau. Une petite table flottait à l'envers. Zia Assunta enlevait les saints des parois, les baisait un à un en les reposant dans le panier.

«  Finissez de jouer maintenant, si cela ne vous gêne pas, car nous devons démonter le lit ». Antonio prit les bambins en gerbe sous le bras et les chargea sur le chariot. « Et soyez sages avec le cheval, c'est celui qui donne des coups de pied. »

Le lit tout rouillé ne sortait pas de son cadre. « Qui sait où est passé le marteau ! » Il dut chercher une pierre sur le toit.

« Le chat, nous avons oublié le chat… » Rina cherchait en regardant tout autour d'elle.

« Le chat, le chat… Il s'en tirera bien tout seul ! » Ils le trouvèrent dans la cour, sur les branches d'un figuier, tranquille pacifique qui observait sous lui l'insolite mer gris sale.

« Vous aussi à l'école » ordonna le garde qui circulait avec ses grandes bottes jusqu'aux cuisses et une feuille de papier rose à la main; et le chariot se mit en route.

Et ôtez ces figures d'enterrement; la Commune paye tout … » les encouragea Antonio.

« Hum. La commune paye tout… » maugréa zio Andrea.

« Que la volonté de Dieu soit faite » murmura zia Assunta.

Rina lui serra fort la main, avec un clin d'œil doux.


Antonio retrouva ses amis à l'auberge, remplie de gens comme le jour de la fête de Sant'Isidoro.

Dans le coin à peine illuminé de la petite fenêtre de la cour cimentée, se trouvaient assis Giovanni, Peppino et Raffaele.

« C'est ainsi que vous passez votre pauvre vie ! … » salua-t-il ironique, en s'asseyant en haut du banc.

« Et toi, si tu as tellement envie de travailler, pourquoi tu ne vas pas épierrer ? » lui répond du tac au tac Raffaele, en lui jetant une tasse de vin noir dégoûtante.

« A ta santé ! … Pourtant, si au lieu de faire pleuvoir de l'eau, ce cornu… »

Peppino secoue la tête : « Oui, moquez-vous, parlez… Braillez, braillez … Nous sommes fichus ! cette année nous mangerons de la boue et nous boirons de l'eau sale… »

« Et tu te gâtes le sang dès maintenant ? » Antonio le regarda avec un sourire de compassion. « De la famille, on en a tous; celui qui n'a pas d'enfants, a des vieux… »

« Et des dettes … de celles-là, nous en avons tous … » intervînt Giovanni, le moins bavard de la compagnie.

« Juste; je ne dis pas non… mais qu'avons-nous à gagner à pleurer en plus ? » l'interrompit Antonio, en versant à boire à tous. « Eh bien, vous pouvez me parler à moi de la meilleure chose, de Dieu, de philosophie … moi je vous répondrai toujours : que m'importe ? Buvons ! » Il lève son verre plein; il attend pour boire avec les autres; il reprend : « Nous ne nous enlèverons pas nos cornes de la tête… »

Ils parlaient nombreux dans la grande salle; pour se comprendre l'un l'autre, ils devaient hurler.

La fille d'Anselmo, le propriétaire du bistrot, avait fort à faire pour s'occuper de tous les litres et les demi-litres qui se vidaient. Elle répondait à tous comme elle le pouvait : « Je viens tout de suite », « J'ai seulement deux mains », « Je n'ai pas d'électricité » et elle tentait de s'en tirer au mieux parmi les mains baladeuses : « Tu n'as pas de fille ? », « Les mains te tomberont à terre «  et «  Mais pourquoi tu ne le fais pas à ta femme ? ».

« Filomena ! au lit, seulement une heure… » Antonio l'appela « Ne vois-tu pas qu'il pleut dehors et que dedans, nous, nous sommes à sec ? »

Les autres regardent alarmés en direction de la fenêtre.

« Va en enfer… » grommela Giovanni. « Ne sais-tu pas que j'ai de l'eau à quelques centimètres de la porte de ma maison … Je touche du fer 3 ! » Il fait des conjurations en glissant sa main dans sa poche; « Il ne manquerait plus qu'il pleuve encore ! »

« Mais n'était-ce pas ta femme, l'autre soir, qui semait du basilic et des œillets ? » observa ironique Antonio, en prenant pendant ce temps le demi-litre à Filomena et en lui passant, sans qu'il y paraisse, une petite flatterie dans le dos : « Eh bien, à présent, elle sera contente, elle ne devra pas arroser ! »

Il se tut en buvant. Parviennent à leurs oreilles les propos de la table voisine :

« Dieu n'a aucune estime pour nous… » se lamentait triste le plus vieux, avec sa longue barbe blanche souillée par le tabac juste sous le menton.

« C'est notre destin de souffrir… » poursuivit un autre.

Antonio se mit debout, récitant d'une voix scandalisée : « Même à l'auberge, on fait des prêches, à présent ! … Sortons pour respirer un peu d'air pur, amis, car ici il y a une odeur de … » Mais les autres ne se bougèrent pas, écoutant, muets, le vieux qui avait recommencé à parler.

« Si l'eau arrive dans ma maison, cette fois, je fais une folie … » explosa d'un coup Giovanni, farouche, en regardant à terre.

« Et à qui veux-tu t'en prendre … » chercha à le calmer Peppino, « A qui veux-tu t'en prendre ? Fais comme ils font à Bosa : quand il pleut, ils laissent pleuvoir… »



Un homme, un groupe de gamins passent en courant dans la rue.

« Il doit s'être passé Quelque chose … » dit Raffaele.

« Allons voir ! » se leva Antonio. Les autres le suivirent.

Dehors, on voit des gens se diriger précipitamment vers la rue Reine Marguerite, une des rues inondées.

« Que se passe-t-il ? » Ils arrêtèrent un garçon.

« Ignazia Serra se marie, aujourd'hui… »

Sur le terre-plein de la placette, des hommes et des femmes appuyés au parapet regardaient les barquettes qui s'étaient rassemblées devant la maison Serra. On y voyait les parents et les invités, en habits de fête; les jeunes, debout, manœuvraient les rames. La plus belle barquette, décorée de tapis et fleurie de menthe et de primerose4, attendait les époux, à moitié engagée dans l'entrée de la maison.

Quand Ignazia, portée à bras par ses frères, mit pied, après son époux, sur l'embarcation, la foule se pencha en avant pour mieux voir.

« Bonne fortune et bonne chance ! » souhaita en s'agitant une dame, en équilibre sur un seuil affleurant, et, perdant l'équilibre, elle tomba dans l'eau, avec ses jupes qui s'étaient ouvertes en corolle.

« Attention zia… » l'apostropha ironiquement un jeune homme aux bottes en caoutchouc, en tendant une main pour l'aider à sortir, « sinon, aujourd'hui, nous ferons un mariage et des funérailles ensemble. »

La barque des époux avec sa suite de barquettes se dirigea vers la partie haute émergée. Les gens agitaient les mains pour saluer, en lançant du blé, du sel et des vœux.

« On te l'avait dit que tu irais en voyage de noces à Venise!… » cria Antonio à l'époux, quand il passa à portée; « plus Venise que çà … et tu épargnes des sous, chançard ! »

« Va au diable! » répondit celui-ci, tout serré et suffocant dans sa veste de tissu bleu. « Et tu as de la chance que je suis dans les grâces de Dieu, autrement je te répondrais moi … »

« Année d'eau, année de fils ! » lui cria encore Antonio, en se moquant.

« Toh ! » l'époux lui tendit un bras et frappa dessus d'une main avec force. Son épouse se réfugia pudique sous son châle. Les hommes ricanèrent amusés.

« Eh bien, la fête est finie … » dit Raffaele en s'éloignant.

Au coin, ils s'arrêtèrent à l'étal des noisettes et des pois chiches. Il s'en firent verser une petite mesure dans un sachet.

Ils arrivèrent en se promenant sur la route des marais, une passerelle jetée sur l'eau.

Le maître était sorti avec ses élèves et disait :

« Voilà, regardez : ceci est une péninsule; celle-là, c'est une île et l'autre plus au fond est un isthme… »

A droite et à gauche, les campagnes étaient submergées; par endroits pointait la cime d'un olivier, la feuille d'un oponce5.

« Bonjour, maître ! » saluèrent-ils.

« Mais pourquoi ne met-il pas à pêcher ces désœuvrés ? Avec une canne chacun, il y aurait un beau petit dîner d'anguilles » observa Antonio.

Le maître fit semblant de ne pas entendre.

« Quel orgueil ! Pire que si c'était le fils de don Peppino ! » bougonna Antonio. Il ramassa une pierre et la lança à un chien qui reniflait au bord de la route.

« Dans le mille ! » observa-t-il satisfait.

Quelques gouttes pesantes commencèrent à tomber du gris qui, ayant empli tout le ciel, restait sombre immobile. Ils retournèrent à l'auberge.

Dans la salle, il restait peu de gens. Filomena assise derrière le comptoir se reposait en feuilletant un album de bandes dessinées.

« Merde ! C'est déjà l'heure du dîner… » prévînt Giovanni après avoir jeté un coup d'œil à l'horloge de fer-blanc pendue entre les bouteilles derrière le comptoir, « il est midi. »

« Eh, pour moi … une heure, je voudrais trouver, quelque chose à manger ! Si je ne mange pas de la corde de jonc aujourd'hui… il est resté seulement des murs de ma maison… s'ils y sont encore, avec ce mètre d'eau » grogna Peppino.

« Vous êtes grands pour rien… » intervînt un gamin qui circulait entre les tables vides en cherchant des mégots de cigarette; « De quoi manger, moi je sais où on peut en trouver … et de première qualité ! »

« Va-t-en !… » le menacèrent-ils. « De quoi manger, toi ! … Va-t-en ! »

« Que me donnerez-vous, si je vous le dis ? » insista le garçon.

«  Va-t-en, tout de suite… » répétèrent-ils indignés.

« C'est vrai, c'est vrai… Papa y est allé aussi, avec sa carriole … du côté de la digue rompue … un bœuf entier ! »

«  Va-t-en, on t'a dit … » le chassa Antonio. Et pour se faire mieux comprendre, il lui allongea une petite tape, en se levant à demi du banc.


L'âne de Raffaele faisait la sieste sous le hangar, dans la cour derrière la maison; à l'avant se trouvait la charrette rafistolée, avec ses brancards levés.

« Pendant que tu prépares l'âne, nous nous jetons quelque chose dans le corps » décida Antonio, en allant droit à la porte du buffet. Il trouva un saladier d'olives douces, un demi-pain et un morceau de fromage noir avec des vers. Giovanni découvrit une dame-jeanne de piquette et il se dépêcha de remplir un pichet.

« Il faudrait se bouger … avant que tout le village s'en aperçoive » suggéra Antonio en se fourrant une poignée d'olives en bouche et en en recrachant les noyaux au loin, en direction de la cheminée. Les autres approuvèrent d'un signe de tête, en mastiquant du pain et du fromage.

« L'âne est prêt » les informa peu après Raffaele, apparu sur le seuil avec l'animal bâté, tenu par la longe.

Antonio dévisagea l'âne avec mépris : « Mais que diable lui donnes-tu à manger à cette pauvre créature ? Des Notre Père et des Ave Maria ? » demanda-t-il avec sarcasme.



1 Cadorna : Luigi (Pallanza 1850 – Bordigheria 1928) – chef d'Etat major de l'armée italienne durant la guerre de 1915-1918.

2 Diaz : Armando (Napoli 1861 – Roma 1928) prit la succession du précédent après la défaite de Caporetto en 1917.

3 Toucher du fer : il est plaisant de remarquer qu'en français, l'expression habituelle est « toucher du bois« .

4 Primerose : en italien : malvarosa. Mais aussi : althea, passerose, rose trémière, guimauve, mauve, malvacée.

5 Oponce : opuntia, cactus, figuier de Barbarie, figuier d'Inde.

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8 décembre 2008 1 08 /12 /décembre /2008 21:39

Badaboum, badaboum, badaboum...


Mais qui donc marche de ce pas d'éléphant ?


Badaboum, badaboum, badaboum...


Mais qui donc marche de ce pas d'éléphant ?


Badaboum, badaboum, badaboum... et ainsi de suite.





 

 

 


Mais qui donc marche dans ce froid de ce pas d'éléphant ?, disais-je, dit Lucien l'âne en tournant la tête du côté d'où vient le bruit, c'est-à-dire du côté de son propre derrière. (Voyez comme la place des choses importe; notamment, celle de l'adjectif).


Badaboum, badaboum, badaboum... J'arrive, j'arrive, dit une voix connue de l'âne.


Ah, c'est toi... Je me disais aussi. Mais pourquoi marches-tu ainsi ? Avec une telle solennité....


Mon bon Lucien, il n'y a rien de solennel dans mon pas !, dit Marco Valdo M.I.. Je marchais comme le pauvre bûcheron, tout couvert de ramées... Car j'étais perdu dans une réflexion dont tes cris m'ont subitement tiré. Je pensais à ces jeunes Grecs que la police assassine à Athènes, je pensais aussi qu'il était plus que temps de se replonger en littérature. Je pensais à Dessy, à Dessì, à Atzeni... aux histoires que je t'ai fait connaître, et ma réflexion comme un chemin qui serpente en montagne me ramenait à Carlo Levi. Et je me disais que j'allais prendre une décision qui – pour moi – est très lourde, très impégnative ( ce qui se traduit mal par le terme exact en français qui serait : engageante), une décision qui me projette bien loin du moment où je suis en train de la penser, de l'imaginer. Et de là, mon pas s'est fait au ralenti et a pesé de plus en plus sur le sol, marquant ainsi combien j'étais préoccupé. D'où, ce pas étrange, ce Badaboum, badaboum, badaboum... Je retournais à la rencontre de Carlo Levi, comme j'y suis allé bien souvent auparavant.


Évidemment, vu comme ça, ton pas est envoûtant. C'est comme un pas de danse sacrée, comme un pas de la découverte, un pas de retrouvailles. À ce propos, je ne puis m'empêcher de faire un rapprochement avec un autre pas que j'ai moi-même franchi de mon pas d'âne. Un pas dont j'aimerais que tu me précises le sens. Un jour, revenant du Midi, c'était il y a bien longtemps, bien avant que Mialane n'inaugure là l'usage de la dynamite, je montais le sentier muletier du pas de l'Escalette. Mais qu'est-ce donc que ce pas là ?







Mon bon Lucien, réfléchis un peu. Toi qui y es passé en bon âne par le sentier muletier, tu sais que pour passer de l'Hérault à l'Aveyron, pour aller de la basse terre du sud sur le Massif , tu as remonté la vallée de la Lergue vers le causse du Larzac. Et comme dit l'historien, le Pas de l'Escalette fut depuis la plus haute antiquité, un lieu de passage. Un lieu de passage, te dis-je. Le pas, ce pas-là, c'est un passage. Quant au mien, qui donna le ton à notre conversation , ce pas étrange, ce Badaboum, badaboum, badaboum... , je te l'ai dit, c'était un pas de réflexion, de méditation. Ce que je méditais ? Je songeais à Carlo Levi et j'essayais de me convaincre de ne pas prendre une décision que je repousse depuis des années et que finalement, je me suis décidé à prendre quand même. Tout simplement laisser voir un peu de ma traduction du Cahier à grilles, de ce livre somptueux que Carlo écrivit en étant aveugle, un livre d'aède en quelque sorte. Un immense chant poétique du siècle dernier... Immense, désertique, rocailleux et comme tous les déserts presque ignoré.


Voilà qui est bien sérieux, voilà de quoi rendre un pas précautionneux, dit Lucien l'âne. Tu m'effrayes un peu...


Crois-moi, mon ami Lucien, tu ne seras jamais aussi effrayé que moi de ma démarche. Cependant, je crois vraiment qu'il me faut le faire et donc, je vais te faire connaître ce grand livre de Carlo Levi. Ce sera dans la version que j'ai traduite, il y a déjà des années, dans une version qui, je le sais car Guido me l'a dit, n'est pas vraiment celle qu'il faudra bien établir un jour. Mais qu'à cela ne tienne, avançons, cela forcera peut-être le destin. Qu'a donc fait d'autre L'Amiral de la Mer Océane ?


Oui, oui, dit Lucien l'âne tout ragaillardi par ces propos, allons-y.


Allons-y, allons-y... Chantons cela comme à l'opéra, si tu veux, mon bon ami Lucien, dit Marco Valdo M.I.. Mais avant d'y aller, je voudrais faire deux ou trois considérations préliminaires. La première et de ce fait la moins importante, c'est que je te dirai le contexte de tout ce texte au fil de l'histoire, sauf ceci qui est préliminaire : Carlo Levi écrit le cahier à Grilles au moment où il est aveuglé pour des mois par des opérations aux yeux; la deuxième, c'est que je te mettrai souvent de ces petites notes explicatives, qui aident un peu à comprendre et la troisième, c'est que ce texte est à entendre comme un texte d'aède, comme un immense récitatif. Ce qui n'est pas trop en usage de nos jours. Imagine s'il te plaît qu'un été au moment où la nuit s'en vient doucement, dans la chaleur qui s'assouplit un peu sous le vent du soir, nous serions là et un poète (jeune ou vieux, je ne sais...) ou un groupe de poètes ( jeunes, vieux, femmes, hommes...)  nous liraient cette histoire en un chœur polyphonique et tu sais bien ce qu'il en est de ces choses poétiques qui déferlent comme des eaux du Zambèze, elles sont tellement puisantes, tellement énormes, tellement nombreuses, à se presser en foule dans ta tête, qu'elles semblent incompréhensibles, qu'on ne peut que les recevoir comme la vague, dans le visage, de plein fouet. Et maintenant, je peux commencer à faire toutes les voix de ce chœur aux allures de maelström. Une dernière chose pourtant : l'impulsion qui m'a poussé à lire ce texte, m'est venue elle de quelques lignes que j'avais écrites en marge de la traduction d'une canzone et dont voici l'essentiel :

La poésie a ceci d'accablant

Que pour la comprendre souvent

Il y faut du temps

Y revenir obstinément

Et soudain, l'illumination surprend

L'air s'embrase, le cœur s'emballe

Le puzzle s'est formé, l'image s'installe.


Enfin, ne cherche pas à tout comprendre, ne me pose pas de questions, je n'ai pas réponse à tout, laisse faire le temps et vagabonder ton songe comme au travers d'un monde inconnu et peuplé. Et voici, la voix qui dit le texte de Carlo Levi...









Ici1, on peut écrire un livre, un livre entier, même très long et même infini ; aussi long et infini peut-être que le cercle du temps ou l’espace de l’enfermement. On peut aussi le contourner, même avec oisiveté, ou par pur divertissement, par parenthèses ou folies aussi, ou assonances ou rimes ou ressemblances ou souvenirs ou inspirations ou bouleversements ou cabrioles ou culbutes ou sauts de la mort ou tours de hanche ou numéros d’adresse ou véroniques ou frédériques ou gertrudes ou taureaux picassiens et d’autres plus maigres comme devraient être les taureaux d’un héros cervantesque dont les cornes ne seraient en vérité que de redoutables portemanteaux auxquels pendre des idées si vieilles à en paraître et à en être neuves, et dont les jarrets dusseldorfiens cuits dans des marmites scellées serviront de portions pour trois, pour huit ou pour douze RR. parmi les souvenirs napoléoniens héroïques à l’aller et antihéroïques au retour, ou vice-versa. L’aller va toujours bien, naturellement et toujours héroïquement, car il est toujours poussé en avant comme il convient à l’éros. Mais aussi le retour à l’éros est nécessaire. Je t’aime moi non plus 2 : et pour cela, sur la Karl Strasse (ou quel que soit son nom) les mêmes personnes aux mêmes fenêtres et aux mêmes coins de rue avec les mêmes enseignes de commerce et de chausseurs et de plats de fine porcelaine et de monnaies et de gravures et de viande et de saucisses, applaudissaient avec les mêmes faces et la même et opposée direction, le retour des premières armées révolutionnaires françaises ; et les gravures étaient en tous points identiques dans leur différence en miroir de la droite et de la gauche inversées. Spéculaire ou temporel, du début et de l’après, ou du dedans et du dehors, du concave et du convexe. Le peintre avait retourné les drapeaux, les regards, les directions, il n’y avait pas beaucoup de différence entre les Français victorieux qui allaient vers l’est et les mêmes qui revenaient vaincus en occident, et qui du reste ensuite seraient sous peu passés pour la troisième fois le Rhin en vainqueurs et puis de nombreuses années après, repassés pour la quatrième fois perdants, jusqu’à une cinquième et sixième et septième et ainsi de suite en une succession identique et alternée. Ces promenades salutaires, cette balade de l’histoire qui paraissait le seul moyen de se divertir et de se connaître et de combiner des mariages, était en tous cas monotone comme les soirs de fête dans les villages. Légitimes, ô !, légitimes, et toujours féroces exils, les « vils exils » de notre courageux poète visionnaire3. Mais si l’exil se comporte comme une ambivalence interchangeable, et qu’il n’existe pas de servitude qui ne soit pas tyrannique, ni de tyrannie qui ne soit pas servile, s’il n’y a pas d’avant sans après (s’il n’y a pas d’avant ni d’après dans le temps véritable qui ne s’écoule pas), et la valeur ou la signification de l’erreur, ou de l’inexistence ou de la mort ne se trouvent que dans le sens d’un mouvement abstrait, la svastika renversée, l’arbre du Yin et Yang, l’antihoraire, le tourbillon aux antipodes, et si le concave et le convexe ne se différencient que sexuellement du point de vue de la vision, et peuvent être rapportés en plan, souvenir d’un grand cercle rouge et noir, de très ancien velours prophétique avec des routes ou des fleuves ou des vaisseaux ramifiés et des plaines inhabitées et des mers obscures et des monts microscopiques et déchiquetés et diversement colorés, jusqu’à devenir brillants au reflet d’un soleil ; rouge si humain ou de tendre veau, rose de brebis, jaune de lion, vert phosphorescent splendide hypnotique de chat ; comme des doubles lunes regardant dans la nuit et jugeant. Peut-être que la Lune que nous avons souillée, ô !, avec de microscopiques sables, saletés et poussières, n’est que la rétine du ciel qui nous regarde et elle nous voit d’autant mieux qu’elle resplendit moins éblouissante. Elle nous regarde de ses monts et ses mers imaginaires, de ses glaciers indifférents, de ses solitudes impassibles. Impassible, non aimée, sans narines, aride sèche indifférence au moins d’aspect, la rétine lune n’est pas parcourue d’invasions de fausses lumières mais malade des fausses lumières, de neige supposée, et joyeusement sottement espérée des champs lunaires apparaissent dans le noir, qui semblent plutôt périphérie, lieu de décharge pleins de cendres et de poussière, avec de vagues sentiers tracés par les pas de jeunes gens fouillant furtifs à la recherche de quelque objet de métal ou de bois pour le poêle, et par-dessus tout des briques cassées couleur de boue sèche. Au milieu, des presque bas reliefs dans une substance arborescente et touffue, des visages d’hommes barbus, classiques du bas-Empire. Mais ce qui prévaut, c’est le dépôt, la décharge, qui n’a pas de forme définie en raison de l’arrivée d’autres chars qui versent avec des cris de charretiers (non humains) leurs contenus toujours nouveaux de choses démolies, déchues, dégénérées, détruites, désolées, désagrégées, désunies, distordues, déracinées, détournées et divertissantes, et divergentes. Des résidus qui semblent vrais et proches et que la main tendue ne rencontre pas, qui parfois persistent longuement comme le dessin d’une ville imaginaire vue du haut ou d’une perspective inédite, parfois se défont d’un coup. Presque toujours terre rougeâtre et poudreuse, écrasée et rendue compacte par d’innombrables pas parfois appuyée à des murs de briques anciens comme des ruines, eux aussi poudreux et compacts de temps comprimé. Et sur ces surfaces, et ces bases de murs et de cette terre et ces résidus tombent nombreuses, comme vues avec le grossissement d’une lumière rasante, des peaux noires microphotographiques. Monde de fumée, de brouillard, dans son immobilité pas tant chaotique que sclérosée en formes insensées, pleines d’un supposé mouvement interne et surtout, malgré tout du très sérieux Christ barbu et beau qui apparaît, destiné à se dissiper et à disparaître par manque de permanence, de présence, de soutien (le Christ est devenu une espèce de guerrier de profil et décoiffé, classiquement joyeux, riant sans raison, comme Stefano Phénicien idiot sur la plage). Mais le noir, la nuit, embryonnaire, féroce, innuptiale, tragique, oedipienne ou calderonienne (de Calderon de la Barca - écrivain, dramaturge espagnol - auteur de "La vie est un songe", dont Sigismond est un des personnages) de Sigismond-Job, fier et foin sur sa litière dans la tour de l’injustice, cette nuit est au contraire ambiguë et gogolienne pour âmes mortes. C’est un songe (et dès lors, plus de nuit, victoire sur l’obscurité) dans un lieu incertain entre l’Italie et la vielle Russie (Tula, ou mieux Orel-Oriol). Moi, j’habite une fameuse pâtisserie de la petite ville qui a des pièces supérieures peu importantes, mais toutes avec des parquets de bois très lumineux et surtout (lieu central de l’action) un long escalier de bois clair et parfaitement ciré, qui conduit, en se courbant en haut et en bas, à un énorme salon de pâtisserie dont la vitrine d’entrée sur la rue à l’extrême coin opposé à l’escalier qui conduit aux étages. Dans ce salon de pâtisserie, tenu par de braves gens, dont je ne sais s’ils sont Russes ou Italiens de province, convaincus de devoir faire quelque chose d’artistique ou de moderne ( peut-être sont-ils de Cuneo), vit un Anglais ou un Écossais, homme de mer avec une odeur de salure ou d’huîtres et d’algues, qui veut m’emmener avec lui, mais la chose est toujours renvoyée pour des inconvénients négligeables qui se déroulent toujours sur les marchepieds du train soufflant et sifflant en lançant de la vapeur joyeuse à la gare d’Orel-Oriol. L'Anglais fume tout le temps. Il y a aussi une modèle soviétique (du genre de la femme de Sportelli Sdenzka) qui raconte une histoire sans sens de deux timbres-poste dans un petit village dans le brouillard des mers du Nord. Un des deux timbres, où elle pressait sa gracieuse langue [en se couvrant] la bouche selon les règles classiques, n’était pas encore approuvé par la bureaucratie ; l’autre, oblitéré, avait une histoire : qu’elle, sortie de la salle d’essayage et de couture pour poser pour le dessin du timbre, s’était rendue compte qu’on ne lui avait pas dit ce qu’elle devait faire devant les dessinateurs et les photographes du timbre ; avec un prétexte, elle avait pris un taxi pour aller se concerter chez elle avec sa sœur et ses familiers. Une demoiselle élégante avait demandé de monter dans son taxi ; elle lui avait conseillé de remplacer ses escarpins aux très hauts talons et semelles, qu’elle portait par des bottes plus normales. Mais elle avait oublié de lui expliquer qu’elle aurait dû ouvrir la bouche comme pour crier  vivat ! car il s’agissait du lancement d’un navire. Et ainsi elle avait posé avec la bouche fermée et le timbre avait été imprimé avec cet inconvénient imprévu. Cependant, on préparait un film italo-franco-soviétique pour l’inauguration et le lancement duquel il y aurait une conférence de presse des plus importantes dans la pâtisserie dont j’étais l’hôte. La conférence aurait dû être présidée par un Amidei Volonté, avec un grand dîner, très importante aussi comme protestation politico-culturelle. Il y avait eu une répétition générale dans la pâtisserie, excellente, avec de très bonnes pâtisseries, une foule très élégante, joyeuse. Le pavement était cependant recouvert de travaux de rénovation inachevés. Il s’agissait de travaux d’encastrements illustrés, en divers bois, qui devaient en remplacer d’autres plus anciens et en mauvais état, faits par des ébénistes et des artistes experts et très habiles ; on voulait à travers eux retrouver un fil populaire italo-anglo-soviétique, avec des carreaux et des marqueteries modernes. Vient le jour de l’inauguration attendue. Je descends par le grand escalier ciré, mais en bas, il y a peu de gens en désordre. Au fond, du côté de la porte d’entrée, quelques-uns qui protestent et s’émerveillent. De mon côté, où on devrait distribuer les pâtisseries, il y a seulement un monsieur arrivé depuis une heure pour donner du pain noir spécial à son chien et la manne, avec lui et son chien dedans, et fermée par des chaînettes. Au milieu, il y a Amidei-Volonté avec deux ou trois compagnons assis avec des gimblettes, un gros de dos (Orson Welles) qui pressentent et qui comprennent qu’on ne pourra pas faire la conférence de presse, que tout est compromis, que tout est perdu, mais peut-être… Le boycott, la protestation, la dérision, les rires sont nés des travaux de marqueterie et de haute ébénisterie, dans le goût des chasseurs de Cuneo, qui exécutés superbement sont considérés, par des compétences et des membres d’Italia Nostra, comme un intolérable scandale qui doit être puni et bafoué. Ca me dérange pour les patrons de la pâtisserie, déçus, qui ne comprennent pas du tout la tragédie (du reste, les nouvelles marqueteries bien éclairées ne me semblent pas pires que les anciennes). Ils me demandent mon avis (avec l’air habituel de le savoir déjà). Tandis que je suis sur le point de les contredire, ils me montrent en dehors du local, sur le pavement, sur la porte de l’ancienne église, dans tous les environs, à perte de vue dans la ville, partout des marqueteries de la même main et de la même nature : des chapons dans des plats, des coqs qui font cocorico, des chasseurs assis à table avec des petites paysannes et des fusils appuyés à la commode. La chose devient sérieuse, sans remède ni défense possible pour les pauvres pâtissiers si zélés. Pendant ce temps, les cinéastes restent seuls dans la salle à manger marquetée en attendant d’en haut on ne sait quel secours impossible. Il est 3 h ½ . Pour la première fois, j’ai dormi, je suis frais. Teresina me parle de la Callas et de Pasolini.

Je parle ainsi en piémontais avec Lucia. L’ordre de la clinique, comme celui de la prison ou de la caserne ou de tous les Ordres, est extraordinairement [dur]. Mais ce qui reste est cette grande boucle de bois marquetée bien astiquée comme un miroir par laquelle se termine en haut l’escalier en colimaçon en bois brillant, et la boucle opposée en bas, et la longue colonne de bois nette et propre qui les unit, et en fait l’axe de l’histoire, la prospective de l’affaire qui laisse incertains et déçus les metteurs en scène et les opérateurs, le public, le chien qui veut du pain noir, le monsieur, le mannequin modèle soviétique, le pêcheur noble avec des moustaches rouge anglais au pied marin toujours sur le marchepied du train à la gare d’Orel, et les pauvres inconscients, déconsidérés, empressés, débonnaires, ignorants, innocents pâtissiers, une famille qui croit bien faire et ruine tout en suscitant le scandale parmi toutes les belles âmes qui croient bien faire, et sauver leur âme et leur bon goût en combattant pour des choses inexistantes contre les marqueteries de chasseurs et leur décalquage à mèche.

A mèche est aussi la boucle qui reste seule dans la pâtisserie déserte dans la demi-clarté du soir.

Ainsi continue le Cahier Quadrillé

comme cette boucle dans la solitude

dans une Rome parmi des bandes d’oiseaux

âmes mortes en hésitation

entre l’ailleurs le hasard l’évasion.

Mais le Quaderno a cancelli

voit hors de la prison

et cela d’une seule partie

de la cellule, la cellule de la cellule

la cellule, l’oiselle

qui s’ouvre la poitrine avec son bec

aveuglée par des manipulateurs

froids des pleurs et des lamentations

funèbres pour exorciser aussi bien les morts

que la réalité verte et vermillon.

Chaque parole est fille

d’une autre et mère à son tour

la boucle fait la fête

et les appelle toutes au rassemblement.

L’évêque d’Alba

s’appelait-il Garoviglia ?

non, c’était un nom plus court

c’était un bon partisan.



1 Ici : à cet endroit, dans cette chambre de la clinique San Domenico de Rome, où Carlo Levi sait qu'il va devoir rester enfermé – comme longtemps auparavant dans la prison de Turin, celle de Rome ou celle de Firenze, ou confiné, comme à Aliano.

2 En français dans le texte

3 poète visionnaire : le mot italien est vate, qui signifie poète prophétique ou visionnaire ; il est généralement utilisé pour désigner Dante – ou comme ici, quand on sent poindre l'ironie mordante, le Vate de Pescara, Gabriele D'Annunzio.

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6 décembre 2008 6 06 /12 /décembre /2008 22:50
D'accord, j'admets qu'on puisse être en retard, mais à ce point... Qu'est-ce qu'il me fiche encore, cet âne-là ? Sans doute a-t-il rencontré une ânesse, peut-être même se nomme-t-elle Nanesse, allez savoir dans ce noir d'hiver. Et puis serait-il à dix mètres que je ne le verrais pas encore... A-t-on idée d'avoir le poil noir à ce point ? Mais, mais... On dirait que j'entends un pas, un pas à quatre temps, un peu saccadé, un peu pressé, dirait-on. Ce doit être Lucien....

Lucien, est-ce toi qui arrive là ?



Qui veux-tu que ce soit d'autre ? Quel âne bâté aurait l'idée saugrenue de venir se geler dans le noir et se faire tremper comme dans un orage de mousson, je te le demande, quel âne autre que moi aurait cette lubie ?, dit Lucien l'âne en terminait sa course en s'arrêtant net aux pieds de l'arbre et de Mârco Valdo M.I.. Il faudrait être fou ou simplement idiot ou alors, être ton ami et encore, un ami sans réserve, sans réticence aucune... bref, il n'y a que moi qui corresponde à cette description. Et puis, a-t-on déjà rencontré d'autres ânes ici ? Ou alors, tu me caches des choses... C'est vrai ça, comment pouvais-tu te poser pareille question ? Quel autre âne ? Y aurait-il d'autres ânes dans tes connaissances ?



Ohlàlà, quelle question... dit Mârco Valdo M.I. en riant. Des ânes, j'en rencontre des flottes entières. Mais ce sont des bipèdes.



Arrête de faire de l'humour, je le sais bien que tu rencontres des escadrilles entières d'ânes bipèdes... D'ailleurs, je ne suis pas venu ici pour discuter du sexe des ânes et des intimes rencontres que j'aurais pu avoir aujourd'hui avec une ânesse ou une autre ou même avec plusieurs, séparément ou en groupe.



C'est peut-être pourtant ça qui explique ton retard...



peut-être, peut-être... et même certainement. Mais tu crois que l'on peut laisser en plan une ânesse et si comme tu l'insinuais, il y en avait plusieurs, imagine... Abandon de poste dans un moment crucial... peux-tu imaginer les récriminations et les ennuis que j'aurais si je pratiquais ainsi... Non, non, c'est impossible. Admettons que c'est là la raison et passons au point suivant. Bref, quelle est l'histoire du jour... Est-ce la suite d'un de tes feuilletons à épisodes?

J'aimerais bien mon bon Lucien, dit Mârco Valdo M.I., mais je manque un peu d'éléments pour l'instant et j'ai la tête ailleurs. Alors, si tu le veux bien, je vais te faire une surprise. Tu te souviens que les autres semaines, je veux dire les semaines précédents, j'avais souvent été en retard, moi aussi.



Oh, oh, tu le reconnais, voilà qui est fameux, dit Lucien l'âne en trépidant de plaisir et puis, ça réchauffe.



Laisse-moi terminer mes phrases plutôt que de sauter comme un cabri. Donc, je disais que les semaines précédentes, j'avais été en retard en ce qui concerne les canzones du dimanche. Ce qui, à juste titre, te désolais.



Enfin, pas trop, car tu te rattrapais la plupart du temps, dit l'âne Lucien. Et alors ?



Et bien, je vais cette fois être en avance. Ce ne sera pas un épisode, mais des canzones. Deux oui trois canzones que je trouve particulièrement intéressantes et que j'ai envie de te faire connaître sans plus attendre.



Sans plus attendre. Mais alors, dit Lucien l'âne, mon cher Mârco Valdo M.I., commence tout de suite.



La première, tu vois bien mon cher Lucien que je commence tout de suite, dit Mârco Valdo M.I., la première s'intitule Mer Noire. Ce n'est pas comme on pourrait le penser en ces temps de tourisme échevelé, ni comme tu pourrais le faire toi qui vécut en Grèce, en Asie mineure et encore seul le Grand Âne sait où... à ce propos, j'ai toujours beaucoup aimé cet intraduisible jeu de mots en anglais : Who knows ? (Qui sait ?), Only Big Nose knows. Pas si intraduisible que ça, d'ailleurs, car par exemple, appliqué aux ânes, cela pourrait donner : Qui sait ? Seul le Grand Âne sait. Évidemment, on n'a pas la même allitération... Mais enfin, que ce soit un âne, c'est tout ce qui importe.



Ah, ah, fait Lucien l'âne, elle est bien bonne. Mais tu sais, nous les ânes nous avons aussi un très grand nez...et il remue la tête de façon significative.



Oui, oui, mais tout celà nous éloigne de la Mer Noire, dont je te disais qu'elle n'était pas vraiment une chanson à relents touristiques... Par contre, elle d'un grand poète, un grand chantauteur italien du temps présent. Et c'est une superbe chanson, de très haute poésie. Je te laisserai découvrir ce dont il s'agit, comme j'ai bien dû le découvrir moi-même. La seconde chanson a un titre nettement plus explicite, enfin pour peu qu'on se souvienne de certaines choses et qu'on n'ait pas trempe son éponge de cerveau dans un bain de révisionnisme. C'est une texte très court, mais d'une grande puissance. Elle s'intitule Arbeit macht frei. Le travail rend libre.



Tu te fous de moi, dit Lucien l'âne. Le travail rend libre... Elle est bien bonne celle-là. Nous les ânes, on peut te dire que le travail rend esclave et uniquement esclave, que le travail n'existe que parce qu'il est obligatoire, que nous, les ânes, mais on est des ânes, que des ânes, on déteste ça. Comme d'ailleurs l'établit notre réputation millénaire, nous résistons du mieux que nous pouvons. C'est qu'il faut nous battre pour qu'on consente à travailler et encore, de mauvais gré; qu'on nous aveugle pour nous forcer à travailler, qu'on nous affame... Ah, si nous étions des humains, on ne nous aurait pas comme ça. Ni carotte, ni bâton, ne seraient tolérés. Ânes peut-être, mais pas cons. Cela dit, notre réputation millénaire établit également notre courage, notre force, notre résistance à la fatigue, notre audace dans les endroits les plus périlleux... Nous passons avec nos charges, là où la main de l'homme n'a jamais mis le pied. C'est pas qu'on refuse notre part du boulot. On participe volontiers à l'effort commun, même au-delà de la moyenne, mais pas si nous sentons qu'on veut nous exploiter. Là, on se cabre.



Ne t'emballe pas, Lucien mon ami, tu verras que la canzone va tout-à-fait dans ton sens. Ah, si les humains pouvaient parfois être des ânes... Note qu'ils le deviendront peut-être...




Photo G.L.

 



MER NOIRE


Chanson italienne – Mare nero – Alessio Lega – 2004

Version française – Mer noire – Marco Valdo M.I. – 2008


Nous sommes la mer noire qui est calme le jour,

se meut lentement, cache dans les fonds

sa propre dépouille, entonne en un froissement léger

un chant qui lui vient du bout du monde.

Et apporte de loin un parfum d'espérance,

envahit ta chambre et te rend étrange

te fais paraître étranger au troupeau des moutons

conduits chez le tueur au son des millions.

Nous sommes la mer noire qui protégée de nuit

par l'obscurité, se lève en vagues, se jette sur la rive

et se retire, s'enroule dans son lit

pour assaillir la digue d'une force encore plus vive.

Nous avons des voiles noires pour nous pousser sur la mer,

mais ce ne sont pas des drapeaux, ne vous y trompez pas !

Nous sommes la liberté, ce qui fait le plus peur,

suspendus au centre exact entre la conscience et la nature.


Nous sommes les anarchistes ! Nous sommes les anarchistes !

Nous sommes les anarchistes !

Nous sommes la mer noire, la force ténébreuse

répandue sur les plages ouvertes du système,

Notre sang infecte empoisonne l'embouchure

et la main du bourreau quand elle frappe tremble.

Car il n'y a pas moyen de nous arracher notre vie

Chaque jour volée, chaque soir retrouvée

Car il n'y a pas de peur qui puisse contenir

le temps que chaque jour nous réussissons à libérer.

Nous sommes la mer noire aux eaux salées et sales.

Nous déposons les doutes dans le ventre de toute foi,

nous avons plein de madones, toutes plutôt sales,

et chacun de nous est un dieu qu'on touche et qu'on voit.

Et nos chargeurs sont des rosaires

qu'on égrène amers dans le ventre de ces messieurs.

Nous sommes la peur de la classe la plus prospère,

Nous sommes le nœud de la corde qui les pend.


Nous sommes les anarchistes ! Nous sommes les anarchistes !

Nous sommes les anarchistes !


Nous sommes la mer noir, la dynamite allumée

dans ce calme plat, la mèche qui se consume.

Travaillez tranquilles, allez faire vos courses !

Sur vos autostrades, ensevelis dans la brume.”

Sur la route que vous faites, en vitesse pour consommer

ce n'est plus du brouillard, mais de la fumée qu'un été vous trouverez

Couillons comme vous êtes, ouvrez votre cerveau

Ne ratez pas encore la dernière sonnerie.

Nous sommes la mer noir qui un jour vous a balayés

Elle vous a trouvés esclaves, elle vous a montré la sortie,

Nous avons cru que trop fatigués de vos nombreuses

années à la chaîne, vous réclamiez la vie.

Mais en échange de la permission de rentrer dans le troupeau,

vous nous revendez souvent au pouvoir et à la loi

car c'est la liberté qui fait le plus peur...

Suspendus au centre exact entre la violence et la culture.

Nous sommes les anarchistes ! Nous sommes les anarchistes !

Nous sommes les anarchistes !


Nous sommes la mer noire, deuil et désespoir

d'un passé triste, d'un futur incertain

et d'un monde conçu en manière de prison

piège qui mord celui qui sort à découvert.

On nous fait ressentir des gaspillages, fatigués aussi de crier,

la mer empoisonnée, enfermés dans les abris

planqués, fous, fols de trop d'amour

avec un suaire gris étendu sur notre douleur...

mais nous sommes la mer noire, les oranges d'Espagne,

acide, sucre et miel, le vin de la terre,

ivres de vie, de ville en campagne,

Nous trouvons de nouveaux camarades pour faire la guerre à la guerre.

En plus d'”Addio Lugano”(1), nous chantons la mémoire

Mais nous occupons l'histoire, où nous sommes nous restons

où nous ne sommes pas, nous irons, nous irons pour de vrai

car nous sommes comme la mer, nous sommes une mer noire !


Nous sommes les anarchistes !

Nous sommes les anarchistes !




Pietro Gori


  1. Chanson de Pietro Gori, anarchiste italien, écrite en prison en 1894. Chanson sur les anarchistes italiens, exilés en Suisse puis expulsés (Gori était l'un des expulsés). Depuis lors, cette chanson est une des chansons du répertoire des anarchistes italiens.









ARBEIT MACHT FREI. : LE TRAVAIL REND LIBRE.





Chanson italienne - Arbeit macht frei – Frankenstein – Fariselli – 1973

Version française – Arbeit macht frei – Marco Valdo M.I. – 2008



On ne pouvait être plus clair.

Arbeit macht frei figure à l'entrée du camp de Dachau, où cette devise en fer forgé avait été fièrement installée par les nazis. Ceci indique une fois pour toute la signification réelle du travail dans une société où il est permis d'exploiter l'autre et les autres à des fins mercantiles. Arbeit macht frei : c'est le véritable fondement du libéralisme : le travail (celui des autres évidemment... et en tous cas, principalement) ainsi conçu.

Arbeit macht frei : c'est le fondement de toutes les politiques de l'emploi, du plein emploi et autres fadaises libérales. C'est le fondement de l'escroquerie gigantesque qu'on appelle : le salariat.

Mais de fait, le travail des uns rend libre ceux qui l'exploitent. En ce sens, c'est une vérité éclatante. Le travail des pauvres rend riche les riches; leur offre une liberté dont, par ailleurs, il est rare qu'ils usent avec qualité.

Arbeit macht frei : c'est précisément l'enjeu-même de la guerre de cent mille ans, cette guerre insensée que les riches mènent obstinément contre les pauvres.

Il va de soi que l'artiste, le poète, l'écrivain, le musicien, le chanteur, le danseur ... ne travaillent pas. Les artistes (les vrais – on ne parle pas ici de ceux qui se vendent) ne travaillent pas. De fait, ils créent et de fait, même pauvres, eux, sont libres.

Pour couper court au délire libéral et (faussement) moralisateur qui prétend à la sanctification du travail, il faut mettre en lumière toute la fausseté de celui qui prétend que le travail ennoblit l'homme, la femme... C'est évidemment absolument faux. Le travail – tel que nous le connaissons dans cette société d'exploitation et à cause de cette exploitation, est dégradant, indigne d'un être humain et il faut dire cela bien haut.



Que l'on comprenne bien une fois pour toutes également que ce qui est gênant dans le travail, ce n'est pas l'effort qu'il représente, l'intelligence qu'il sollicite, la volonté qu'il met en œuvre... toutes qualités éminemment appréciables, et que personnellement, j'apprécie énormément; ce qui est gênant dans le travail, c'est que l'opérateur, le travailleur doit se vendre, doit vendre son temps, sa force, la disponibilité de son corps et de son esprit à quelqu'un, personne ou société, qui en tire profit, qui en profite, qui en jouit et cela au travers d'un système coercitif, d'un chantage permanent. Ce même chantage qui est la base de la société de travail obligatoire (S.T.O.) dans laquelle on nous force à vivre (la seule sortie étant le suicide...).

En fait, comment appelle-t-on celui qui tire profit de la disponibilité du corps d'une femme par la coercition, la force, le chantage...?

Et, on fera remarquer que celui qui fait cela – proxénète, maquereau..., tout en étant une immense ordure, est un gagne-petit à côté de ceux qui se constituent des fortunes sur le dos des travailleurs.

Il n'y a aucun argument qui justifie l'exploitation. Jamais.

Par contre, dans une société commune, où l'ensemble de l'effort nécessaire pour faire vivre la communauté est partagé, où chacun apporte en quelque sorte sa pierre à l'édifice, porte sa part de la charge commune, le travail aurait une autre signification et dans cette mesure deviendrait une activité honorable. Il faut bien le dire et le répéter : ce n'est malheureusement pas le cas dans le système actuel.

Ainsi parlait Marco Valdo M.I.









Dans tes misères

Tu reconnaîtras

la signification

d'un arbeit macht frei.

Pénible économie

quotidienne humilité

te poussent toujours

vers l'arbeit macht frei.


Conscience

chaque fois plus

te fera connaître

ce qu'est arbeit macht frei.

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3 décembre 2008 3 03 /12 /décembre /2008 21:41
 

Mon bon Lucien, comme je suis content que tu sois déjà là, car avec ce temps exécrable, je n'aurais pas aimé devoir attendre dans ce crachin hivernal et dans cette nuit qui est vraiment trop sombre à mon goût. Mais voilà, tu es là et c'est déjà un soulagement. D'ailleurs, j'ai bien l'intention de ne pas la faire trop longue, si tu le veux bien.


Moi aussi, je suis bien content de te voir, mon cher Mârco Valdo M.I., et je ne le cache pas, pourquoi le cacherais-je, moi aussi, j'aimerais bien ne pas la faire trop longue. Je me sens déjà tout prêt à m'éclipser et si je ne savais par avance l'intérêt de tes récits ou de tes canzones et le plaisir que personnellement, j'en retire et bien entendu, si tu n'étais pas un ami si cher, presque un siamois, je m'en irais tout de suite et sans hésiter. Mais je suis curieux, curieux, aussi curieux qu'une pie, aussi têtument curieux qu'un âne. Oui, oui, je sais, j'ai vu ton regard scintiller, je sais bien que l'adverbe têtument n'existe pas dans les dictionnaires et alors, est-ce une raison pour que je ne l'emploie pas ? Tu imagines bien que pour un âne lui enlever un tel adverbe, c'est de la discrimination. J'en ai besoin moi de mon têtument. Je dirais même j'en ai têtument besoin. Je ne suis d'ailleurs pas tenu par le fait que personne auparavant n'a eu l'idée de l'utiliser... Il était là potentiellement, il était tout prêt à l'emploi, mais en kit... Je n'ai eu qu'à rassembler les morceaux selon les règles et voilà, hop, le tour est joué. En quoi têtument serait, pour moi par exemple, qui suis un âne, serait moins utile ou intelligent qu'ingénument par exemple ou grotesquement ou tristement – pour moi qui ne suis jamais triste, mais qui suis fort souvent têtu ?


Lucien mon ami de tous les jours, mon copain quotidien ( j'ai envie de faire une prière : donnez-nous notre copain quotidien...) , dit Mârco Valdo M.I., laisse-moi te féliciter pour la façon acharnée et obstinée avec laquelle tu défends ton droit à user de cet adverbe têtument. Je pense que ta réaction est saine et qu'il faut aller résolument dans ce sens. La langue française souffre de ce resserrement qu'on impose à sa capacité créatrice. Je les entends encore : ce mot n'est pas au dictionnaire. Et alors ? Si je l'utilise et que tu le comprends, il entre dans la langue. Bien sûr, il vaut mieux tenter de se rapprocher de l'usage... Mais c'est précisément le cas avec têtument. C'est un adverbe qui ressemble en tous points à un adverbe; et tant pis, s'il n'a pas encore été recensé dans les dictionnaires. Comme ténument, qui serait bien pratique lui aussi. Regarde le beau message d'amour que tu pourrait adresser à ta belle : je t'aime têtument, je te le susurre ténument. C'est juste question de l'employer deux ou trois fois et puis après, ça roule. Enfin, bref, n'hésitons plus, nourrissons la langue française.


Je crois bien, dit l'âne Lucien en approuvant énergiquement de la tête et des deux oreilles qui suivent le mouvement à contretemps. Je crois bien aussi que c'est comme ça que les mots arrivent dans la langue commune; par l'usage qu'on en fait. Mais il faut toujours quand même qu'il y ait une première fois, que quelqu'un s'y décide.


C'est bien comme ça que les mots sont entrés dans la langue. Par la bouche des gens. Les mots entrent dans la langue en sortant de la bouche des gens pour entrer dans leurs oreilles.  Dans les oreilles...  Les mots dans les oreilles, pas la langue...


J'aime autant ça, dit l'âne en faisant un sourire.


Et, dit Mârco Valdo M.I., dans le passé, avant l'arrivée massive des dictionnaires et de cette manière de vouloir tout canaliser, les gens utilisaient les mots comme ils venaient. Avec souvent des variantes et des déformations; la langue était une forêt de mots, giboyeuse à souhait. On trouvait des mots partout, dans les clairières, au détour d'un sentier et même dans les villages, dans les bourgs, dans les villes,  à tous les coins de rue, sur toutes les places... Ils sautaient de l'un à l'autre sans aucune gêne et ils se vêtaient selon la saison, le lieu, les gens, l'accent... Que sais-je, selon mille circonstances ? Je vais te dire, Lucien mon ami, une de mes constatations, qui est d'ailleurs facilement vérifiable. Tu sais que j'ai comme activité de traduire de l'italien en français. Cette pratique m'amène à fréquenter toutes sortes de dictionnaires et dans les deux langues. Et bien, la simple présentation d'un mot au dictionnaire t'apprend énormément sur la façon dont les langues fonctionnent et sur leur aptitude à la métamorphose. Je prends au hasard un mot de saison, un mot relativement simple, dans l'acception première et simple du fruit: en français, châtaigne, fruit du châtaignier et pas de variante possible. En italien : castagna ... castagnàccia (pegg.); castagnetta (dim.), castagnola, castagnuola (dim.), castagnuzza. (dim). Et c'est un exemple simple. Le même exercice avec chien, l'animal : en français, chien. Aucun dérivé – sauf chienne. En italien : cane – cagna pour la chienne et une foultitude de dérivés : cagnaccio, cagnazzo (pegg.), cagnettàccio(dim), cagnettino (dim), cagnetto (dim), cagninno (dim), cagnoletto (dim), cagnolinétto (dim), cagnolino, cagnolo, cagnuolo, cagnolone (dim), cagnòne (accr), cagnòtto (dim), cagnuccio, cagnuzzo (dim), cagnucciolo, canino (dim), canone (accr). Et rien n'empêche d'en créer d'autres... Cela me semble être fort à l'avantage de la langue; elle s'étend, se renouvelle et ces dim, accr ou pegg, qui veulent dire dim. :  diminutif, accr... (oups, pas de mot français, mais si : ouf,) augmentatif ou pegg. : péjoratif. Tout cela à partir d'un même mot de départ.

Si tu suis bien : chien , dim. petit chien (pas nécessairement chiot); accr. : grand chien (évidemment, on peut avoir d'autres mots pour le dire, mais pas de la même racine, par exemple : molosse), pegg. : mauvais chien, sale chien...


Bon,bon, ça va, j'ai compris, mon cher Mârco Valdo M.I., mais comment régler ça, comment amener la langue française à cette souplesse ? On en parlera une autre fois si tu le veux bien, car j'ai hâte de connaître ce que tu m'as préparé pour aujourd'hui.


Et bien, Lucien, j'espère que cela va te plaire, ce sont deux chansons. Une chanson italienne d'Alessio Lega, intitulée Étranger, elle se passe dans un port, dans une ville portuaire, elle parle de la position étrange de l'étranger; sans doute seras-tu fort sensible à cette chanson que j'appellerais « chanson réflexive », une chanson qui philosophe... Oh, je sais le mot philosophe fait peur, le fait de philosopher est méconsidéré... Il est vrai qu'on a enfermé la philosophie dans un bocal universitaire et qu'on tente d'en faire une sorte de science... Bref, elle est devenue un monde réservé à des experts. N'empêche, nous ne parlons pas de la même chose, de la même philosophie. Je pense plutôt la philosophie, comme un discours sur le monde, un commentaire en voix off sur le fil des jours... Un défilé de pensées, de réflexions... Une façon de réfléchir le monde, de réfléchir sa vie, la vie, le temps...

Quant à la deuxième chanson, elle est un peu du même ordre, celui de la pensée, de la réflexion, mais elle est plus engagée directement, elle porte une pensée politique, une certaine conception du monde et elle entend bien défendre sa position : celle de la laïcité comme condition première, dernière et fondamentale de la vie en société, d'une vie libre en société. Elle s'intitule : Sans crucifix, sans religion. Je l'ai écrite aujourd'hui à partir d'un article qui avait été publié en Italie, il y a quelques jours, le 28 novembre dernier. Enfin, je te laisse les apprécier et les commentaires qui les accompagnent.



ÉTRANGER



Chanson italienne – Straniero – Alessio Lega – 1999

Version française – ÉTRANGER – Marco Valdo M.I. – 2008



Cette chanson n'est pas seulement la chanson de l'extranéité au sens le plus large du terme. Ce n'est pas seulement la chanson d'une dure guerre... Ce n'est pas seulement la chanson qui ravive dans la pensée un Étranger, un qu'Alessio devait bien connaître, dont on pouvait prévoir que le jour de son exécution tant de gens l'accueillissent avec des cris de haine. C'est aussi la chanson de tous les étrangers que nous sommes, où que nous vivions. C'est la chanson de celui pour qui, être étranger peut être un mode et un motif de survie; pour qui, si parler la langue de la société est uniformisation et homologation à l'idiosyncrasie (forma mentis sociétale, la pensée unique) actuelle, il vaut mieux se sentir étranger. Mais je ne veux pas aller au-delà, car cette chanson parle d'elle-même.... Et à mon avis, c'est non seulement le chef d'œuvre absolu d'Alessio Lega, mais aussi une des dix ou quinze chansons les plus importantes de tous les temps en langue italienne. Probablement la moins connue, mais le temps saura lui rendre justice. [R.V.]



C'est étrange. Cette sensation d'étrangeté, ce sentiment d'extranéité... Qui donc la ressent ainsi ? Celui qui est venu d'ailleurs, celui qui est venu de loin, celui qui a quitté un ailleurs pour venir dans un ici – ville, village, pays, peu importe. Il s'est déporté... ou on l'a déporté, de gré ou de force... Mais la sensation est là. L'émigration engendre la nostalgie, tout le monde (ou presque) le sait.

Mais, il y a une autre dimension à l'étrangeté du monde et elle est bien plus difficile à comprendre. Et allez savoir qui la ressent, qui l'a ressentie... Les errances quotidiennes à l'intérieur-même du chez soi, dans le pays d'où on est (censément). Le pays d'où l'on est (censément) est subitement un ailleurs, on devient soi-même un étranger dans sa propre rue, dans sa propre maison et pour un peu, si on se laisse emporter, un étranger à soi-même.

L'émigré, l'immigré – dans un certain sens – a bien de la chance. Il emporte en son cœur, dans sa pensée, cet ailleurs, ce lieu de l'origine qui l'aide à supporter les jours et les miroirs. Sa nostalgie est féconde.

Mais pour celui qui – comme Marco Valdo M.I. lui-même – se sent émigré dans sa ville quotidienne, exilé chez soi, à vie – car il n'y a pas d'ailleurs qu'il puisse garnir de nostalgie, il est sans recours possible étranger à vie dans sa propre vie – sauf à rompre avec le carcan de la société, à briser le moule de la bonne société, à revendiquer d'être chez lui aussi, mais pas chez eux. Il n'y a pas une société multiple – comme on tente de le faire accroire, il y a de multiples sociétés qui se superposent, qui partagent (mal) le même territoire.

Nous sommes comme les Indiens, comme les Peaux-Rouges, comme les Amérindiens, comme les Noirs africains... Comme ils ont repoussé les Indiens dans les réserves... Nous vivons dans des réserves indiennes, perdues au milieu de leur société, comme des camps où l'on repousse ceux qui ne sont pas comme il faut. La mauvaise herbe dont parlait Georges Brassens.

Quand on naît pauvre, on n'est jamais comme il faut.

Rien ne nous empêche de reconquérir un jour notre territoire, notre terre. C'est le sens-même de la guerre de cent mille ans.

Ainsi parlait Marco Valdo M.I.



Photo G.L.



 

... Et d'une rive à l'autre, je parcourus cette mer.

Quand j'arrivai à l'accostage, je descendis à ce nouveau port

Je traînais ma vie, pour arriver qui sait

Qui sait pour repartir ou ne pas me sentir mort...


Je suis venu dans cette ville

Comme un étranger qui ne sait pas

Comme une insulte au ciel noir

Dans cette pluie hostile

Le style sombre de l'âge

et la pitié pour ces gens

Dans tout ce vide, le vent

qui bat mon chemin

Et je m'en irai, me disais-je,

De nuit, comme un étranger

Je m'en irai vraiment, je ne dois

rien à personne, je m'en irai léger...


De trottoir en trottoir, puis mon rêve se dissout

Il faut pourtant lâcher au fond une ancre d'appui

Pourtant je veille inquiet encore et je trace sur cet étang

Un point de fuite qui ne soit ni famille, ni femme ou fils.

Et je vis ainsi dans cette ville

Comme un étranger

qui ne parle pas

la langue de la société

(le ver dans la perle)

Je suis étranger à ma rue

Je me sens inconnu même des miroirs

De mes vieux amis, chez moi,

De ce que je regarde ou touche.

J'ai des fleurs sèches sur mon balcon

Et la pension comme objectif

Je lève le regard à chaque gare

Déjà certain de mon retard.


De la vie à la mort, c'est seulement l'histoire d'une grotesque absence

D'une soif d'air frais et neuf et d'une faim de vacances

Ainsi je cherche parfois autour qui du regard laisse transparaître

Sur le plomb gris de chaque jour la volonté de partir.


Nous sommes étrangers à cette ville

Nous sommes étrangers à cette terre

À cette infâme et dure guerre

À la lâcheté et à la torpeur

Prenons le large vers ailleurs

Où on n'ensevelit pas les songes

Où on n'avale pas de la haine

Et on arrive à détester ses propres besoins...

Ô mort, vieux capitaine

Levons l'ancre, allons-nous en

de cette vie morte

Enfer ou ciel, peu importe

Je partirai comme un étranger

Sans plus rien à espérer

Entre quatre planches et dix clous

Il y a cette odeur de mer...

Entre quatre planches et dix clous

Il y a cette odeur de mer... Ciao.


 

 

Photo G.L.

 

 



SANS CRUCIFIX, SANS RELIGION

Chanson française de Marco Valdo M.I. - 2008


Tout est parti d'un article paru dans Micro-Mega – Micro-Mega online – Stato laico e crocifissi de Michele Martelli. (http://temi.repubblica.it/micromega-online/stato-laico-e-crocifissi/) qui relatait un jugement du juge Alejandre Valentin Sastre de Valladolid en Espagne. C'était là un excellent article, très stimulant et par ailleurs, il avait l'avantage de remettre certaines pendules à l'heure. Alors pour qu'on en garde la mémoire, car une chanson est plus diffuse, moins événementielle qu'un article de presse, Marco Valdo M.I. en a fait une de ses canzones, qu'en bonne logique, il dédie au juge Sastre de Valladolid (Espagne).



 

 

Photo G.L.


 


Dans le Nord de l'Espagne, à Valladolid

le juge Alejandre Valentin Sastre, l'affaire est curieuse

A ordonné le retrait des crucifix

et autres babioles religieuses

de l'école publique.

La fin du monde pour les catholiques.

On cria à la trahison, on menaça de l'enfer

On déclencha la guerre

Contre le laïc, contre la Bête Noire.

Mais le Seigneur s'en foutait comme de son ciboire

Il n'envoya ni céleste foudre, ni tonnerre,

ni anges ailés, ni trompettes de guerre,

Ni séraphins armés, ni épées flamboyantes.

Le Seigneur comme Achille restait sous sa tente.

À déclencher la guerre sainte, la croisade,

À pousser des cris et des rodomontades,

Ce furent des prélats gros et gras,

De saints hommes de foi,

Tout de pourpre et de rouge vêtus

Par une troupe compacte défendus,

Christophobie, amnésie, destruction,

nécrose religieuse, infernale révolution

Tonnaient évêchés et Vatican,

Criaient curés et pratiquants.

L'Europe se meurt, l'Europe est morte

Et que le diable l'emporte.


Mais enfin, un instant,

L'Europe n'est pas le Vatican

Le crucifix, c'est pour les chrétiens

Pour eux seuls, pas pour les citoyens.

L'archevêque en a menti

pas besoin d'autorisation pour croire au Paradis

Pour s'extasier en Jésus-Christ

Croyez, priez, faites ce que vous voulez

La religion croît en liberté

On a le droit d'être catholique

D'enseigner la religion

De montrer ses saints en toutes les saisons

Mais en dehors des lieux publics

C'est pure logique.

Chacun dans son église et

Dieu lui-même sera bien gardé.


 

 

Photo G.L.


Benoît l'a rappelé ainsi : seul le Pape est infaillible

Affirment les conciles, mais pas la Bible

Et Ratzinger l'a bien dit : « L'Église n'est pas démocratique

Elle est hiérarchique ». C'est imposant, c'est magnifique

Dans l'Église, l'Europe à ses racines,

elles ne sont pas venues de Chine.

Elles sont chrétiennes, le Christ était Juif, n'est-ce pas ?

La racine des racines est juive, voyez-vous ça.

Moïse venait d'Égypte, les Juifs de Mésopotamie.

Alors, à Bagdad, au Moyen-Orient serait notre patrie ?


Mais au milieu de toutes vos historiques prétentions,

Que faites-vous de notre ancêtre Cro-Magnon ?

Qui aux temps de la préhistoire,

Sans crucifix, sans religion,

Sans en faire toute une histoire

vivait déjà dans nos régions.








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1 décembre 2008 1 01 /12 /décembre /2008 23:11

Alors quoi, Lucien, tu n'as rien à dire ? Tu es bien muet pour un âne, dit Mârco Valdo M.I. Est-ce encore cette histoire de nuit noire à quatre heures de l'après-midi qui te chagrine ? Imagine un instant que tu sois un âne égaré du côté du Pôle et laissons de côté, le froid qu'il peut y régner. Ce serait une nuit de quelques mois...



Brrr, j'en ai froid dans le dos d'une pareille nuit, dit Lucien l'âne en tremblant de tous ses membres (sauf un... mais évidemment, celui-là même que la morale et la décence m'interdisent de préciser davantage et sur lequel, il n'a pas de tatouage... On peut parfois le vérifier). Et puis quelle idée d'envoyer un âne parmi les élans, les caribous, les rennes et je ne sais quels autres ongulés. Que veux-tu que je leur raconte ? Et puis, est-ce que toi, mon bon Mârco Valdo M.I, tu m'accompagnerais ? Sinon, qu'irais-je faire là-bas ? Et, dis-moi, pendant ce temps-là, avec qui converserais-tu ? À qui lirais-tu tes histoires ?



Pour ce qui est de raconter des histoires, je te fais confiance, mon cher ami Lucien, tu n'as fait que ça depuis des centaines d'années. Là, je ne crains rien pour toi. Et ici, à qui je raconterais mes histoires...? Mais enfin, comme d'habitude, à toi mon cher ami. Il me suffirait de faire semblant que tu es là, de te raconter près de l'arbre, d'inventer des conversations... et voilà tout, le tour serait joué.



Somme toute, si je te comprends bien, mon ami Mârco Valdo M.I, tu me proposes d'aller évangéliser les Esquimaux avec tes histoires. La belle affaire. Il faudrait quand même me fournir en histoires en quantité suffisante...



Tu as parfaitement raison, dit Mârco Valdo M.I. Mais rassure-toi, c'est un problème connu et résolu depuis longtemps. Sais-tu, mais oui, tu le sais, comment osé-je poser pareille question; enfin, allons-y quand même, sais-tu comment on dit un livre en grec.. et s'il te plaît, n'hésite pas à franciser ta réponse...



On dit, on dit, en francisant, quelque chose comme : bible. Et puis quoi ? En quoi, cette idée de bible pourrait être la solution à mon problème – en plus d'être la solution à tous les autres. Car si j'ai bien compris, pour certains humains, c'est un livre de recettes. Comment faire ceci, comment réagir à cela, ce qu'il faut manger et comment le cuire... C'est bien ça, ce bible, non ?



Oui, oui, Lucien, tu as parfaitement raison, disons, en gros, dit Mârco Valdo M.I. Mais laisse-moi te corriger, on en dit pas le bible, comme cela devrait être, mais la bible. Ne me demande pas pourquoi, c'est ainsi, point. Comme pour tout ce qui concerne le « livre ». Tu remarqueras d'ailleurs qu'il y a des milliards d'autres livres, mais seul – celui-là – et d'autres du même tonneau, ont l'arrogance de se prendre pour les livres. Je pense que la seule raison qu'on pourrait invoquer en ce sens serait le nombre d'exemplaires qu'on a en tiré depuis des siècles... Mais j'ajoute aussi que la plus grande part est distribuée gratuitement. Tu me diras que c'est un bon placement et qu'on récupère bien plus ensuite. C'est vrai à voir la richesse des églises qui sont un des commerces les plus prospères que l'on connaisse. D'accord, je m'appelle Mârco Valdo M.I et ce n'est sans doute pas pour rien.



Comment ça, dit Lucien l'âne, mon ami Mârco Valdo M.I, qu'est-ce que ton nom a à voir avec cette histoire de marketing séculaire ?



Tout simplement ceci, mon bon Lucien, dit Mârco Valdo M.I, que le dénommé Valdo fut parmi ceux qui, il y a déjà bien longtemps, ont violemment et obstinément dénoncé cette pratique biblique. En somme, Valdo n'avait a priori rien contre ce livre-là et même, toujours a priori, il en pensait tellement du bien qu'il le fit traduire pour savoir ce qu'il y avait dedans. En faisant cela, il a déclenché une fameuse bagarre qui se poursuit encore aujourd'hui. Mais enfin, personnellement, je ne partage pas tout à fait tous les points de vue de cet ancêtre, sauf peut-être pour ce qui concerne ce qu'il pensait des richesses, des riches et de la nécessaire solidarité entre les hommes. C'est ça surtout qui lui valu les pires ennuis; à lui et à tous ceux qui l'ont suivi. On les a poursuivis jusqu'au plus profond des montagnes. Un vrai massacre.











D'accord, dit l'âne Lucien en dressant ses oreilles à la verticale, manière à lui de montrer qu'il insiste un peu sur ce qu'il veut dire, c'est très bien tout ça, mais moi, je suis venu pour écouter une histoire, pas pour que tu me dises n'importe quoi.


Allons, allons, Lucien mon ami, dit Mârco Valdo M.I, n'importe quoi, n'importe quoi, tu exagères. Je te parlais quand même d'un de mes ancêtres putatifs et de son comportement proprement héroïque. On finissait sur le bûcher pour ça et même pour moins que ça. D'ailleurs, on a été jusqu'à punir des ânes de pareille façon. Il y en a qui voyaient le diable partout, comme d'autres voient des terroristes et spécialement chez les ânes. Laisse-moi te signaler, mon cher Lucien, dit Mârco Valdo M.I, que l'âne est l'animal méphitique par excellence. Un pas de travers et hop, au bûcher ! On ne rigolait pas dans ces temps-là. On ne rigole d'ailleurs pas trop dans certains coins de la planète encore actuellement. Comme tu l'entends le délire n'a pas cessé de poursuivre certains hommes. Cela dit, je vais te raconter l'histoire.


Enfin, dit Lucien l'âne. J'allais commencer à m'impatienter. Et de quelle histoire s'agit-il ? Ne veux-tu pas, juste pour me faire plaisir, comme ça, en passant, revenir un peu à nos « Achtung Banditen ! », il y a déjà un petit temps que je les attends, ces princes charmants. Comme chantait je ne sais plus qui... depuis le temps, depuis le temps que je l'attends, mon prince charmant...


J'arrive, j'arrive mon aimée... chantait Bobby Lapointe et en duo encore, avec une charmante dame au nom enchanteur d'Anne Sylvestre. Voilà d'où vient ta chanson. Cela dit, tu as bien raison, je vais te raconter la suite des aventures de nos amis romains dans les bois et les montagnes... Comme à l'habitude, je commencerai part te rappeler la fin de la fois précédente.






Il ne se passa rien, nous continuâmes à parler, ils nous firent voir les photographies et les lettres de leurs chers lointains. Un d'eux me montra un rosaire qu'il avait en poche. « Je suis catholique », me dit-il, en cherchant à établir avec moi, Italien et probablement catholique, un courant de sympathie et de confiance.


( Suite au prochain épisode)





La retraite de l'ennemi commença inopinément un matin quand, le front de Cassino s'étant effondré et les Allemands s'étant retranchés sur Valmontone, la pression des Alliés fut telle que les nazis furent contraints à céder en laissant seulement quelques groupes d'arrière-garde aux points stratégiques les plus importants.

Nous vîmes ainsi arriver sur nos montagnes l'infanterie ennemie en déroute. Par groupes épars, armés de fusil, souvent sans bagages, et sans sacs, ils se retiraient précipitamment vers le Nord.

Leur déroute désordonnée avait commencé depuis quelques heures quand un paysan vînt nous appeler car les Allemands saccageaient sa ferme. Nous partîmes à huit, armés de fusils, de pistolets et de grenades. Parmi nous, il y avait trois Russes armés de leurs mitraillettes courtes. Ils avaient taillé le canon et la crosse de nos Berretas pour en faire de gros pistolets automatiques. Nous traversâmes en courant la campagne en direction de la ferme violée par l'ennemi. Quand nous l'atteignîmes, nous nous plaçâmes autour des bâtiments. Nous approchâmes prudemment, en rampant dans le blé haut, et nous nous mîmes en position sur l'aire d'une hauteur qui la surplombait. Les Allemands, en dessous, avaient dressé une table avec les rares choses qu'ils avaient réussi à trouver dans la maison et ils s'apprêtaient à manger. Sûrs de ne devoir subir aucune attaque, ils avaient laissé leurs armes de côté et ils criaient et riaient de la joie de ce repas inespéré.

Nous enfichâmes la baïonnette sur le canon de nos fusils, puis ensemble, en hurlant, nous nous jetâmes sur eux en l'intimant de se rendre. Ils se rendirent immédiatement, terrorisés. L'assaut de civils sales, avec de longues barbes, avec leurs baïonnettes luisant au soleil du midi devait avoir réveillé chez eux le souvenir des anciennes légendes sur les brigands du Sud et avait paralysé leur capacité de réaction. Ils étaient une douzaine et nous les fîmes prisonniers. Parmi eux, il y avait un Autrichien de dix-neuf ans qui se mit à notre disposition et nous demanda même d'être enrôlé comme partisan. Nous ne pouvions pas nous fier à lui immédiatement et au point d'accepter son offre. Dans les jours suivants cependant, nous l'utilisâmes pour les corvées d'eau et de vivres et nous lui confiâmes d'emmener avec lui quelques uns des siens, gardés par quelques uns d'entre nous. Quand, un peu plus tard, nos entrâmes en possession de mulets, nous lui en confiâmes l'entretien. Nous encadrâmes nos prisonniers et nous nous préparâmes à traverser la montagne pour retourner à notre base. Durant la marche, nous nous étions arrêtés sur un chemin muletier au bord d'un torrent pour nous rafraîchir et pour faire l'inventaire des armes que nous avions capturées et le compte et la liste des prisonniers. Les Allemands nous donnèrent leurs papiers et s'installèrent le long des rives du torrent pour se laver ou au moins, faire passer leur peur. Il y avait un peu de mouvement et un d'entre eux tenta d'en profiter pour s'échapper rapidement vers la campagne. Un camarade s'en aperçut et d'une brève rafale de mitraillette le blessa gravement. L'Allemand tomba à terre; les autres restèrent immobiles, muets. Je cherchai à leur expliquer qu'ils devaient se résigner à être nos prisonniers. Que l'alternative était la mort. Qu'il n'y avait pas d'autre choix étant donné le type de guerre auquel ils nous avaient contraints. Tandis que je parlais, ils se taisaient. Leur silence et mon discours furent rompus, soudain, par un coup de pistolet, sec, qui déchira l'air. Nous nous tournâmes d'un bon, mais, tandis que nous nous tournions, tous avaient déjà compris ce qui s'était passé : l'homme qui gisait à terre blessé, était mort.

Je n'oublierai jamais ce coup isolé.

Je n'avais donné aucun ordre; et pendant un moment, je sentis monter en moi la rage pour cette exécution qui cependant était inévitable. Je me rendis compte subitement que nous n'aurions pas pu faire autrement. Il n'était pas possible d'emmener avec nous un blessé, ni de l'aider à survivre, ni d'adoucir ses souffrances. Nous n'avions ni médicaments, ni bandages. Le laisser libre ou le confier à quelqu'un pouvait constituer un grave risque pour notre formation et pour la population civile. Toutes ces considérations étaient encore plus renforcées par le besoin que nous avions de démontrer aux autres prisonniers que leur vie dépendait aussi de leur comportement,car la guerre que nous menions ne nous consentait pas le luxe de faire des prisonniers. Nous dérogions à cette loi seulement en raison des conditions particulières où nous nous trouvions.

Autant se coup de pistolet fut inhumain, autant fut terrible la mort de ce jeune homme sous le soleil de mai, au milieu de la campagne en fleurs, que chacun de nous, témoins, amis ou ennemis, resta sans voix. Aucun de nous n'oubliera cette mort? Et elle entre dans le compte. Dans le compte que nous réclamions alors et que nous réclamons encore aujourd'hui au fascisme qui nous a contraints à une lutte si impitoyable.









Un matin vers 11 heures, un paysan arriva hors d'haleine à note base sur la montagne.

« Les Allemands ! », me dit-il,il n'avait aps encore repris son souffle. « Ils m'ont tout volé ! »

« Où ? »

« En bas, chez moi, dans la plaine. Venez, ils embarquent tout. »

Il était effondré. Il avait sauvé peu de choses de la furie de la guerre et il pensait désormais en avoir fini, maintenant que la guerre se terminait. À douze, nous prîmes nos armes et nous le suivîmes.

À perdre haleine, à travers la montagne, en sautant d'un rocher à l'autre, nous nous jetâmes vers la plaine où l'ennemi passait en déroute. Nous suivîmes en courant des sentiers gelés, dans la poussière, les broussailles, à travers champs. Les gens qui nous connaissaient, nous voyaient passer avec angoisse et affection et ils nous saluaient.

En une demi-heure, nous arrivâmes à la ferme dans la plaine. Elle s'élevait entre les arbres et il y avait plein d'ennemis au dedans et au dehors. Cette fois aussi, nous utilisâmes la tactique de l'encerclement, avec le but de leur intimer de se rendre, de les faire prisonniers et de nous refournir en armes et en munitions. Tandis que nous avancions précautionneusement vers l'édifice, disposés en demi-cercle, Carla heurta un Allemand couché à terre. Elle lui fit signe, en silence, de se rendre en pointant sur lui sa mitraillette. Un autre soldat ennemi s'aperçut de ce qui se passait et ils s'approcha de Carla pour la frapper avec son pistolet. Un partisan, à son tour, vit la scène et prompt, il tira un coup de fusil qui le fit s'écrouler juste sur le dos de note camarade. Ce coup de fusil avait sauvé Carla, mais il avait mis en l'air notre plan. À l'instant et avec détermination, j'ordonnai le combat immédiatement; il fallait attaquer et la bataille s'engagea.

Les ennemis se précipitèrent sur leurs armes, qu'ils avaient placées en faisceaux autour de la ferme, et ils commencèrent à nous tirer dessus. Nous nous jetâmes à terre et depuis la jachère, nous tirâmes sur ceux qui se trouvaient à l'entrée de la ferme. Quand on les vit tomber, nous nous relevâmes à découvert pour ramasser leurs armes et les munitions qui auraient pu nous servir immédiatement, au cas où les nôtres s'épuiseraient et pour armer ensuite d'autres camarades. Il nous sembla que leur feu diminuait; nous leur intimâmes de se rendre.

Évidemment, nous avions sous-estimé les forces de l'ennemi qui entretemps était revenu de sa surprise et s'était disposé pour le combat au milieu des arbres; ils s'approchèrent de nous en s'élargissant en éventail. Nous élargîmes notre demi-cercle en avançant vers eux pour nous jeter dans la lutte au corps à corps et conclure le combat à la baïonnette.

Nous arrivâmes rapidement à une distance rapprochée, leurs rafales semblaient ne pas pouvoir nous atteindre; peut-être, la surprise et la peur rendaient leur tirs imprécis ou peut-être n'avaient-ils pas bien saisi où nous étions et d'où nous tirions.

Clara, à genoux près de moi, déchargeait sa mitraillette sur les ennemis qui s'approchaient. Je pensai qu'il fallait alléger la pression de l'ennemi et empêcher que les Allemands ne trouvent refuge à l'intérieur de la maison; je me jetai alors vers la porte d'entrée.

« Protège-moi », hurlais-je à Carla, « je vais là-bas » et en courant, j'atteins la façade de la ferme, je renverse une grosse table de bois qui se trouvait devant moi, près de laquelle gisaient les corps de deux Allemands et où il y avait des fusils et des sacs. Sans cesser de tirer en rafales contre les ennemis, je cherchai un me faire une protection de la table et des sacs, tandis que Carla protégeait ma manœuvre en tenant sous le feu de son arme le flanc des Allemands, qui reculèrent de quelques mètres.

Les Allemands s'étaient désormais retirés. Nous pûmes nous rassembler et nous constatâmes qu'aucun d'entre nous n'était blessé. Mais rapidement entre les arbres un peu plus loin, on vit un nouveau mouvement de gens en uniforme vert qui avançaient prudemment. Nous vîmes qu'ils étaient nombreux, quarante ou cinquante. Puis, des ordres secs s'élevèrent et des hommes se disposèrent à placer une mitrailleuse. Nous dûmes décrocher.

Pendant une minute, les armes se turent; on entendait, pas loin, le roulement de l'artillerie et le ronflement de moteur des avions.

Je donnai l'ordre de se replier rapidement en emmenant les armes et les munitions des ennemis tombés ou qui avaient été abandonnées par ceux qui avaient fui.

Un long espace découvert séparait la ferme d'un creux, dans lequel nous retrouverions le bois et la sauvegarde. Nous dûmes parcourir ce terrain en zig-zag pour éviter d'être touchés car l'ennemi recommençait à tirer. Ainsi fut fait, mais cete fois leurs coups, précis, nous sifflaient aux oreilles et soulevaient la terre autour de nous quand de temps à autre, nous nous jetions à plat ventre pour reprendre souffle. Je restai en arrière avec Carla pendant que l'ennemi, qui n'avait pas encore mis en action sa mitrailleuse, continuait à tirer et se lançait à notre poursuite. Nous les sentions, dans le champ, à quelques mètres derrière nous. Nous nous jetâmes à terre, alors, nous deux qui étions à l'arrière et nous déchargeâmes contre eux tout notre chargeur. Eux aussi s'arrêtèrent. Carla et moi, nous restâmes rapidement seuls sur ce terrain découvert.

Allons-y, dis-je à Carla, c'est à nous. Carla se leva et fonça en courant vers le vallon. J'avais rechargé mon arme. Je tirai à nouveau. Puis, je cherchai à m'éloigner moi aussi. Mais ma fuite était entravée par des fusils (quatre ou cinq, je ne me rappelle plus) et deux sacs que je tirai derrière moi.

Ainsi, encourant sur ce terrain inégal et avec ce poids sur le dos, mes chaussures de ville me trahirent et une entorse à une cheville me fit tomber.

Je restai allongé, immobile quelques instants. Même les Allemands, pensant peut-être qu'ils m'avaient touché, s'arrêtèrent à quelques dizaines de mètres de moi. Je me relevai et je repris ma course mais la crainte, la pression, le poids, le terrain accidenté et la douleur me firent tomber à nouveau; sur l'autre cheville.

Je pensai un moment à ce que je pourrais faire et j'eus l'impression que pour moi, c'était fini. Étendu sur le sol, je tirais contre toute forme qui je voyais bouger sur le terrain devant moi. Puis j'entendis derrière moi des coups de feu tirés contre l'ennemi. Je me retournai et je vis que Carla était revenue et prenait position au bord du vallon avec sa mitraillette pour me porter secours.

« Pendant qu'elle tire », pensais-je, « peut-être que j'y arriverai », et sans rien abandonner de mon butin, en sautant et en me roulant sur le terrain, je me dirigeai ainsi vers ce vallon qui était mon sauveur.

Les autres camarades entretemps étaient revenus. Le combat reprit violemment et les ennemis s'éloignèrent à nouveau vers les arbres. De là, alors, la mitrailleuse entra en scène.

Nous nous jetâmes dans le vallon et dans le bois. Les Allemands continuèrent à tirer un peu, mais ne nous suivirent pas. Puis, ce fut le silence.



(suite au prochain épisode)

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30 novembre 2008 7 30 /11 /novembre /2008 19:53

Et alors, Lucien mon ami, dit Marco Valdo M.I., comment cela va-t-il ? Est-ce que tu commences à t'habituer à ce que tous les soirs, la nuit tombe si près du jour ? Est-ce que tu retrouves tes forces et est-ce que tu peux à nouveau te balader vers le soir ?


Oui, oui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, comme disait le savant Pangloss, dont le nom indique qu'il dût connaître toutes les langues. Ce qui doit être un peu exagéré. Moi qui ne parle, comme tu le sais mon bon Marco Valdo M.I., que l'âne et encore dans sa version locale et méditerranéenne et avec un accent bien particulier, j'ai vraiment l'impression que c'est bien excessif et un peu prétentieux de s'affubler de cette prétendue connaissance de toutes les langues. Chez nous les ânes, personnellement, je ne parle qu'une seule langue d'âne comme je viens de te le dire et je ne connais pas les autres. Je dis ça, mais en vérité, je n'en sais trop rien, car comme je n'ai jamais rencontré d'âne chinois ou amérindien ou même, australien, je suis bien incapable de savoir comment ils parlent l'âne. D'accord, s'il en va des ânes comme des âniers, ils devraient user d'un autre idiome que le mien.


Tu veux dire, mon ami Lucien, que tout comme le chien, le chat, le coq, le canard... l'âne braierais différemment en Grèce qu'en Bolivie, par exemple.


On doit le supposer, Marco Valdo M.I. mon ami, mais je ne l'ai jamais vérifié. Mais comme tu le vois, pour converser avec toi, je cause français... et comme disait, Léo Ferré, c'est un plaisir. Tu comprends, nous les ânes de langue française, on s'adapte. Même les mots difficiles, même tes phrases les plus alambiquées ne me rebutent pas.


Heureusement, vois-tu Lucien, sinon que ferions-nous ? Nous ne servirions à rien et toutes ces belles chansons resteraient lettres mortes. On n'existerait même pas. Il n'y a pas de honte à être cartésien, du moins jusqu'à un certain point. Par exemple, il faut aussi oser s'affirmer, affirmer clairement ce que l'on est. Moi par exemple, à l'exemple du perroquet Laverdure, je cause, je cause, c'est tout ce que je sais faire. Je n'en tire aucune gloire particulière, sauf le plaisir de causer avec toi. Et pour en revenir à Descartes, j'affirme hautement  et sans ambages : « Je cause, donc je suis ». À entendre le bruissement de Babel qu'il y a autour de nous, à voir les engins qu'ils ont inventés pour véhiculer la parole, à entendre dans quelle estime il la tienne, à voir comme ils se disputent pour tenir le crachoir, les pratiques masturbatoires du prêche, du discours, de l'allocution, à voir l'art oratoire qu'ils ont développé, tous les cailloux qu'ils se sont mis en bouche depuis la plus haute Antiquité, ce doit bien être le cas du reste de l'espèce. L'être humain est essentiellement un animal causant. Causer, c'est une des choses qu'il fait le plus quand il ne dort pas; et même à la réflexion, quand il dort. Là, il cause en rêvant, mais il cause. Des fois même, il cause tout haut... Oui, oui, Lucien, en dormant...


Je me demande, dit Lucien l'âne en se frottant le crâne contre le tronc du saule, un tronc bien rugueux, juste ce qu'il faut. Je me demande comment ça se passe pour ces moines qui font vœu de silence. À mon avis, ils causent quand même, mais en silence et tout seul ou alors, avec Dieu, le Saint-Esprit, la Vierge, les saints et les anges, ce qui doit revenir au même. Enfin, quand même, mon cher ami Marco Valdo M.I., tu conviendras que ça fait un énorme public, une fort belle compagnie, même si elle se révèle pour l'essentiel purement fantasmatique. Moi, par exemple, quand tu n'es pas là, je cause quand même avec toi. Oui, oui, ne rigole pas, je te cause et pas un peu, crois-moi. C'est plus plaisant d'avoir un interlocuteur.


Je te comprends très bien, mon cher Lucien, dit Marco Valdo M.I., et d'ailleurs, je t'avoue que je fais de même. Je cause avec toi, je t'ai voulu comme interlocuteur pour pas causer tout seul.


Mais enfin, Marco Valdo M.I., dit Lucien l'âne en secouant énergiquement son vaste crâne et ses splendides oreilles poilues, ne dis pas cela, si on nous entendait, on nous prendrait pour des fous et tu connais le sort qu'ils réservent aux fous, ceux qui croient qu'ils ne le sont pas. Ils peuvent être très cruels, très méchants et même, carrément assassins.


Je sais, Lucien, dit Marco Valdo M.I., je le sais d'autant mieux que c'est précisément de ce sujet que traitent les canzones de ce dimanche. Elles racontent des histoires de fous. Mais en ce qui concerne la folie, le dénommé Blaise Pascal, philosophe de son état, publia des pensées dans lesquelles, il inséra cette phrase - toute la pensée LXXXVIII que je te livre intégralement : « Les hommes sont si nécessairement fous, que ce doit être fou par un autre tour de folie que de ne pas être fou », que je cite généralement de mémoire et façon approximativement exacte en disant : « Mais quelle étrange folie que de n'être point fou ». Ce qui pourrait se résumer et s'interpréter en disant qu'en vérité, tous les humains sont fous et que ceux qui ne le sont pas le sont aussi, de façon étrange et paradoxale, certes, mais ils le sont.


En somme, dit l'âne Lucien, cela me paraît assez logique. Si la folie existe et il faut supposer qu'elle existe, sinon il n'y aurait pas de fous, donc, si la folie existe, c'est comme la température. On doit pouvoir en prendre la mesure. On est donc plus ou moins fou. D'ailleurs, ne dites-vous pas, vous les humains, plus on est fou, plus on rit, dit Lucien en éclatant d'un rire sardonique et en découvrant des mâchoires d'un joli rose.


Oh, Lucien mon ami, dit Marco Valdo M.I. tout réjoui, te voilà devenu philosophe, toi aussi. Pour ma part, j'ajouterais en donnant raison à Pascal – ce fou, en invoquant à présent les mânes de Protagoras, que tu as certainement bien connu ou dont tu as entendu causer, lequel disait : l'homme est la mesure de toutes choses et j'ajouterais : la folie (étant la mesure de l'homme) est la mesure de toutes choses.  Cela dit, sans vouloir te contredire, et en le faisant quand même, on n'est pas plus ou moins fou... Ce n'est pas cela qu'il faut envisager. On est fou différemment. C'est une question de nature de la folie que l'on professe, non de son intensité. En somme, il n'y a pas une folie universelle qui varierait en intensité (j'ajouterais seulement). Ce serait très réducteur, un peu comme font les économistes à propos de la vie humaine.  La folie, vois-tu, Lucien mon ami, est par essence et nature, polymorphe. Et donc, je te propose d'entendre ce qu'en disent deux des plus grands chantauteurs italiens, disons contemporains, pour simplifier les choses : Fabrizio De André et Francesco Guccini. Tous les deux ont intitulé une de leurs chansons Matto, ce qui signifie, comme tu le sais ou le devines à présent : Fou. Et maintenant, si tu n'as rien à ajouter, voici les deux canzones de fous du dimanche. Au demeurant, tu remarqueras que j'ai choisi pour leur titre en français de les différencier plus nettement en prenant pour la canzone de Guccini l'ancien et beau mot français de Fol.








UN FOU

Chanson italienne – Un Matto – Fabrizio De André

Version française – Un Fou – Marco Valdo M.I. – 2008


J'avais traduit l'autre jour, la « Storia d'un cane », l' « Histoire d'un Chien », d'Ivan Della Mea, qui m'avait remué dans les profondeurs.

Avec « Un Matto », « Un Fou », Fabrizio De André touche pareillement aux plus profonds du cœur et de l'humain qui vit en moi.

Parmi tous les rejetés, parmi tous ceux qui comme les braccianti de Carlo Levi qui disaient : « Noi, non siamo cristiani, siamo somari » (les paysans de Carlo Levi, les amis de Carlo Levi qui disaient : « Nous nous ne sommes pas des chrétiens (des hommes), nous sommes des bêtes de somme ») sont mis à l'écart de l'humaine nation, les handicapés physiques et/ou mentaux n'avaient même pas place parmi ces triangles qui couvrent encore de honte le Reich : on ne les envoyait pas dans les camps, ils étaient stérilisés de force ou on les tuait sur place, où qu'on les trouve ou alors, on les empoisonnait, on les laissait mourir ... de faim.

Et depuis, comme dit Fabrizio De André : leurs «os donnent encore de la vie :

ils donnent encore de l'herbe fleurie. »

L'idiot a sa grande dignité, il doit être défendu toujours et partout car c'est l'un d'entre nous, parmi les plus faibles d'entre nous. Il doit être protégé et porté par nous car il est le signe de la solidarité, hors de laquelle pas d'humanité.

Peut-être une façon d'interpréter le titre de l'album d'où est extraite cette chanson et qui est «  Dietro Ogni Scemo C'è Un Villaggio », « Derrière chaque idiot, il y a un village », est de bien voir que nous faisons tous partie de ce village global de notre planète.


Car aussi, frères humains, ce « matto », ce « pazzo », ce « fou », cet « idiot », ce « dingue », ç'aurait pu être toi. D'ailleurs, ce le sera peut-être demain : maladie, accident... Qui sait ?


Ainsi parlait Marco Valdo M.I.



Tu ressens un monde dans ton cœur,

Mais tu n'arrives pas à l'exprimer avec des mots,

la lumière du jour divise la place

entre un village qui rit et toi, l'idiot, qui passe,

et même la nuit te laisse seul :

les autres songent à eux et toi tu rêves d'eux.


Et si, même irais-tu chercher

des mots certains pour te faire écouter;

pour étonner une demi-heure, un livre d'histoire suffit,

je cherchai à apprendre la Treccani (1) par cœur,

et après porc, Maïakowski, mal foutu,

les autres continueront jusqu'à ce qu'ils me lisent idiot.

Et sans savoir à qui tu devais la vie

dans un asile, je te l'ai restituée;

ici, sur la colline, je dors difficilement

et cependant, il y a désormais de la clarté dans mes pensées,

Ici dans la pénombre j'invente des mots

Mais je regrette une lumière, la lumière du soleil.


Mes os donnent encore de la vie :

ils donnent encore de l'herbe fleurie.

Mais la vie est restée dans les voix en sourdine

de ceux qui ont perdu l'idiot et le pleurent sur la colline,

de ceux qui murmurent encore avec la même ironie

« Une mort pieuse l'arracha à la folie ».

( 1) Treccani : nom d'une encyclopédie italienne qui souffre encore d'avoir été créée et portée par le régime fasciste; au point que son fondateur, Treccani degli Alfieri, Giovanni. - Industriel et mécène (Montichiari 1877 - Milano 1961), sénateur del Regno en 1924 et fondateur, il 18 febbraio 1925, dell'Istituto Giovanni Treccani per la pubblicazione della Enciclopedia Italiana e del Dizionario Biografico degli Italiani, fut élevé à la « dignité » de Comte en 1937, in tempore suspecto. L'Enciclopedia Italiana di scienze, lettere ed arti est toujours présente et n'a pas pris la peine de changer de nom.







LE FOL


Chanson italienne – Il Matto – Francesco Guccini – 1996

Version française – Le Fol – Marco Valdo M.I. – 2008



Au moins deux chansons italiennes portent le titre de Matto : Un Matto de Fabrizio De André et Il Matto de Francesco Guccini.

Celle-ci tirée d'un album au titre resplendissant «D'amore, di morte e di altre sciocchezze » - « D'amour, de mort et de sottises » date de 1996. C'est l'histoire d'un fou (?) qui ressemble comme un frère au soldat Chveik (voir Canzones du dimanche : De Chveik à Macondo,18/8/08) simplement le « pazzo » de Francesco Guccini, son fol (pas si fol que ça d'ailleurs de prendre le malheur et la guerre par la dérision) a eu moins de chance... Sa vie s'arrêta là, face à l'ennemi. Comme le Piero de Fabrizio De André...


Ils m'appelaient le fol car je prenais la vie

de jongleur, de fol avec une joie infinie.

D'autre part, il vaut mieux, dans cette tragédie,

rire de soi, ne pas pleurer et la tourner à la comédie.


Quand ils m'ont appelé pour la guerre, je disais :

Bon, c'est l'appel, soldat !” et je riais, riais.

Ils m'ont inscrit et tondu, ils m'ont donné un fusil,

Une bouffe immonde, mais moi, joyeux, je riais à en mourir.


Je faisais des blagues, des bêtises, naturellement aux gars,

aux bistrots et aux putes, mais je n'épargnais pas les saints.

Et un jour, ils m'en ont fait, ils m'ont rendu la pareille

et ils ont ôté le chargeur de mon fusil.

Je me suis retrouvé face à l'ennemi et nous avons tiré,

Moi à vide, l'autre par contre m'a descendu.

Pourquoi ces yeux étonnés, pourquoi pendant que je tombais

par terre, avec la mort sur le dos, je riais, riais ?

À présent ici, je ne suis pas mal, maintenant je me console,

Mais il ne me semble pas normal de rire toujours seul,

de rire toujours tout seul !





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28 novembre 2008 5 28 /11 /novembre /2008 23:01

Le soir est déjà là et Mârco Valdo M.I. tarde encore à venir. Que lui est-il encore arrivé ? Je me le demande. Peut-être suis-je moi-même en avance, se dit subitement Lucien l'âne à la légende dorée. Je n'ai pas de montre, d'horloge ou de pendule, et d'ailleurs où les mettrais-je et avec cette nuit qui débarque de plus en plus tôt, je ne sais plus trop où j'en suis. Je n'ai même pas le soleil pour m'indiquer comment le temps passe. Et me voilà, là, à tourner sur place comme si j'étais un cheval de bois de carrousel ou un canasson de manège ou un de mes cousins de Sardaigne en train de mouliner le grain. Tiens, mais on dirait que le voilà qui arrive. Salut, Mârco Valdo M.I., mon ami...


Salut à toi, Lucien bel âne blond...


Mârco Valdo M.I., arrête de te moquer, j'ai pris froid à attendre ici dans ce courant d'air. Il faudrait qu'on se trouve un lieu plus commode pour l'hiver que ce bord de champ humide. On va finir par attraper quelque chose, une de ces maladies qu'on attrape au bord des rivières ou dans les marécages. D'ailleurs, si j'ai bien suivi la chose, nous sommes ici au bord d'une rivière et dans un lieu anciennement marécageux... Je te dis qu'on va attraper quelque chose, un de ces quatre...





C'est bien possible, mon cher Lucien. Allons-nous en, ce lieu n'est fréquentable et confortable qu'à l'été. Je te suggère d'aller dans un bistrot chauffé... Évidemment, nous ne passerons pas inaperçus, du moins au début. Tu vois d'ici la tête du bistrotier quand tu commanderas deux bières ou deux vins. On finira par devenir une légende à laquelle on adaptera sans doute l'histoire du kangourou. Tu sais celle où un kangourou entre dans un bistrot au bord du désert australien et commande un double whisky, le boit, le paye et puis s'en va le plus naturellement du monde.


Oui, et alors ?, dit Lucien l'âne.


Comment ça, et alors ?, dit Mârco Valdo M.I.. Et alors, tu vas voir. Dans le bistrot, ce jour-là, il y avait un plein car de touristes venus d'Europe ou des Zétazunis qui buvaient eux-aussi des whiskies, mais depuis déjà un certain temps. Il faisait si chaud, c'était la pause avant d'affronter les bayous locaux à la recherche des crocodiles. Vous avez vu, dit le bariste... Un silence... Bref, le moment de stupeur passé, ces braves touristes s'exclamèrent : Ben, ça alors,... Quoi, dit le bariste, qui là-bas en Australie serait mieux dénommé le barman, vous n'avez jamais vu de kangourou ? Oh, si, dirent les touristes, on en a même vu beaucoup, mais... C'est qu'il a commandé et bu un whisky... Oui, mais ça n'a rien d'étonnant, dit le bariste-barman, pour faire couleur locale. C'est l'habitude ici au bord du désert que les kangourous viennent boire un whisky et le payent avec la pension qu'ils reçoivent du gouvernement et avec ce qu'ils reçoivent en plus des touristes quand ils posent avec eux sur les photos. Non, non, croyez-moi, c'est très normal. Mais alors, qu'y a-t-il donc de surprenant, disent les touristes interloqués... C'est qu'il a commandé un double whisky, conclut le baristeman.


Écoute, Mârco Valdo M.I., moi, je t'aime bien, dit Lucien d'un air désespéré, mais là, tu as dépassé certaines limites. Ton histoire est complètement idiote. Tu ne m'auras pas à ce jeu-là et d'abord, je déteste le whisky et je n'ai pas envie de finir en Australie. Tu nous vois au clair de lune, sur la place du village, chanter: Quand le dernier verre se vide dans les bars d'Adélaïde, on a le cœur qui s'vide aussi, lorsque l'on pense au pays... D'ailleurs, te souviens-tu de qui est cette chanson ? Je parie que non.


Lucien, tu me déçois à ton tour. Je connais mon Debronckart par cœur... et foi de kangourou, je te le prouve à l'instant :


Le whisky paraît acide

Dans les bars d'Adélaïde
Lorsque l'on garde au palais
Le souvenir du Beaujolais


Et puis, si tu le veux bien, quittons l'Australie et revenons à nos terres exotiques, à cette Australie des années 1800 qu'était la Sardaigne et à notre ami Atzeni (si tôt disparu sommerso dalle onde dell'isola di San Pietro – submergé par les vagues de l'île de San Pietro). Tu verras à son récit qu'en Sardaigne aussi, tu aurais pu ressentir les mêmes symptômes et que les marais et les bords de rivière n'y sont pas plus sains qu'ici. Tu verras que la solution, le remède serait de vivre en montagne...





Oh, oui ! Dis-moi ce que dit Atzeni, dit Lucien l'âne en se trémoussant de plaisir anticipé.


Et bien voilà, dit Mârco Valdo M.I., Atzeni nous parle du climat et des maladies...





Entre la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième siècle, le climat sarde était le même que de nos jours : des étés très longs et sans pluie, suffocants sous le sirocco et le levant, et des hivers plus souvent tièdes que froids, battus par un mistral qui parfois devenait mauvais.

Dans ces années-là, on ne parlait pas encore de vacances et encore moins, de vacances de masse. Il n’existait pas d’industrie du tourisme et les plages bouillantes d’août n’étaient pas une valeur. Aujourd’hui, le sable blanc et rose, la mer chaude des deux, comme le bronzage (partiel ou intégral selon les goûts) ou même la tente, la caravane, ou quinze jours en pension complète, ou un voyage en Papouasie (pour qui peut se le permettre), sont des valeurs économiques et morales, des droits individuels, des aspects de la politique des États.

En ces années-là, au contraire, le voyage était réservé à quelques hommes très riches, de noblesse et de culture anciennes et éprouvées. On ne parlait pas de vacances. Et du climat sarde, on disait seulement du mal. Jamais personne n’a exprimé un jugement positif, parmi tous ceux qui en ont écrit. Au moins jusqu’à cette seconde après-guerre, qui nous a enlevé du rang de « zone malsaine » pour nous transférer à celui de « paradis ».

Le climat sarde avait déjà une réputation terrible à l’époque romaine. On a cité plusieurs fois une phrase de Cicéron : « Sois attentif, mon frère, à rester en bonne santé, et pense que bien que ce soit l’hiver, tu es cependant en Sardaigne ». Un autre grand écrivain latin, Tacite, parle de la « sévérité du ciel » et Silio Italico dit un ciel « triste » ou « tristo ». En deux mille ans et plus, rien n’avait changé et sa réputation était la même à la fin du dix-huitième siècle.

Joseph Fuos, dans sa traduction citée, à propos du climat utilise l’adjectif « désagréable » ; comment dire : pas agréable, ennuyeux, infect ; rien de bon. Selon son avis, une des plus grandes chances des Sardes était que les mistrals hivernaux, froids et insupportables, duraient seulement quelques jours par an. Et il écrit que le soleil estival, en certains jours de fin août (aux levants de Sant’ Agostino), était si chaud qu’il faisait disparaître l’appétit. D’où on comprend que personne ne lui avait parlé des palourdes blanches vivantes, des poissons arrosés de vin frais, des pastèques dégoulinantes, des fritures de homards… L’aumônier allemand s’entend à conseiller le voyageur imprudemment tombé en Sardaigne : en août, selon lui, « la meilleure chose à faire est de se fatiguer le corps le moins possible ». C’est valable aussi aujourd’hui, et pas seulement pour les touristes.

Une décennie plus tard arrive en Sardaigne un autre ecclésiastique, un père jésuite, Antonio Bresciani, né et grandi aux pieds des vertes vallées sud-tyroliennes. Le soleil sarde apporta à son écriture des accents bibliques : « flèche si brûlante », du début juin à la fin octobre, et « il traite si mal » la terre, et « il la sèche de tout suc, il la durcit, il la fend, il la casse et il la chauffe à blanc », et les campagnes et les montagnes, si fraîches en avril et en mai « se décolorent et s’aridifient comme brûlées par le feu ».

Même le mistral évoque aussi les damnations bibliques dans une description d’un noble allemand, un baron de Dresde, Heinrich Von Maltzan. Aventurier, voyageur, connaisseur de nombreuses langues exotiques, Von Maltzan a visité l’Algérie, le Maroc, la Syrie, la Palestine, l'Égypte, la Sardaigne, la Tunisie, la Tripolitaine, l’Arabie. Il a placé son voyage en Sardaigne après celui en Égypte et avant celui en Tunisie, en indiquant déjà par son choix quels peuples il tenait pour parents.

Le baron a décrit le mistral avec ces mots : «  A quiconque a voyagé de Cagliari à Sassari (…), il dut sauter à l’œil comme la majeure partie des arbres sont déformés et bas et comme toutes leurs branches sont tournées absolument d’un côté, le sud-est, à tel point que ne pouvant aligner sur le côté nord-ouest ni branches ni feuilles, le tronc (…) reste nu et privé de ramure. Le vent dévastateur du nord-ouest, le ‘ mistral ‘ des Provençaux, le maestro des Italiens, est la cause de cette direction oblique de tous les arbres et de leur croissance misérable. A ce terrible vent, qui souffle pendant presque tout l’hiver et le printemps, on pourrait presque dire à ce tourbillon perpétuel est soumise  (…) la côte occidentale de la Sardaigne»

Le soleil et le vent n’étaient pas ses uniques ennemis. Parfois, il y a aussi la conformation géologique. Von Maltzan décrit un coin si aride qu’il semble infernal : « La plaine était une immense campagne couverte de lave basaltique noire ou brune, qui par la régularité de ses gisements ressemblait à une masse d’eau stagnante cinglée par la tempête, s’agitant en vagues brèves et détachées, qui aurait été tout d’un coup pétrifiée. »

Enfin, : l’eau … Sans eau, il n’y a pas de culture de la terre ni d’élevage des animaux, ni de richesse ni de vie pour les hommes. Deux peuples ont su survivre dans des déserts : les Touaregs et les Apaches… (On en parle comme de phénomènes extraordinaires et cet élément serait suffisant …) et si grandes soient la fascination inspirée par leur extraordinaire courage et la douleur pour la disparition prématurée des Apaches de la scène du monde, il n’en reste pas moins que les premières civilisations sont nées au bord des rivières, pas dans les déserts, et que sûrement les Padaniens ou les Californiens ont vécu plus commodément et se sont reproduits en meilleure santé et en plus grand nombre que les Touaregs, et qu’ils se sont beaucoup plus enrichis par leur travail.

Monsieur William Henry Smith, officier de la Marine Royale britannique, dans un livre publié à Londres en 1828, informa ses compatriotes du fait qu’à Cagliari, on pouvait trouver facilement toute chose, excepté l’eau : « Seule l’eau est si rare qu’on vient la vendre à la porte des maisons. Le Château est partiellement pourvu à partir de puits d’une profondeur extraordinaire par l’incessant travail d’hommes et de chevaux. (…) les étrangers doivent aller chercher ou envoyer chercher l’eau à Pula. Les petites barges de la baie font l’aller-retour rapidement et peuvent se louer à des conditions raisonnables. »

Monsieur Gustave Jourdan, pour sa part, informe les Français du fait que l’eau potable était très rare à Cagliari et le peu qu’on trouvait était fort mauvaise car elle était conservée dans d’infectes citernes. Le Français va encore plus loin et il suspecte que la construction manquée d’une conduite qui amène l’eau des montagnes entourant la ville, a été empêchée par une mafia de constructeurs et de vendeurs de citernes, désireux d’augmenter et de défendre leurs gains.


II



« Le climat de la Sardaigne est malsain » , écrit Gustave Jourdan dans son livre publié à Paris en 1861, « il l’était déjà sous les Romains et il n’a pas cessé de l’être ; les causes de cette insalubrité sont pour partie générales, pour partie locales et accidentelles ; les premières sont les vents qui, chauds, froids, humides, soufflent de tous les points cardinaux, et encore les changements subits de la température, l’humidité des nuits, les longues sécheresses interrompues d’un coup par des pluies torrentielles ; les secondes sont les étangs, les marais qui se trouvent spécialement le long des côtes, la mauvaise culture des terres, l’extrême saleté, l’absence de toute précaution hygiénique. »

Des marais venait la pire maladie, cause principale de la mauvaise réputation du climat sarde, qui dura plus de deux mille ans, de Cicéron au plan Marshall : la malaria.

Selon les historiens, la première apparition de la malaria en Sardaigne remonte à cinq cents ans avant le Christ. En plein dans la domination carthaginoise (ou de l’amitié, l’alliance ou l’étroite parenté entre Karalis1 et Kartago, si vous préférez). Sa dernière apparition et sa disparition sont beaucoup plus récentes : le plus beau cadeau entre tous ceux qu’ont offerts les Américains, vainqueurs de la dernière guerre. Le plan Marshall a nettoyé les eaux de tout œuf, larve ou moustique anophèle adulte, après deux mille cinq cents ans durant lesquels la malaria avait régné et tué.

Il y a deux cents ans, on mourrait encore de la malaria. La quinine n’était pas encore arrivée, qui aurait diminué les effets et le taux de mortalité de la maladie, sans pour autant en éliminer les causes ; le quinquina a été découvert seulement en 1811, dans les Andes, par le Portugais Gomez.

Durant des millénaires, on s’est demandé plusieurs fois quelle pouvait être la genèse de la maladie et très vite, on a compris qu’elle était très étroitement liée au climat des marais. Le remède adapté et les vecteurs ont été découverts beaucoup plus tard et aucun des dominateurs successifs, ni les Sardes eux-mêmes, n’ont jamais voulu ou pu assainir et bonifier les marais tout en en comprenant cependant l’utilité sociale. Aux malades, il était conseillé de changer d’air et de fuir dans la montagne.

Un écrivain à l’imagination galopante a réussi à rendre ridicule jusqu’à ce thème qui paraît se prêter à tout sauf à l’amusement du lecteur. Joseph Fuos, aumônier allemand, nous dit que beaucoup d’ « écrivains inexpérimentés » auraient attribué la responsabilité de l’air malsain de l’île à la putréfaction des mouflons, « tués par bandes ». Exactement comme ceci : l’air empesté par les mouflons, sur une terre balayée par un vent des plus infâmes et laissés à pourrir par un peuple qui mangeait des glands pétris à l’argile. Joseph Fuos omet de nous dire le nom et le prénom des «écrivains inexpérimentés» et dans quels livres fut imprimée la farce des mouflons putréfiés et où il avait lu ces livres et où éventuellement quelqu’un d’autre pourrait les lire. Il tait ses sources, en d’autres mots.

La plus folle baliverne sardesque sur le thème de la malaria n’a cependant pas été écrite par Fuos. La voici : « Cette malaria comme des vapeurs incendiaires court en zigzag, si elle frappe l’homme de face, elle l’étouffe ; c’est pourquoi à l’approche de la chose même, qu’on peut bien voir de nuit, on se couche par terre pour laisser passer le feu au-dessus. (…) Une fois, j’allai avec un mien compagnon au crépuscule devant la Porte San Pancrazio. L’air était si lourd et si oppressant qu’on était contraint de respirer avec difficulté : d’un coup, je vis au lointain, du côté où marchait mon compagnon, s’approcher quelque chose de lumineux, comme un voile d’argent. Mais ce fut aussi le moment où mon accompagnateur s’effondra à terre. Je dus le tirer jusqu’à la Porte, où peu après, il rendit l’âme à Dieu. Je compris alors que ç’avait été la tristement célèbre malaria et je me gardai bien à l’avenir de m’exposer à ce type de péril ». Cette malaria, qui comme des vapeurs incendiaires court en zigzag, on la situerait bien dans l’ère hyperboréenne de Conan : le Mal du Feu Rayonnant, la Malaria d’Argent. Elle se trouve, au contraire, dans un livre publié à Leipzig en 1831, par un auteur anonyme, et intitulé : Deux sergents allemands en Sardaigne.

Nous avons déjà rencontré un livre imprimé à Leipzig en 1780, signé par Joseph Fuos, aumônier militaire. La coïncidence est curieuse : un deuxième livre, toujours à Leipzig, soixante ans après le premier, tandis qu’en Europe, on publiait un seul autre livre « sarde » : à Londres, en 1828, de la main de William Henry Smith de la Marine Royale (sûrement jamais traduit en allemand dans ces années-là). Pendant soixante ans, Leipzig a donc eu l’exclusivité sur les nouvelles de Sardaigne pour l’ensemble du continent et particulièrement pour les pays de langue allemande et a publié deux œuvres : la première contient l’herbe du rire sardonique et les mouflons putréfiés par bandes, la seconde la malaria qui court en zigzag.

Un lecteur de fables pourrait supposer une explication climatico-culturelle : le peuple de Leipzig aimait lire des fables, et seulement des fables, grâce auxquelles les libraires de Leipzig vendaient des livres de fables, les éditeurs imprimaient des livres de fables et les écrivains écrivaient des livres de fables. Ceux qui auraient voulu échapper à l’ambiance répétitive et habituelle de la Forêt Noire trouvaient de très bonnes occasions dans le scénario sarde : lointain et inconnu, proche des mille et une nuits, peut-être même plus ancien.

Je préfère une explication différente, même si elle est aussi aventurée que celle qui précède. L’auteur anonyme du second livre ne s’est jamais déplacé de Leipzig et surtout, il n’est jamais venu en Sardaigne. Manifestement et en plus verbeux, du reste, son œuvre est une copie du premier livre. La même histoire de la malaria de feu avait été avancée par Joseph Fuos. Selon lui, elle faisait blanchir les cheveux aux sentinelles. Le copiste anonyme a-t-il entièrement manuscrit à la lumière faible d’une chandelle et sans jamais bouger de sa maisonnette de la Strasse Kisékoi? Peut-être était-il ami ou parent de Joseph Fuos. Sans doute son héritier : il a trouvé le cahier de brouillon qui racontait l’histoire de l’herbe du rire sardonique et il en a tiré l’idée d’écrire un autre livre. Peut-être avait-il ses créanciers à ses trousses. Il était doté, quoi qu’il en soit, d’une imagination vive, du genre lugubre et funèbre. Ç’aurait pu être Joseph Fuos lui-même, nonagénaire et égaré, à la perception entre rêve et souvenir tout à fait perdue… Dommage qu’en 1831, il fut déjà mort depuis vingt-six ans.


III



Joseph Fuos, outre l’herbe du rire sardonique et la farce des mouflons putréfiés, nous a laissé une description de la vie des Sardes en période de malaria, dénommée par lui « intempéries », qui commence sur un ton dramatique : «  C’est le premier et le plus terrible spectre contre lequel est prévenu un étranger, au printemps. On la décrit comme un mal qui attaque l’homme à l’improviste et elle est incurable. On lui indique les lieux où elle règne particulièrement et les heures auxquelles elle est le plus à craindre Parfois, elle est l’effet des grandes chaleurs, parfois le fruit des nombreuses exhalaisons mauvaises des eaux stagnantes. »

L’aumônier nous informe aussi du fait que les Sardes voyageaient seulement de nuit et seulement en hiver, et avec une demi-douzaine de coiffes et de bérets et de mouchoirs tout imprégnés de vinaigre d’où sortaient seulement leurs yeux. Les mal nés allaient en voyage couverts comme des momies et dégoulinants de vinaigre « pour interdire tout accès aux intempéries ». Le vingt-quatre juin est cité par Joseph Fuos comme un des jours notoirement des plus mortels. Même le Vice-Roi se cachait sous son lit. C’était le jour de San Giovanni. J’imagine les processions et les fêtes : la nuit des sarcophages ressuscités, la danse des momies et l’odeur de vinaigre à se boucher le nez.

« Si quelqu’un tombe malade », poursuit Joseph Fuos, « on épargne au médecin l’effort de chercher un nom grec pour déclarer au patient son destin, il lui tâte le pouls, annonce l’intempérie et cela suffit pour laisser mourir le malade dans sa meilleure forme. L’action de ce mal est si forte qu’elle s’étend également aux fruits du pays. Ceux qui viennent des régions des intempéries sont tenus pour spécialement nocifs et donc quand les figues du Cap Pula sont apportées au marché, il faudrait que le vendeur plante sur son étal une tête de mort peinte. »

Tous les voyageurs européens qui ont visité et décrit la Sardaigne ont rencontré le thème de la malaria. Souvent aussi en prodiguant des conseils inutiles ou en ouvrant des polémiques hors de propos ou en soutenant des comparaisons insoutenables, et ainsi de suite. L'Anglais William Henry Smith, au contraire, soutient avec un certain détachement : « Il est surprenant comme les natifs aux maisons si incommodes et aux habits si crasseux peuvent si largement jouir d’une bonne santé dans des lieux où il n’y a pas péril de malaria ».

Un visiteur particulièrement polémique est le Français Gustave Jourdan. Non seulement il suspecte que la construction de l’aqueduc cagliaritain a été empêchée par une mafia des citernes, il critique aussi les Sardes pour leur attitude vis-à-vis de la malaria.

« Jusqu’aujourd’hui, les Sardes n’ont pas combattu le mal qui les décime si ce n’est en le niant ; au moment même où vous voyez un des leurs trembler de tous ses membres sous l’influence de la tierce, il vous affirme que sans doute il y a des fièvres dans toutes les autres parties de la Sardaigne mais que dans son village, on jouit d’une salubrité parfaite. Comme ce discours, on le fait partout, on peut dire à raison que la Sardaigne entière est envahie par les fièvres ».

Le goût pour la répartie polémique finit-il par falsifier la réalité ?

Le Baron Heinrich Von Maltzan, avant d’arriver en Sardaigne, avait voyagé à travers la moitié du monde. Il a cherché à dialoguer avec les « natifs » et à propos de la malaria, il a raconté deux brèves rencontres. La première à Paulilatino. « Une jeune Lombarde qui tient (…) un petit café me narra que dans le cours d’une année, elle avait perdu par la fièvre ses enfants au nombre de cinq. Il y a quelques mois elle en avait mis au monde un sixième et la misérable espérait le conserver étant né en Sardaigne, espérance qui me sembla plutôt une chimère ; ne m’étant jamais arrivé de voir un enfant plus mal en point que celui-là ».

La seconde rencontre de Von Maltzan, à Bosa, repropose la silhouette du Sarde fagoté jusqu’aux yeux. Cette fois, le vinaigre a disparu. « Un négociant de Sassari (…) me fut cité comme un phénomène, mais en même temps comme un exemple à imiter eu égard à son mode de vie. Cet homme avait été épargné exceptionnellement par la fièvre, qui d’habitude n’épargne jamais les étrangers et à laquelle les indigènes eux-mêmes doivent payer leur tribut. Je connus cet homme et j’appris à quelles normes hygiéniques compliquées il était redevable d’échapper à la maladie dominante. Il se tenait enveloppé dessus et dessous en flanelle, en été, il n’outrepassait jamais la porte de sa maison, il limitait scrupuleusement nourritures et boissons, il renonçait à tout plaisir de la vie, et bien qu’il eut échappé aux fièvres, il souffrait pourtant en conséquence de cette vie circonscrite à son habitation de tant d’autres maladies de divers genres, que je dus me dire que le remède était pire que le mal. »

La malaria n’épargnait pas les étrangers. Les enfants avaient de bien bonnes probabilités de mourir dans les premiers mois de la vie et au cas où ils réussissaient miraculeusement à devenir adultes, ils n’échappaient pas au moins à une quarte, ou à une tierce, ou à une tierce double (Dieu la maudit). A moins qu’ils ne vécussent en montagne, éloignés des étangs et des moustiques.


1 Karalis : ou Caralis, c’est le nom de Cagliari, au temps de l’ « amitié » carthaginoise (Kartago).


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26 novembre 2008 3 26 /11 /novembre /2008 22:54


Tiens voilà Lucien, on t'a pas vu de la semaine... Tiens voilà Lucien... chantonne Mârco Valdo M.I., tout en se balançant d'un pied sur l'autre, manière comme une autre de signifier la bienvenue à un ami. Une sorte de petite danse...




Salut, oh grand Mârco Valdo M.I.. , je suis bien content de te voir et je te salue, dit Lucien l'âne en balançant la tête en guise de salut réciproque. Figure-toi que j'ai eu bien du mal à venir à temps jusqu'ici, car tu vois bien la taille de mon nez et la largeur de mon crâne, et bien...


Et bien quoi ?, mon cher ami Lucien. Que t'est-il arrivé qui concerne tant ton nez – dont je reconnais volontiers qu'il est bien grand et ton front, dont je reconnais aussi qu'il est fort large ? En quoi ont-ils à ce point perturbé le cours de ta journée ?


Si ce n'était que la journée, mon bon Mârco Valdo M.I., mais l'affaire m'a tenu toute la nuit éveillé. Donc, je reviens à mon nez et à mon crâne et à ton imagination... Imagine, mon bon Mârco Valdo M.I., imagine... qu'il y a là-dedans des sinus et que lorsque je suis atteint par un rhume ou qu'il s'y déclare une inflammation, une infection, que sais-je... C'est très douloureux et je ne sais comment m'en débarrasser. Et bien, c'est précisément ce qui m'est arrivé dès hier soir en rentrant chez moi. Et bien entendu, comment veux-tu que je me mouche et pour ce qui est des remèdes, je n'en connais aucun. J'aurais bien mâchouillé quelques branches de saule, mais pour cela il eût fallu sortir et courir au bord de la rivière. Je n'en avais ni le goût, ni la force. Tu sais ce que c'est quand on est malade...


Oui, oui, je vois bien tout ça. Mais enfin, je n'imaginais même pas qu'un âne pouvais souffrir du rhume ou de la sinusite. A la réflexion, mon pauvre Lucien, je me dis que ça doit être assez épouvantable et j'en ai des frissons pour toi. Je comprends bien que tu ne te sois pas précipité dans la nuit, avec ce froid et cette humidité à la rivière. Mais au fait, tu penses vraiment que de mâchouiller du saule t'aurais aidé...


Certainement, mon cher Mârco Valdo M.I., c'est d'ailleurs ce que j'ai fait depuis le matin quand j'ai eu le courage de sortir avec ma tête pleine de cloches énormes, avec mes difficultés respiratoires et ces frissons de fièvre qui me hantaient. Je suis allé à la rivière et j'ai mastiqué des branches de saule – feuilles comprises, pendant des heures. Si j'avais pu trouver des coquelicots ou des pavots, j'aurais fait de même, mais à cette saison, ils sont rares. C'est dommage, car ce sont d'excellents antidouleurs. Alors, il ne me restait que le saule et son excellent acide salicylique...


Quelle bonne idée, tu as eue... Lucien, mon copain. En somme, tu as pris l'équivalent d'une ou plusieurs aspirines. Et le résultat ?


Bof, dit Lucien l'âne en dodelinant de la tête, ça commence à aller. J'ai un peu l'impression que tout le brouillard de la rivière se balade dans mon crâne, mais en somme, ça va.


N'aurais-tu pas encore fait la fête avec tes copains, Lucien ?, demande Mârco Valdo M.I.. Car tu sais, le lendemain de fêtes, on a parfois des sensations du genre de ce que tu me décris là...


Oui, je sais,dit Lucien l'âne aux yeux embués et au nez tout trempé, vous appelez ça, la gueule de bois... Mais je t'assure, mon cher Mârco Valdo M.I., que cette fois, c'était bien un rhume. Et je ne parle même pas des éternuements que j'ai dû faire pour me dégager.


Oui, oui, j'imagine, dit Mârco Valdo M.I.. Enfin, j'essaye de ne pas trop imaginer la chose... Disons que je compatis. Je t'entends d'ici, une vraie fanfare. Et pour te consoler, je vais te raconter la fin de l'histoire qui se passe à Pinello, tu sais, ce petit village de Sardaigne où s'affrontent les deux cercles : le Cercle de Lecture et le Cercle prolétarien. Compte tenu de ton état, je ne vais pas faire traîner la chose. Allons-y.

Comme à l'habitude, je reprends à la fin de l'épisode précédent...








Secundo : écrire, faire imprimer et afficher un manifeste public de protestation. Mission à confier au professeur Caïo, apprécié pour ses poésies lyriques, et pour cela tout à fait apte à stigmatiser de mots destructeurs "les blasphèmes subversifs de l'ordre constitué". La phrase, prononcée par Monsieur Filippo, maréchal des carabiniers royaux à la retraite, plut à tous. "Par son ton qui frappait comme le marteau sur l'enclume", souligna le professeur Caïo.


(Suite au prochain épisode)




Au Cercle




Le prof. Serri dott. Caïo – comme on lisait sur les cartes de visite "bristol" qu'il n'oubliait jamais de laisser noblement à chaque nouvelle connaissance – au village était plus communément appelé "dottor ca…"

On ne doutait pas que l'auteur de ce surnom, si peu révérencieux, était le même avocat Giri, le social-démocrate, un blagueur qui cachait derrière son ironie son envie vis-à-vis de le brillant succès de certains vers du professeur dans le périodique de l'évêque.

La mère de Caïo Serri, l'épicière veuve de guerre, avait volé sur le poids et sauté son repas pendant plus de dix ans, pour faire étudier son fils; et elle lui avait fait, comme on dit, le cul sur la chaise, pour qu'il se diplôma en lettres.

"Mon fils", lui avait-elle dit et répété dès l'enfance, "dans la vie, pour faire son chemin, il faut toujours dire oui oui et non non … Écoute, regarde et sois muet. Celui qui a commandé hier, commande aujourd'hui et commandera demain.

Déjà lorsqu'il était étudiant en moyennes supérieures, il se mêlait au groupe du Cercle; un soir où, se glissant parmi les autres, il avait réussi à les précéder tous pour payer le compte au bariste1, il avait couru chez lui satisfait pour le raconter à sa mère. Elle, en l'admirant, s'était exclamée : "Fils béni, tu en feras du chemin…"

Et du chemin, en vérité, il en avait fait un bout et il continuait à en faire encore avec une chaire d'école moyenne distante de Pinello de plus de trente kilomètres.

Désormais, il a atteint toutes ses aspirations. Il continuait cependant à soigner sa culture avec des lectures des classiques.

Le prof. Caïo, depuis qu'il avait découvert les lyriques de Garcia Lorca était devenu moins assidu au Cercle. Il tenait pour lui sa découverte, bien entendu, car il n'était pas convenable de donner les perles aux cochons. Il révérait mais méprisait ces gens présomptueux et ignorants qui mesuraient l'homme à des sacs de blé et à des pieds de vigne.

Quand il avait obtenu sa licence, sa mère avait été dans toutes les maisons dignes du nouveau rang de son fils pour déposer ses invitations. Ç'avait été une fête mémorable à Pinello. Elle avait nettoyé et rhabillé les grands parents de la tête aux pieds et ainsi harnachés, elle les avait fait asseoir dans un coin. Annuncia et Rina, des voisines de la maison, s'étaient prêtées pour faire les servantes, avec la très vive recommandation de ne pas oublier de dire "dottore" en adressant la parole au héros de la fête.

Appeler "dottore" son propre fils était la grande satisfaction qui la payait de tant d'années de sacrifices et de privations. Si elle allait à la boutique acheter deux sardines, "Fais attention, Enrico, des belles et des grasses, c'est pour le dottore", disait-elle. Ou bien, aux voisins : "Le dottore se repose. Eh, le dottore … le mérite bien lui, son repos, après toutes les études qu'il a faites à l'université !" L'Université, dans son imagination, était un lieu sacré, un merveilleux temple, où à des adeptes peu nombreux et fortunés, on prodiguait, par le biais d'une magie, une grâce spéciale, une onction capable de transformer un pêcheur fraudeur des maris en brigadier des douanes. Il lui était quelquefois arrivé de l'appeler elle-même ainsi : "Aujourd'hui, dottor Caïo, vous devez vous contenter de la soupe aux pois !" Et son fils, en la regardant, la rabrouait avec bienveillance : "Enfin, Maman, il ne faut pas exagérer…"

Il passait de nombreuses heures de son temps derrière son bureau – le premier meuble acheté à crédit après son premier salaire – qui en imposait encore plus, brillant et massif, dans la petite pièce aux murs courbes de briques crues. Il y recevait les gens harcelés que sa mère lui amenait afin qu'avec sa culture, contre paiement, il résolut et il aplanit les situations les pus disparates.

Il était venu une fois un chevrier pour le prier d'intervenir dans sa controverse avec un paysan à propos du chemin de pacage. "Un dottore comme mon fils sait tout, il a tout étudié", disait l'épicière à ses commères. Et le professeur Caïo pour se tenir à la hauteur de son titre, se chargeait d'une responsabilité trop grande pour lui. Il parlait et parlait pendant une bonne heure – son visiteur restait debout, intimidé, avec son béret sous l'aisselle, devant l'énorme bureau – avec beaucoup de citations grecques et latines, il laissait, la plupart des fois, les choses comme elles étaient.

Rentré du cercle, après la réunion plénière, il prévint sa mère : "Je ne veux être dérangé sous aucun motif !"

La rédaction du manifeste l'occuperait, pour le reste de la soirée.

A minuit, sans avoir bougé même pour le repas, soutenu par les cafés que sa mère obligeamment lui portait directement dans la cafetière, après avoir feuilleté divers textes d'histoire et un recueil de sentences latines, il revoyait le brouillon du manifeste pendu au mur avec deux punaises.

"NON PRODEST AD CONCORDIAM CIVITATIS " lisait-on à la première ligne. Puis, à mi-parcours : "Jusqu'à quand, ô ville élue, subiras-tu sur ton sol vierge la honte et la risée de hordes vandales rouges ?" Et au bout : "La chrétienté, se souvenant de Roncevaux et de Lépante, arrêtera encore une fois, à Pinello, les armées de la Barbarie !"


*****


Les armées de la Barbarie, Monsieur Cicala, le maître Riccio, Cesarino et Fabio, deux frères ouvriers agricoles, et Gigi, le maréchal-ferrant arrangeaient à ce moment les locaux de leur Cercle à la lumière de bougies. L'électricien, créature de don Crispino, sous le prétexte que "les choses doivent se faire dans l'ordre et la loi", avait repoussé la demande de raccordement car il manquait la vignette réglementaire.

Ils s'étaient procuré une table, un fauteuil et quatre chaises apportés par chacun d'eux de leur maison et un comptoir acheté au bistro qui l'avait remisé dans sa cour.

Le percepteur, notant la pauvreté du mobilier, d'autre part en accord avec l'esprit de son initiative, après une longue hésitation, s'était décidé à transporter au cercle fauteuil et peinture. Il voulut en outre accompagner personnellement les porteurs pour éviter les dommages.

La victoire lui parut complète, quand, complètement épuisé par sa journée mouvementée, il s'assit détendu devant la "Prise de la Bastille" qui bénéficiait d'une bonne lumière face à la fenêtre.

Les quatre membres s'asseyaient au comptoir du bistro posé devant la fenêtre.

"Et maintenant que tout est en place", dit-il, "il faut donner son nom à notre Cercle."

" Un nom qui indique un programme" précisa le maître Riccio.

Après une longue discussion entre le percepteur et le maître, il fut décidé de l'appeler " Cercle Prolétarien Révolutionnaire". L'adjectif révolutionnaire sembla excessif et désuet; c'est pourquoi, on décida de le supprimer.

La classe ouvrière approuva, un peu ennuyée, d'un signe de tête.


*****


Le samedi soir, veille de l'inauguration, l'avocat Giri, le social-démocrate, s'était posté au coin du tabac, en attente du maître Riccio.

En ce qui concerne la mission qui lui avait été confiée, il ne doutait pas du tout de ses propres capacités à convaincre;il doutait, cependant, de la capacité de compréhension d'autrui.

Socialiste humanitaire libéral, comme il se définissait, l'avocat Giri aimait la compagnie, les liqueurs et les filles. Il exprimait sa vocation sociale par des boutades caustiques, par lesquelles il clouait hommes et femmes du village "au drame", disait-il, "de leur condition humaine et à la conscience de leur responsabilité civique". Un soir où Gigi, le maréchal-ferrant, s'était senti humilié en public, sans pouvoir réagir à la volubilité débridée de Giri, il l'avait étendu d'un coup de poing. (C'est pour cette raison que Gigi avait accepté immédiatement d'entrer au cercle révolutionnaire)".

L'avocat méprisait les Pinellais, "une abonde de canailles", incapables d'utiliser leur cerveau; mais par son humanitarisme, il s'unissait souvent à des cliques de tous niveaux. Il se différenciait de la foule par des phrases pour la plupart énoncées avec un petit rire sarcastique, par sa façon bizarre de se vêtir – toujours en habit clair avec une cravate noire. Il fumait des "Alfa" – il rappelait à ses amis que le Ministre Untel les fumait aussi – "les seules cigarettes qui me satisfont,; les autres sont pour les dames !" disait-il en en sortant une de son étui d'argent et en l'enfilant sans un long porte-cigarettes noir.

Il se vantait de la paternité d'au moins la moitié des surnoms portés par les Pinellais. C'était une spécialité, la sienne, qui le rendait craint et respecté aussi par ses vingt-sept collègues de la préture2 de Chiaro, où il exerçait sa profession.

Quand le maître Riccio passa devant lui, il avait déjà sa phrase prête : "Tu cours aux barricades, nouveau Lénine ?"

L'autre s'arrêta, embarrassé, cherchant inutilement à répondre sur le même ton. Et il fut bien heureux de pouvoir se tirer d'affaire en acceptant l'apéritif que l'avocat lui offrait.

Ils s'assirent dans le coin le plus discret du bar. Le maître cherchait à fuir le sourire mêlé d'ironie et de commisération par lesquels il se sentait défié. Pour sortir d'embarras, en criant d'une voix de stentor, car dans le bar et dans les bistros de Pinello, les gens avaient l'habitude de crier sans raison, il dit :

"Il y avait un bout de temps que nous nous étions vus…"

"Hommes et bêtes se rencontrent toujours." Répondit l'autre en paraphrasant. Puis, il alluma une de ses cigarettes pestilentielles, il ajouta : "J'ai entendu dire que tu t'es mis à la politique …" Il laissa tomber ses mots, sans bruit, en aspirant une bouffée de fumée. "Au fond, chacun est libre d'avoir les idées qu'il veut. Je suis libéral parmi les libéraux, à ce propos…quand même tu pourrais être le disciple d'un meilleur maître."

Piqué, le maître répondit : "Mes idées à moi, je ne les prends dans la tête de personne ! Je ne suis pas de ceux qui se laissent duper par le premier venu, moi."

"Je ne dis pas non. Cependant, dis-moi avec qui tu vas et je te dirai avec qui tu es. Monsieur Cicala est un filou qui se sert de toi pour lui tirer les marrons du feu. S'il devait y avoir des pattes brûlées, ce seront naturellement les tiennes … Et puis, te rends-tu compte qu'il ne possède pas le sens du ridicule ? Lui et son histoire d'ouvrir un Cercle… tout à fait risible !"

"Risible … Je ne dirais pas … et le Cercle de don Crispino, votre cercle, est moins ridicule, peut-être ?"

"Il l'est… mais après trente-sept ans de vie même les institutions les plus ridicules deviennent sérieuses. La tradition est partout dans les pratiques humaines… A Pinello, il n'existe pas de tradition marxiste ! – et pour cela, un Cercle marxiste est seulement ridicule."

Le maître Riccio le regarda de biais après être resté pensif.

"Où veux-tu m'emmener avec cette discussion ?"

"Je croyais que tu étais y déjà arrivé !"

"Désormais, on y est. C'est une expérience que je veux faire. " soupira le maître. "Si les choses tournent mal, il sera toujours temps de revenir sur mon opinion et de faire marche arrière…"

"Si tu le peux !" conclut l'avocat Giri avec un sourire qui disait tant de choses, mais qui au maître paru vouloir dire : " Pauvre nigaud !". C'est pourquoi il s'en sortit penaud, travaillé d'une crise profonde dans son cœur.



*****




Le Bariste




Le dimanche matin, on inaugura le Cercle Prolétarien Révolutionnaire.

Monsieur Cicala, en se tenant continuellement sur le seuil, jubilait en lançant des coups d'œil provocateurs à ceux du cercle de lecture qui, sans en avoir l'air, suivaient de leur place chaque mouvement des bolcheviques.

La table était préparée pour le coup de l'inauguration. Les frères Cesarino et Fabio avaient apporté une bouteille de vin blanc et le maître un cornet de macarons faits à la maison.

Le discours du percepteur, fait le verre à la main, les neufs du Cercle adverse l'entendirent aussi et ils le soulignèrent de boutades salaces et de risées goguenardes.

Ils durent retenir par la force don Crispino, décidé à intervenir avec son alpenstock pour mettre fin à la provocation, quand monsieur Cicala prononça la phrase : " d'ici partira le mouvement du peuple travailleur de Pinello, exploité par d'ignobles capitalistes." Ils le convainquirent de faire un discours en réplique. Ils applaudirent à se peler les mains, quand, monté sur la table, il porta la contradiction.

Une heure plus tard, ennuyé de voir toujours les mêmes gens passer et repasser dans la rue et influencé par ceux du Cercle d'en face, qu'il voyait occupés béatement à jouer aux "tarots", Gigi le maréchal-ferrant tira de sa poche un paquet de cartes presque neuf et proposa : "Pourquoi ne ferions-nous pas nous aussi une petite partie, à celui qui paye le café ?"

Monsieur Cicala, les cartes mélangées d'une main experte, commença à les distribuer, en les lançant en tas, rapidement et en ordre, aux quatre côtés de la table.



*****


Le mardi, à côté des blanches du Cercle de Lecture, apparurent sur les murs du village les affiches rouges du Cercle Prolétarien.

La mère du professeur Caïo n'avait pas pu résister au désir de raconter dans sa boutique le grand effort du "dottore" et Marietta était allée le rapporter à son patron, lequel avait immédiatement rédigé et envoyé à l'imprimerie un contre-manifeste.

Les paysans, en rentrant du travail, devant le spectacle inhabituel des murs tapissés, s'arrêtèrent par curiosité. Ils firent quelques commentaires, mais seulement sur la couleur des affiches, car les rares qui savaient lire, n'avaient rien compris aux mots qui étaient écrits. C'est pourquoi ils recommencèrent à parler des choses dont ils avaient toujours parlé : de la récolte, comment Dieu l'envoie; des pâtures asséchées par le gel et spécialement du blé, qui, si le temps ne l'avait pas aidé, serait allé tout à fait mal…




FIN




1 bariste : personne qui tient le bar. Ce terme est de loin préférable à l'idiome anglo-saxon "barman" souvent employé (à tort et contrairement au sens de la langue; barman : homme-bar ferait en effet plutôt penser à un homme-meuble dans les poches duquel on rangerait les bouteilles...) en français.

2 Pretura : en Italie, siège du tribunal de première instance et le dit-tribunal; le magistrat correspondant est le "pretore".

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23 novembre 2008 7 23 /11 /novembre /2008 23:03

Dis-moi, Lucien mon ami, dit Mârco Valdo M.I.. Dis-moi, que sais-tu de la marche du monde et qu'en penses-tu ?


Ah, ah, dit Lucien l'âne en faisant un grand sourire de sa denture si longue. Voilà ce que j'en dis.


Mais, Lucien mon ami, tu n'en dis pas plus que n'en aurait dit Bosse-de-Nage. Cela ne m'éclaire pas beaucoup sur ce que tu en sais et sur ce que tu en penses.





D'accord, Mârco Valdo M.I., je vais t'expliquer. En fait, en tant qu'âne, je ne sais pas grand chose de la marche du monde et d'ailleurs, je ne crois pas que le fait de savoir cela au jour le jour ait une grande importance. Bien sûr, comme tout le monde, j'en ai des échos, de vagues échos, comme des vagues, justement. Vois-tu, Mârco Valdo M.I., ce que j'en pense découle de ce que je viens de te dire. Dans ma vie d'âne, c'est la seule que j'ai, si tu veux bien t'en souvenir et c'est aussi celle que j'ai choisie en définitive, car elle m'assure une longue et paisible existence, donc, disais-je, dans ma vie d'âne, les seules choses qui comptent vraiment sont quotidiennes. Par exemple, le temps qu'il fait, ou le récit que tu vas me faire... Mais les gouttelettes de l'écume des jours, je n'en ai pas grand chose à retirer. Prenons un exemple, j'entends que certains humains se préoccupent beaucoup de savoir si telle demoiselle porte des sous-vêtements... Que veux-tu que ça me fasse ? À moi qui me promène toujours tout nu. Autre exemple, certains humains sont friands de savoir si tel coureur va courir, si tel qui joue à la balle avec ses pieds sera vendu et à quel prix... Et j'arrête là, mais imagine que certains s'intéressent à des objets parfaitement vains et inutiles, d'autres collectionnent n'importe quoi...


Je te comprends, Lucien mon ami, mais je ne parlais pas de ces futilités, je pensais à des choses plus considérables. Par exemple, l'élection d'un président, si possible d'un grand pays... Car tu le devines, plus le pays est grand, plus le président sera grand.


Et bien, Mârco Valdo M.I., je vais te dire. J'en ai vu passer des présidents de grands pays. J'en ai entendu qui allaient changer le monde. Tu sais ce que j'en dis, je n'ai pas vu de grands changements. Du moins, pour nous, le petit peuple. Enfin, je veux bien croire que pour les humains, ici et maintenant, les choses sont plus confortables qu'il y a un certain temps. Cela, je veux bien le croire. J'ai dit ici et maintenant, car ailleurs... et plus tard ... Par contre, vois-tu, mon ami, ce qui m'intéresse plus, car ça, foi d'âne, m'intéresse bien plus, et sans doute, tant que je vivrai et je vis depuis longtemps et pour longtemps encore, restera dans ma mémoire, ce sont tes fameux récits. Je dis bien pour moi, pour l'âne que je suis, voilà ce qui m'intéresse. Quant au monde, il va son train sans trop se soucier de ce que font ceux qui croient le contraindre ou le diriger. Le monde est un âne. Oui, oui, je t'assure, c'est un âne, il se comporte et pense comme un âne.


Il me semble, Lucien mon ami, que là, véritablement, là, tu t'emballes. Le monde, un âne ? En voilà une idée. Que veux-tu dire ?


Mais, mon cher Mârco Valdo M.I., tout simplement ce que je dis. Le monde se comporte et fonctionne comme un âne. Par exemple, si tu lui avais posé la même question que tu m'as posée, à savoir comment va le monde ?, il t'aurait répondu comme moi : Ah, ah ! Ce qui revient à dire, non pas comme d'aucuns pourraient le croire qu'il n'a rien à en dire, mais bien au contraire que cela prendrait bien du temps et que dès lors, la seule réponse possible, si on ne veut pas s'embarquer dans un voyage plus long que l'Odyssée, est bien celle de Bosse-de-Nage. Il te répondrait cela en sachant, lui, que de toute façon, comme un âne, il irait son pas quoi que tu fasses et quoi que tu dises. Évidemment, il serait toujours possible de lui mettre une pierre en travers de son chemin et de le forcer ainsi à modifier son pas... Mais il y reviendrait aussi sec. En fait, il connaît lui aussi le secret de l'âne; tout comme l'âne, il connaît sa propre complexité et il sait qu'il a peu d'influence sur elle et pour dire vrai, aucune. La chose est différente, si on la regarde sur le long terme... Les mouvements internes du temps finissent par l'emporter. Tout comme l'âne, il avance au gré du vent et finit par s'accoutumer d'une grande errance. Certains peuples semblent d'ailleurs l'avoir compris. Les empires vont, les empires viennent, quoi que fassent les empereurs. C'est curieux, mais c'est ainsi. Alors, moi, je préfère tes histoires. Surtout quand c'est toi qui me les racontes. Alors, que me racontes-tu aujourd'hui ?





Oui, bien sûr, il temps que je te le dise... J'aurais aimé continuer cette conversation, mais voilà, on n'a plus le temps... Ah, le temps... ! Tu te souviens des histoires de notre ami Dessy et spécialement, celle où il y a Monsieur Cicala et Madame Antioca, où il y a Marietta et Remigio... Bref, celle qui se passe à Pinello en Sardaigne...

Je t'en ai dit deux épisodes. Voici le troisième.


Ah, ah !, dit l'âne Lucien en souriant de toutes ses dents du midi.


Don Crispino se sentit satisfait. "De ce côté-ci, c'est en ordre" pensa-t-il. Puis, à voix haute, il dit : "Remigio devrait baiser les pieds et les mains, à toute heure du jour, à une mère comme vous …"

Et puis, d'inspiration, il la compara à Cornelia, l'exemplaire matrone romaine, dont il conta, avec moult fioritures, pour l'adapter au cas, l'édifiante histoire.


(suite au prochain épisode)


Le maître Riccio rentra tard à la maison – il avait été jusqu'à dix heures discuter avec le percepteur quelques passages du Dictionnaire philosophique de Voltaire – ignorant du drame qui l'attendait.

Commère Isabella pleura d'abord, en appelant Dieu et toutes les âmes saintes à témoigner du gâchis qu'un fils démoniaque et perdu pouvait faire au cœur d'une mère trop bonne; puis elle hurla, ébouriffant ses cheveux dans le geste de vouloir se les arracher, en énumérant toutes les malédictions qu'une mère offensée et trahie a le droit de jeter à la tête d'un fils débauché; finalement, elle avait empoigné le balai pour le casser sur le dos de ce fils mal élevé, sans toutefois trouver la force de mettre en œuvre son intention car Remigio lui avait arraché brusquement des mains.

"Tu te révoltes également contre ta mère, à présent ! Il ne te manquait plus que cette honte : battre ta mère ! … Tu me feras finir d'un arrêt cardiaque, je le sais … mais sois attentif, malheureux, que Dieu est bon et juste, il voit tout et paye toujours le samedi…"

Remigio profita d'un moment de pause pour tenter de lui expliquer que dans ce monde, tous ne peuvent être égaux, que si Dieu a donné un cerveau aux gens, cela veut dire que les gens peuvent en user comme il leur semble et il leur plaît; mais elle ne ressentait que les morsures féroces d'une conscience trahie, le désespoir de celle qui voit s'écrouler devant elle toute une longue vie d'efforts.

"Que diront les gens ?" sanglotait-elle " je n'aurai même plus le courage de me montrer en public, avec ce malhonnête sur le dos… mon fils, excommunié ! Quel mal ai-je jamais fait pour mériter cette croix ? Pourquoi je ne t'ai pas arraché de mes viscères et jeté, avant que tu n'ouvres les yeux ? Quelle honte, mon Dieu aidez-moi…"

Il l'avait interrompue, furieux; il l'avait appelée mauvaise femme ignorante et bigote, article de musée et il s'était enfermé dans sa chambre en lui claquant la porte au visage.

Compère Salvatore, assoupi sur sa chaise dans la cuisine, était intervenu une seule fois dans la dispute, avec un grognement, en se tournant de l'autre côté.

Étendu sur son lit, le maître Riccio ruminait, sans réussir à trouver le sommeil.

Quand il était triste ou tracassé, il s'évadait ou se relaxait au moyen d'une masturbation intense. Une thérapie devenue une habitude au séminaire, rendue plus raffinée par le trafic des photos qui circulaient dans la pénombre des chambrettes.

Remigio (il l'admettait lui-même) devait à ses pères spirituels son amour de l'ordre : il mettait en place avec une minutie soigneuse le décor avant d'accomplir le rite. Il allumait la lampe sur la commode, en ayant soin de la couvrir d'un papier rouge, il choisissait une photo peu usée de sa collection et enfin, il arrangeait le coussin amolli à l'aide d'un vieux pull-over de laine, qu'il chevauchait ensuite, du transport dont il aurait aimé la femme de rêve pendue par une punaise à dessin à la tête de son lit.

D'habitude, après une telle thérapie, satisfait, il oubliait tout et sombrait dans un sommeil béat. Mais, cette fois, une pointe de matelas – une feuille de maïs moins tendre que les autres – lui avait endolori le côté et il avait chipoté dix minutes avant de raplanir son grabat. Il s'était réveillé tout à fait.

Comme si les Illuministes, Marx et la dialectique n'avaient pas suffi, le matelas avait fini par le raidir sur ses positions, dans sa conviction de la justesse de la bataille sociale dont il s'était fait le paladin aux côtés du percepteur.

Plus que sa mère, le persécutait la pensée de perdre la suppléance que le directeur lui avait confiée, sur intercession du curé ami de la famille. Il ne pourrait pas tenir longtemps cachées ses idées. Un jour ou l'autre, il se serait découvert, en se rangeant publiquement du côté du juste contre l'injuste.

Tant qu'il avait été seul, à Pinello, il avait vécu une double vie : craignant Dieu et la loi, en public; en privé, subversif, à la recherche bakouninienne d'"idoles" à démanteler. Tant qu'il n'avait pas été approché par le percepteur…

Une rencontre mémorable, celle-là avec Monsieur Cicala, qui lui avait cédé ce fauteuil en face de la "Prise de la Bastille". C'est proprement à partir de là qu'il avait bougé pour donner libre cours au libéralisme trop longtemps réprimé dans son âme paysanne. Ils étaient tombés d'accord immédiatement; non seulement sur les valeurs de 1789 et sur celles des communards de 1848 et de 1871, mais également sur celles risorgimentales de Mazzini et de Garibaldi, et enfin, sur ces nouveautés de Marx qui ajoutaient le mérite d'être scientifiques, même si, sur le mérite d'un scientifisme si fondamental, leurs avis ne correspondaient pas.

Tant qu'il s'était agi d'idées, le maître Riccio n'avait couru aucun danger, car, "les idées mûrissent et parfois meurent, à l'ombre, en silence, dans le cœur de l'homme"… mais, à présent, l'engagement pris par Monsieur Cicala d'ouvrir un cercle révolutionnaire, et juste en face du groupe des puissants réactionnaires de don Crispino, lui pesait comme un fardeau trop gros pour lui.

"Il ne s'agit pas de peur", pensait-il, "et puis, aujourd'hui, le métier de martyr s'en est allé en désuétude … il s'agit seulement, au fond, de bon sens : qu'est-ce qui me le fait faire, me mettre contre tout mon village, ma famille, mes supérieurs, pour soulever de terre ces paysans sous-prolétaires qui sont heureux et contents de se faire exploiter. Il est encore trop tôt pour répandre parmi ces gens l'évangile social … on y perdrait sa paix et son avenir, sans pouvoir retirer une araignée du trou, sans aboutir à rien…"

Dans son imagination, il se voyait déjà licencié de l'école, chassé de sa maison, exilé du village, errant de ville en ville, ", "évité comme un pestiféré par l'humaine société1". Cette ultime proposition, réminiscence séminaristique, il l'avait prononcée et répétée à haute voix, tellement elle lui avait plu, par les images romantiques qu'elle évoquait : errant --- sac à l'épaule, barbe hirsute, chaussures trouées… à chaque coin de rue, un avis avec photo : "Attention, dangereux révolutionnaire !", des sommes brefs et agités dans des fenils, des battements de cœur à chaque aboiement de chien, des fuites circonspectes et rapides à chaque apparition d'un silhouette humaine.

L'idéal humain avait finalement prévalu. Avant de s'endormir, le maître Riccio s'était dit avec décision : "S'ils veulent que je devienne un martyr, et bien, je le deviendrai!".

Pendant toute la nuit, il rêva de conjurés et de flics, d'émeutes et de gibets, d'inquisiteurs et de bûchers, en supportant vertigineusement, toujours, avec dignité et honneur, tout à tour, le martyre de Spartacus, de Socrate, de Giordano Bruno et d'Ugo de Pains2.

Don Crispino était un de ces hommes "à la volonté indomptable". Quand quelqu'un se met une idée en tête, il doit la mener jusqu'au bout, sans jamais transiger, sans jamais se perdre en contrôles, en allant droit devant pour toute la vie !", répétait-il.

Pour cette raison, les membres du Cercle de Lecture dormaient sur leurs deux joues3: ils s'en étaient toujours remis à leur président quand il fallait mener à bien une initiative d'engagement particulier. Ils se souvenaient comment don Crispino Porru avait cassé les reins à cette tête chaude de Nicola "Arrebellu" quand ce dernier s'était permis d'enclore son champ aux limites de ses marais. Leurs marais étaient riches d'anguilles et de muges et les Porrus en tenaient éloignés les prédateurs par des gardes armés d'un bon nerf de bœuf qui surveillaient, spécialement la nuit, leurs poissons. Les marais, périodiquement, en hiver, débordaient en noyant les champs voisins ensemencés. Aucun des propriétaires lésés n'avait même jamais osé protester par crainte du pire. Une fois pourtant, Nicola "Arrebellu" avait essayé de relever la tête, en voyant son champ inondé, il l'entoura de pieux et de fil de fer barbelé pour sauver son blé déjà né du piétinement des pêcheurs qui suivaient les poissons, alors même que l'eau se fût retirée assez vite pour ne pas pourrir les pousses. "Où il y a de l'eau, il y a les marais et il y a mes poissons … Apprends la loi, ignorant !" l'avait attaqué don Crispino à cheval, en rompant avec ses gardes un barrage pour y faire entrer ses pêcheurs. "Et remercie que je ne te fasse pas payer les dépenses !" Nicola "Arrebellu" avait soutenu qu'il pouvait faire ce qu'il voulait de son champ et il osa finalement pointer son fusil à deux canons sur les intrus. L'affaire finit entre les mains du procureur qui ordonna aux carabiniers de faire respecter la loi, c'est-à-dire d'empêcher Nicola, dit "Arrebellu", d'interdire au légitime propriétaire des poissons la légitime capture de ceux-ci, où qu'ils se trouvassent, même dans le ciel, s'il leur fût poussé des ailes… Cela mit Nicola Arrebellu dans une vilaine position, tellement mauvaise qu'il dut quitter Pinello pour éviter après l'humiliation, les moqueries.

Cette fois pourtant, ils doutaient qu'il réussirait à conjurer le péril d'un Cercle subversif à Pinello.

Don Crispino avait cinquante ans bien sonnés. "Les commémorations des anniversaires sont un prétexte pour les jeteurs de sorts" disait-il. Il gardait un aspect jeune et un esprit vaillant : il était encore capable de gifler quiconque aurait eu l'impertinence d'exprimer des idées qui offensaient les siennes.

"Mens sana in corpore sano … le secret de la force spartiate et romaine est tout entier dans cette formule !" avait-il coutume de répéter au Cercle, en jetant sa carte gagnante avec un claquement de langue, accompagné d'un coup sec et précis de la main sur la table, sans pour autant jamais se distraire du jeu absorbant de "scopone"4. "Rien n'est aussi salutaire que de se lever tôt le matin pour faire des mouvements à l'extérieur… La trempe du héros, Garibaldi l'avait démontrée en immergeant Clelia 5 à peine née dans un bassin d'eau gelée …" "La preuve de la supériorité de la race germanique se trouve dans la capacité à se plonger dans les eaux gelées des petits lacs…" Il conservait sur les murs de son bureau une grande photo du Duce, prise pendant une galopade matutinale. " Il faut dire que les Italiens sont des bêtes", disait-il avec dédain et amertume, "puisqu ils n'ont pas su mourir pour un homme comme lui !"

La première et unique fois où il avait vu le Duce – ce jour lui était resté imprimé dans la tête avec des caractères indélébiles – il était encore un gamin. Le chevalier Aristide, son père et Dame Ferdinanda, sa mère, s'étaient rendus de bonne heure en calèche à la gare de Chiaro, où il devait passer dans son train spécial. Il se rappelait comme si c'était hier les cris de jubilation de la foule qui se pressait sur les bords de la voie, le scintillement des mousquetons et des écussons dorés des gardes ne grand uniforme et "sa" silhouette majestueuse parue jusqu'à la ceinture dans l'encadrement de la fenêtre d'un wagon de première classe, fleuri et pavoisé, et les miliciens et les "comises 6 noires" qui se tenaient par grappes sur les quais.

Dame Ferdinanda s'était frayé un chemin dans la foule pour remettre au Duce le cadeau de bienvenue de Pinello : une victoire ailée sculptée en bois de chêne. En échange; elle avait reçu un baiser sur la joue. (Une semaine sans se laver, pour conserver intact le plus longtemps possible, ce baiser envié par toutes les femmes du village et des environs !)

Quand finalement la guerre éclata, don Crispino, déjà lauréat en droit suivant la tradition familiale, s'était enrôlé comme volontaire.

Destiné au front libyen, ses attentes combattives furent déçues; il n'eut pas le temps de tirer un coup que déjà les Anglais – la trahison des défaitistes – dans leur avancée, avaient entassé, ratissé et envoyé dans un camp de concentration son bataillon au grand complet.

"La trahison ! voilà la mauvaise herbe qu'il faut extirper sans pitié … Et, si on pouvait revenir en arrière … Des pelotons d'exécution ! à la place de prison et de confinement…"

Chaque matin, en souvenir des temps meilleurs, il réfléchissait sur les habitudes spartiates. Se lever tôt le matin l'avait pourtant toujours ennuyé : spécialement dans les derniers temps, car il rentrait habituellement après minuit, mort fatigué, étourdi par les apéritifs et les liqueurs pris au bar avec ses amis : un verre pour chaque partie gagnée ou perdue au jeu de cartes. Le prétexte pour se justifier auprès de sa conscience lui avait été donné par une revue qui lui était tombée dans les mains, où il avait lu que se lever du lit avec précipitation et ardeur endommage le cœur et tend les nerfs et qu'au contraire, l'habitude de s'éveiller peu à peu est plus salutaire.

Même son ancienne demi-heure de flexions l'avait fatigué; il s'était converti aux techniques yoga, qui raffermissent les muscles et fortifient l'esprit avec un moindre effort. Le petit-déjeuner pris, il s'informait auprès du facteur si tout se passait bien, ensuite, empoignant son alpenstock, il se rendait au Cercle pour la "tresette"7 de l'avant-midi.

Dans l'après-midi, la somnolence de la touffeur du climat méditerranéen et la densité du vin noir le ramenaient au lit.

Le vendredi soir, levé d'humeur combattive, il repassa la teinture sur ses moustaches et sur ses tempes, il endossa sa veste croisée gris acier et il sortit pour la réunion plénière, convoquée d'urgence la nuit précédente.

Les membres – présents tous les neuf – l'accueillirent debout, autour de la table placée dans l'entrée. Don Crispino s'assit à sa place de président, en posant avec décision sur la table son bâton ferré.

"Les événements pressent !" commença-t-il. Et il donna l'ordre qu'on allume la lampe et qu'on ferme la porte de rue.

Les membres écoutèrent en silence sa relation. Le percepteur, après la première étape, avait l'avantage. Il possédait le contrat et la clé du local de Madame Antioca et il avait réussi à attirer à lui le maître Riccio. Les objectifs urgents à atteindre étaient, pour le moment, deux : primo, ouvrir les yeux à cet imbécile de maître. Mission à confier à l'avocat Giri, notoirement social-démocrate, et de ce fait-même, apte à ramener un subversif sur les voies de la légalité par la dialectique de Marx elle-même. Secundo : écrire, faire imprimer et afficher un manifeste public de protestation. Mission à confier au professeur Caïo, apprécié pour ses poésies lyriques, et pour cela tout à fait apte à stigmatiser de mots destructeurs "les blasphèmes subversifs de l'ordre constitué". La phrase, prononcée par Monsieur Filippo, maréchal des carabiniers royaux à la retraite, plut à tous. "Par son ton qui frappait comme le marteau sur l'enclume", souligna le professeur Caïo.


(Suite au prochain épisode)


1 "umano consorzio" : expression utilisée par l'Eglise pour désigner le genre humain. Voir notamment par exemple : la LETTERA ENCICLICA DI SUA SANTITÀ LEONE PP. XIII QUOD APOSTOLICI MUNERIS du 28 décembre 1878 et la LETTERA APOSTOLICA DI PIO XII "CUPIMUS IMPRIMIS"La chiesa cattolica in Cina du 18 gennaio 1952

2 Ugo de Pains : de son vrai nom : Hugues de Pay(e)ns, fondateur et premier grand maître de l'Ordre des Templiers, né à Payns en 1070 et mort à Jérusalem en 1136. Il s'agit d'une confusion car le Grand Maître des templiers qui fut emprisonné, torturé et brûlé vif - sur ordre de Philippe-le-Bel, roi de France - sur le bûcher de l'île aux Juifs (Paris) fut Jacques de Molay (23 ième et dernier Grand Maître) – né en Franche-Comté en 1244 et mort en 1318.

3 Bien sûr, en français l'expression habituelle est "dormir sur ses deux oreilles"; il n'est pas donc moins absurde de dormir à l'italienne sur ses deux joues (dormire su due guanciale) , ou sur ses deux…. omoplates.

4 "scopone" : variante à 4 du jeu de "scopa" très répandu en Italie.

5 Clelia : il s'agit bien de Clelia Garibaldi : 1959 IL 2 FEBBRAIO SI SPEGNE ALL’ETA’ DI 92 ANNI, NELL’ISOLA DI CAPRERA DOVE VIVEVA CUSTODENDO LE MEMORIE PATERNE, CLELIA GARIBALDI, L’ULTIMA FIGLIA ANCORA IN VITA DELL’EROE DEI DUE MONDI. ERA NATA DALLA TERZA MOGLIE DI GARIBALDI FRANCESCA ARMOSINO. Et Il 26 gennaio 1880 - ottenuto finalmente l'annullamento del matrimonio con la Raimondi - sposò Francesca Armosino dalla quale aveva già avuto 3 figli: Clelia, Teresita e Manlio.. Clelia Garibaldi doit donc être née en 1869, sans doute à Caprera - Sardaigne.

6 "comises noires : dans le texte italien on trouve au lieu du mot "camicie nere" – "chemises noires", c'est-à-dire l'uniforme fasciste, figure le "comicie nere", plein d'ironie, pure invention typographique, mot valise – entre chemise et comique – comme tel, intraduisible directement en français.

7 Tresette : jeu de cartes italien, dans lequel la combinaison du trois et du sept a une valeur particulière, d'où le nom : trois-sept..

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