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25 juin 2008 3 25 /06 /juin /2008 23:08

Ah, te voilà, toi, dit Lucien, l'âne aux pieds agiles et aux oreilles de démon, que deviens-tu ?


Mon bon Lucien, dit Marco Valdo M.I., je suis épuisé. J'ai tant passé de temps devant l'écran que j'en ai les yeux qui brûlent.


Arrête-toi, alors, fit l'âne avec pertinence. Quitte ton écran, va au jardin, bois un verre, pense à autre chose ou alors, causons tous les deux.


Mais enfin, Lucien, tu sais bien que pour causer avec toi, j'ai besoin de mon écran ou à tout le moins, d'une feuille de papier et de quoi écrire. Nous parlons par écrit, mon bon ami.


On parle par écrit, dit l'âne en ouvrant des yeux ronds comme des cibles. Voilà qui est singulier.


Pas du tout, ils parlent tous par écrit maintenant. Ce n'est pas pour autant qu'ils parlent comme des livres. Mais enfin, on parle avec les mains ou avec les doigts et ne va pas imaginer des choses... Nous, les humains, enfin certains, on ne pense pas qu'à ça.


Tout ça, c'est bien beau, mais que me proposes-tu ce soir ? Une petite chanson, je vois que tu es vraiment fatigué.


Bon, va pour une chanson, dit Marco Valdo M.I. C'est une bonne idée. Tu sais que je me suis lancé dans une exploration de la chanson italienne et bien, tu connais Goa, Marco Polo, Amundsen et son ami Scott, ou alors, le célèbre Livingstone, I Presume...


Oui, oui, dit l'âne un peu impatienté par ces préliminaires, ce sont tous des explorateurs. Mais où veux-tu en venir avec ces circonvolutions tarzanesques ?


Simplement à ceci, qu'ils ont découvert des mondes jusqu'alors inconnus d'eux et de leurs compatriotes – bien évidemment, pas des indigènes du pays (je sais, je sais,c'est tautologique mais c'est voulu). C'est l'évidence-même que les habitants de ces contrées « découvertes » les connaissaient déjà et depuis longtemps. Donc, la découverte est le fait de celui qui ne connais pas.


Oui, je comprends, dit l'âne en se grattant le bas-ventre d'un sabot énergique. Ce sont les taons, ils piquent, c'est très irritant. Enfin, je veux dire que je comprends bien où tu veux en venir.


Avant d'aller plus loin, une petite anecdote, si tu le veux bien. Je vois que tu acquiesces. Lorsque Christophe Colomb arrive devant l'île au bout de la mer Océane, les Indiens (qui n'en étaient pas, c'étaient plus que probablement des Caraïbes) s'encourant de la plage pour se mettre à couvert criaient : « Nous sommes découverts, nous sommes découverts ! ». Eux le savaient, vois-tu.


Tu te moques d'un âne et ce n'est pas bien. Maintenant dis-moi quoi avec ton exploration, conclut (provisoirement) l'âne exaspéré, mais content.


L'essentiel que je voulais te dire, c'est que depuis que je m'occupe de traduire des chansons italiennes, je vais de découverte en découverte, de surprise en surprise et pour tout dire, d'enchantement en enchantement. Il y a là un monde que je ne soupçonnais pas, dont je n'avais même jamais entendu parler et qui, pour moi, dans l'univers culturel où je vis, est une véritable révolution-révélation. Chapeau aux cantautori de la péninsule. Je vais juste te donner un exemple aujourd'hui, mais crois-moi, on y reviendra.

C'est une chanson sur le Roi Frédéric Ier de Prusse qui fut un grand roi militariste. Il créa la Prusse moderne et fit de l'armée prussienne une des plus puissantes de son temps. En somme, il est à l'origine des grandes catastrophes du siècle dernier et des quelques dizaines de millions de morts qui s'en suivirent. Cette chanson est un joyau d'ironie et en tout cas, les Mercanti di Liquore sont des oiseaux persifleurs.

Parenthèse : tu avoueras qu'un nom pareil est déjà en soi tout un programme.

Originaires de Monza, les Mercanti di Liquore forment un trio depuis le milieu des années 90. Depuis quelques années, ils travaillent aussi avec Marco Paolini. Tout en revendiquant nettement un attachement à Fabrizio De Andrè, ils évoluent maintenant dans un univers musical très contemporain, qui se fonde sur leur formation classique tout en intégrant rock, folk... et la dimension théâtrale.


 



Le Roi Frédéric


Roi Frédéric (Requiescat in pace)

Il y avait un grand homme sur la terre
(Roi Frédéric)

appelé Roi Fréderic

(Roi Frédéric)

Qui allait à la guerre

(Roi Frédéric)

cherchant l'ennemi...

mais l'ennemi était parti acheter une glace

et il s'en foutait du grand homme soldat.



Ennemi, ennemi... Sors, je t'attends

Tu ne peux pas finir ton sorbet maintenant !

Sors, je t'attends avec mon épée et ma lance

Pour le moment, je ne peux pas, j'ai mal à la panse !

(Requiescat in Pace)


Ennemi... Ennemi ? Nous ne blaguons pas... Ennemi

Tu es occupé ? Il appelle encore ... Ennemi !

Il utilise son téléphone spécial.

C'est moi, je suis le président, je suis le ministre de la guerre, je suis l'omnipotent !

Je suis le Caudillo, je suis le lider maximo, je suis le président, et I'm the goverantor, the terminator !

Ennemi ! Beuh !

Ennemi... Un grand homme sans ennemi est un grand homme tout seul !

(Roi Frédéric)

Ennemi...

(Roi Frédéric)

Allo ? Tu es prêt, ennemi ?

Allons, on ne rigole pas... Ennemi, si tu es là, frappe un coup !

Après ne te planque pas ... Je déteste, je déteste les embusqués ! Rends-toi après !

Impossible... Je suis ici ! Avec mon chien et le chien du président...

Un grand homme sans ennemi est un grand homme seul... vrai Bobi ?

Ennemi ? Je reconduis le chien et quand je reviens, je veux que tu sois là...

Je t'en prie... Ma femme se fâche !

Ennemi... Je suis le Roi Frédéric !

Je suis ton ami... Mais tu dois être mon ennemi !

Ennemi s'il te plaît... Un grand homme sans ennemi est un grand homme tout seul !

Ennemi ?

Je te laisserai gagner.



canzone : Re Federico – Mercanti di Liquore – 2004 in Sputi

Version française : Le Roi Frédéric – Marco Valdo M.I. – 2008

 

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24 juin 2008 2 24 /06 /juin /2008 11:58

Eh bien, dit l'âne dansant d'un pied sur l'autre, que fais-tu ces derniers jours ? On ne t'entend plus ici. M'est avis que tu causes ailleurs, que tu dois être bien occupé pour nous avoir laissés ainsi.


Ô mon ami Lucien, tu ne te trompes pas. Je parlais ailleurs. Mais ne t'inquiète pas, je ne parlais pas aux moineaux. Je parlais à des amis d'Italie, je rencontrais d'autres amis, je faisais un peu la fête. C'est nécessaire parfois. D'ailleurs que faisais-tu toi, par ailleurs pendant ce temps ?


Moi, dit Lucien en tournant la tête et en regardant de côté comme s'il était un peu gêné – qui se sent rogneux, qu'il se gratte – je cherchais des roses. Surtout des roses trémières, celles sans épines. Elles arrachent moins la bouche. Enfin, tu vois ce que je veux dire....


Je te comprends, mon ami, il faut que ces choses-là se fassent et les ânes en particulier n'ont pas la réputation d'être manchots pour ce qui est de manger les roses. En fait, Lucien, je te soupçonne fort d'avoir une bouche à roses.


Arrête, tu vas me faire rougir, dit l'âne noir d'une voix de confidence.


Bien, bien. Je n'insiste plus sur les roses d'âne. Mais pour répondre à ta question, je vais te conter une petite partie de ce que j'ai fait et qui a à voir avec nos conversations. Tu sais que je traduis, tu sais aussi qu'on m'a récemment poussé à traduire des chansons italiennes et ainsi, de fil en aiguille, on en vient à l'anecdote d'aujourd'hui. J'avais, il t'en souvient certainement,traduit des chansons pas vraiment de guerre, même pas anti-militaristes, mais violemment pro-civiles, comme disait mon ami Boris. Je dis ça, car avec les nouvelles lois qu'on nous met sur le dos, ici et maintenant dans le cadre de la grande croisade, on ne peut plus être anti-militariste, car on devient illico – comme mon père dans les années quarante du siècle dernier – des terroristes.


Que Dieu nous en préserve !, dit Lucien en se signant avec la queue.


Et être catalogué terroriste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi !), c'est presque aussi grave qu'anarchiste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi !) au siècle dernier.


Et alors ? , dit l'âne en agitant ses oreilles pendantes.


Et alors ? Hop, au trou ! En cellule, en prison, en taule, en cellule de haute sécurité... Interrogatoires, privations et isolement. C'est pas nouveau, mais ça s'étend. Plus question d'émettre le moindre doute sur l'intelligence de la main invisible et sur la pureté démocratique du libéralisme. Tu vois qu'on est mal barrés. Quand on songe à Marco Camenisch, un précurseur. Il y a bien trente ans qu'ils le torturent comme ça. Mais c'était encore de l'anti-terrorisme artisanal. Maintenant, on passe à la phase de production industrielle. Il va falloir en bâtir des prisons. Quel marché bienvenu au moment où l'immobilier résidentiel s'effondre...


Oui mais, dit Lucien, finalement qu'as-tu fait ?


Rien de plus que l'habitude. J'ai traduit, mais un texte que des amis – connaissant ma filiation avec Italo Calvino, ce grand écrivain italien – m'ont envoyé. C'est une chanson que Calvino a écrit à propos de la résistance, celle qu'il avait faite contre les Allemands et les nazifascistes dans les montagnes de Ligurie. À Ce propos, qu'il prenne garde Calvino, on va le taxer de terroriste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi) et le mettre en en cellule, en prison, en taule, en cellule de haute sécurité... Enfin, il est mort en 1985, ils ne sont pas prêts à mettre la main dessus.

Cela dit, voici ce que j'ai écrit, in extenso : chanson et commentaire.

Un très beau texte d'Italo Calvino, texte né précisément de l'expérience des Cantachronache, et qui rappelle sa militance dans la Résistance et la nécessité de transmettre aux générations futures les valeurs qui se trouvaient à la base de ce choix. Comme dit la devise de Marco Valdo M.I., reprise à Piero Calamandrei : « Ora e sempre : Resistenza ! »

Le titre italien de la chanson est très exactement “Oltre il ponte » – il y aurait beaucoup à dire sur la résonance d'un tel titre dans l'histoire de la résistance en Italie (mais ailleurs aussi; la résistance est naturellement internationaliste, même quand elle s'ancre dans un patriotisme ardent), à Ivrea, mais aussi par exemple à Florence, où les ponts ont joué un rôle essentiel dans la lutte populaire contre l'envahisseur. (Voir par exemple, Il ponte a Santa Trinita dopo dieci anni, article du même Calamandrei dans la revue Il Ponte – précisément – paru en septembre 1954).

La traduction française qui vient la première à l'esprit est “De l'autre côté du pont”; elle est assurément exacte et comporte un petit rappel du miroir d'Alice.

Si, dit Marco Valdo M.I. (notez au passage sa parenté avec Calvino), j'ai choisi Outre Pont, c'est par référence à une ville de langue française où les ponts ont aussi joué un grand rôle dans les mêmes circonstances; cette ville, c'est Liège, qui entretient des rapports de voisinage parfois difficiles avec l'Allemagne toute proche (Liège c'est l'extrême pointe de la latinité face au monde germanique) et où un des quartiers les plus anciens, situé de l'autre côté du fleuve, en l'occurrence la Meuse, se nomme Outre Meuse.

En outre, Liège fut elle aussi une ville de résistance, tout au long de son histoire.



Outre Pont, on pourrait très bien reprendre cette phrase de Paul Fort, chantée par Tonton Georges, "il suffit de passer le pont, c'est tout de suite l'aventure..."







Outre Pont







O fille aux joues de pêche,

O fille aux joues d'aurore,

J'espère que j'arriverai à te narrer

Ma vie à l'âge que tu as pour lors.

Couvre-feu : la troupe allemande

Dominait la cité. Nous sommes prêts.

Celui qui ne veut pas baisser la tête

Prend la route de la montagne avec nous.


Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.


Silencieux sur les aiguilles de pin,

Sur les coques épineuses des châtaignes,

Une équipe dans le matin sombre

descendait de la montagne obscure.

L'espérance était notre compagne

Pour assaillir les repères de l'ennemi

En conquérant les armes dans la bataille

Pieds nus et déguenillés et pourtant heureux.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



Il n'est pas dit que nous étions des saints,

L'héroïsme n'est pas surhumain,

Tu cours, t'abaisses, te donnes, bondis en avant,

Aucun pas que tu fais n'est vain.

Nous voyions à portée de main,

Derrière le tronc, le buisson, la cannaie,

L'avenir d'un monde plus humain

Et plus juste, plus libre et heureux.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



Désormais, tous ont une famille, ont des enfants,

Qui ne connaissent pas l'histoire d'hier.

Je suis seul et je promène parmi les tilleuls

Avec toi, chère, qui alors, n'était pas.

Et je voudrais que nos pensées,

Nos espérances d'alors,

Revivent dans ce que tu espères,

Ô fille couleur de l'aurore.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



(Dans certaines versions, le dernier refrain est répété.)



Cantachronache – Chanson italienne d'Italo Calvino – Musique de Sergio Liberovici. – 1958

Version française de Marco Valdo M.I. – Outre Pont – 2008




À propos de ces amis, dit l'âne en levant un œil interrogatif, qui sont -ils et que font-ils de ces chansons ?

Eh bien, Lucien mon ami, ces amis-là font des choses extraordinaires; ils mènent une aventure véritablement hors du commun, titanesque, gigantesque, merveilleuse, grandiose, solaire, humaine, quoi. Ils font la guerre à la guerre à coups de chansons. Comme ils le racontent eux-mêmes, ils ont créé un site de chansons contre la guerre le jour où les Étasuniens et leurs alliés ont bombardé Bagdad. Et maintenant, il y a là des milliers de chansons contre la guerre, dans cent langues différentes. Moi, j'en traduis de l'italien vers le français. Mais s'il y en a en langue d'âne, tu pourrais t'y essayer aussi. Pour les trouver, il suffit  de chercher Canzoni contro la guerra. Un bel exemple d'internationalisme sans complexe.

Mais, dit Lucien l'âne aux yeux de diamant lucide, comment je fais moi pour aller voir ces belles chansons ? Tu ne connaîtrais pas l'adresse et tu veux bien me la donner...

Très simple : la voici :

http://www.prato.linux.it/~lmasetti/canzonicontrolaguerra/index.php?lang=it. Si tu la perds, tu reviens ici la chercher ou tu vas sur un moteur de recherches et tu tapes "Canzoni contro la guerra." Come si dice in italiano : Ciao !



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20 mai 2008 2 20 /05 /mai /2008 11:14


J'ai, dit Marco Valdo M.I., longtemps hésité à publier ce texte, je veux dire à le rendre public. Il est complexe et plein de sousentendus. Toute cette conversation avec l'âne Lucien est terriblement confuse; en apparence. Qui donc pourra bien lire çà et y trouver de l'intérêt, je veux dire de quoi l'intéresser ?

Il se trouvera bien quelqu'un, me suis-je dit.

Je l'ai donc mis ici et voilà. J'ai pourtant dû le désosser, le découper, le tronçonner, car il était d'une traite et je conserve cette version car elle est étonnante et c'est elle que l'âne et moi avons affrontée la première fois. Vous verrez, l'âne a son importance et de plus, il me fut d'une aide précieuse; c'est lui qui m'a convaincu. Peut-être, était-ce sa vanité d'apparaître dans un nouveau texte, de ressurgir à la lumière, de ressusciter.

La version qui figure ici a été remaniée, amollie en quelque sorte. Elle en est devenue plus lisible.

Donc, j'ai longtemps hésité car moi-même au début, je fus étonné, rebuté, découragé par ce texte hermétique; il me semblait un jeu vaguement inutile, sans trop de lien avec mon vécu, avec le vécu collectif; bref, avec la vie.


Comme dirait bien l'âne noir, en agitant son long visage de gauche à droite, tout ça, c'est des histoires de poètes et de Portugais. Moi, je suis plutôt grec d'origine, quoique initié aux mystères, moi aussi.


Mais justement, lui répondis-je, on dit que le poète portugais était lui aussi initié, on le dit rosicrucien. On le dit et il l'a dit lui -même d'ailleurs. Voilà qui pourrait te donner à mâcher du son.

L'autre Portugais, le José, fait plutôt dans le genre mécréant.


Mais enfin, dit l'âne noir, tout ce que je voulais dire, est finalement simple. Je reprends : quand j'ai lu ce texte la première fois, j'ai eu bien du mal à le finir; je n'y comprenais pas grand chose, pour ne pas dire rien ou presque rien.


Donc, dit Marco Valdo M.I., tu n'y comprenais pas grand chose. Et puis, après, quoi ?


Ben, je l'ai repris et relu quelques temps plus tard. Des mois après, tu vois. Je me disais, ce n'est pas possible, je ne suis pas si bête, si quelqu'un l'a écrit, je dois pouvoir le lire et le comprendre.

Ensuite, je connaissais les synonymes, les antonymes, les homonymes; alors, les hétéronymes, ils m'intriguaient.

Cette histoire d'hétéros et d'homos est à la mode et puis quand même, je suis d'origine grecque, cette origine grecque curieuse de tout, qui voulait tout savoir, qui voulait connaître le monde, qui le racontait, qui imaginait ce qu'on n'en voyait pas, qui se mettait à calculer sans instrument la distance aux étoiles, qui inventait – à son tour – le chemin de la philosophie.


Et alors, dit Marco Valdo M.I., tu as mieux compris ?


Ben oui. A force de le lire, j'ai fini par m'y retrouver; dans les deux sens, je veux dire : par y comprendre quelque chose et par voir que je suis dedans. Toi aussi, peut-être, à bien y regarder.


Alors quoi, qu'est-ce que tu conseilles ?


Faut le lire, le relire, jusqu'à le reluire. Faire comme moi, quoi. Si même un âne y a trouvé du son...




Les hétéronymes

 

 

On sait, dit le narrateur lui-même, qu’il y a des gens qui possèdent plusieurs noms, ou parfois, une même identité est attribuée à toutes sortes d’autres personnes et allez savoir qui est qui dans pareils imbroglios.

Il en est même, et cela s’est vu, qui se sont créé eux-mêmes une panoplie de noms d’emprunt et les identités conjointes, sans compter les caractères, les aventures, les histoires et les biographies, qu’ils ont inventés. On les nomme les hétéronymes.

L’hétéronyme, ainsi conçu, est une marchandise d’importation portugaise. C’est une pure invention d’un poète de Lisbonne : un certain Fernando Antonio Nogueira Pessoa qui signait, dit textuellement un de ses narrateurs, des poèmes avec des noms de poètes inexistants nés de son imagination et qu’il appelait ses hétéronymes.


Les poètes, si on comprend bien, dit l’âne.


Nous y voilà. Ce mot, ajoute encore, devant son auditoire prestigieux, ce narrateur de même origine, ne figurait pas dans les dictionnaires de l’époque et il coûta beaucoup de travail à l’apprenti – homme de lettres (qui fut également serrurier et correcteur) d’en comprendre la signification.

Est-ce vengeance ou pieuse continuation de l’œuvre, il devait plus tard achever un des hétéronymes qui avait survécu inexplicablement.

 

Qui donc, dites-vous, demande l’âne au narrateur, comment s’appelait-il ?

 

Nous y reviendrons plus tard, dit le narrateur. Pour l’heure, réglons d’abord cette histoire d’hétéronyme, je veux dire de la signification du mot lui-même, qui est plus qu’amphibologique; polysémique, en quelque sorte. Comme on le verra, le sens en est assez ondoyant. Sachez, Monsieur l’âne, que nombre de dictionnaires en ignorent encore l’existence : ce sont les plus courants et on les comprend. Ce n’est pas simple. Il en est pourtant qui le distinguent, mais c’est le diable si on peut y retrouver l’acception portugaise.

 

Mais, dit l'âne en soupirant, il faut toujours faire un peu confiance aux dictionnaires, même si ce qu'ils disent n'est pas exactement ce qu'on cherche; c'est toujours un bon début.


L’un commence par situer l’origine d'hétéronyme ou sa première apparition – en langue française – et dans un sens strictement médical, en 1866 ; un autre, ne la voit qu’en 1950, soit près d’un siècle plus tard. Voilà pour l’éventuelle origine ; comme on le voit, elle est nébuleuse.

Quant aux significations, la chose est encore plus embrouillée, comme on va s’en rendre compte. Nous ne retiendrons que trois donneurs de sens ; en fait, parmi les nombreux recenseurs de mots que sont les dictionnaires dont je dispose, il en est seulement trois qui connaissent ou reconnaissent l’existence de cet enfant illégitime, au sens du code, puisqu’en France, on ne lui connaît pas de père : il y a donc un certain Robert, un certain Lexis et un dénommé Quillet – c’est le plus vieux de la bande.

Le premier, le dénommé Robert, passé l’univers médical, évoque une deuxième signification qui relève de la linguistique et qui est bien intéressante, mais dans un rapport second avec l’acception envisagée par Fernando Nogueira Pessoa ou celle élaborée par son continuateur.


Examinons-la quand même, dit l’âne fort curieux des choses de la langue.

 

Voici donc qu’apparaissent les « termes hétéronymes », dont Robert le petit expose qu’ils « se réfèrent au même hyperonyme mais ne sont pas synonymes ».


La chose n’est pas des plus claires pour le commun, répond l’âne un peu dépité.


Bien sûr, dit le narrateur, et le lecteur n’en serait que plus égaré s’il n’y avait (heureusement !) un exemple, celui de la pantoufle, de la babouche et de la chaussure.


On comprend mieux, ironise l’âne.


Mais si, dit le narrateur, voici cet exemple : « pantoufle et babouche (sont des hétéronymes) par rapport à l’hyperonyme chaussure ».


On se demande où mettre les chaussettes, dit l’âne à tête de bois.


Le deuxième, un certain Lexis, descendant lettré de la branche Larousse, dit que l’hétéronyme relève de la linguistique, mais qu’il signifierait tout autre chose, soit « l’équivalent d’un mot dans une autre langue ».

 

Nous voici devant un autre mystère, intervient l’âne abasourdi.


Mais il y a un exemple. « Chien et dog sont des hétéronymes. »

 

Avec de tels guides, opina l’âne, le voyageur serait bien vite perdu.


Le troisième, l’ancien, le bon vieux Quillet dit encore autre chose. Il le reconnaît sous la forme d’un adjectif, mais pour le sens, écoutons-le. Ouvrage hétéronyme, publié sous le nom véritable d’un autre et auteur hétéronyme (c’est celui qui nous intéresse le plus), qui publie sous le nom véritable d’une autre personne.

 

C’est un nègre volontaire ? dit l’âne étonné.


On y est presque cependant s’il n’était question d’un nom véritable d’un autre ou d’une autre personne. Que peut bien être un nom véritable ? Et que serait un nom non-véritable ?

Car il existerait donc des noms véritables et des non-véritables, comme il y aurait des voyants et des non-voyants, des entendants et des non-entendants, des sourds et des non-sourds. Façon de parler.


C’est pas pour dire, dit l’âne en levant ses oreilles à la verticale, mais je n’aimerais pas être un non-quelque chose, un non-âne, par exemple.


Un nom pas véritable, ce pourrait bien être un pseudonyme, dit le narrateur. Mais un nom véritable ? Pourquoi pas tout simplement le nom d’un autre. De toute façon, un nom ne peut jamais être qu’un nom et il ne saurait être véritable ou mensonger.

Comprenons-nous bien, Monsieur l’âne, si je vous affuble de mon nom, je vous désigne de ce nom-là et dans ce cas, ce nom et vous correspondez exactement, même si par ailleurs, vous avez d’autres noms et si d’autres personnes portent celui dont je viens de vous désigner.


De fait, ironisa l'âne noir en souriant de ses longues dents jaunes, il y a plus d’un âne qui s’appelle Lucien. Ceci me rappelle l’ombre double et l’ombre du soir.

 

Restent les faits, tous ces hétéronymes qui se promènent partout et dont ne comprend pas très bien la prolifération soudaine dans l’œuvre du narrateur portugais.


Pour le poète noctambule de Lisbonne, demande l’âne en relevant ses oreilles, était-ce simple jeu de miroirs ou nécessité ? Ou mascarade ?


De fait, Monsieur l'âne, comment mieux dire, décrire un homme sous des masques différents, changeants, successifs, alternés et qui prétend n’être personne. En vérité, personne n’est personne. On voit accourir Ulysse, Nemo, Nobody ; on entend Homère et Joyce et les autres ; en portugais, en personne se dit Pessoa.

Mais c’est Bernardo Soares (on ne peut plus portugais), une des bouches du narrateur lisboète – Ah ! Lisbonne, ah ! le Tage : « Ce ciel noir, là-bas au sud du Tage, était d’un noir sinistre où se détachait, par contraste, l’éclair blanc des ailes des mouettes au vol agité. », qui dit : « Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je ne suis personne, absolument personne… Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas. »

Ensuite, une autre bouche, un autre narrateur, un autre hétéronyme prend le relais et dit : « Rien ne reste de rien. Et nous ne sommes rien… Nous sommes des contes contant des contes, rien. » « A tale told… », faisait dire un narrateur à un de ses narrateurs. « Un conte conté par un idiot et ne signifiant rien. », la belle affaire, en effet. C’est un peu l’histoire du narrateur narrant des narrations.

Et à présent, une autre bouche, un autre hétéronyme, Alvaro de Campos intervient, comme dans un combat de poésies quelque part sur l’île, car il est des traditions venues des temps les plus anciens que les îles conservent : « Ah ! Ne pas être à moi seul tout le monde et tous les lieux à la fois ! » et ce « Ah ! qui sait, qui sait, si jadis je ne suis pas déjà parti avant moi… » Partir avant soi, quelle aventure ! Quelle destinée ! Quel étonnant dépaysement !

Ailleurs, évidemment, dit Antonio Mora, autre avatar. Au pays des dieux.

Car, voyez-vous, Monsieur l’âne aux oreilles luisantes comme des plumes de corbeau, les dieux ne sont pas morts. Nous avons seulement cessé de les voir. Est-ce brouillard, brume, bruine, myopie, décollement de la rétine, neige, conséquence diabétique ? Sommes-nous là nous aussi avec un bandeau sur les yeux, comme un turban sur la tête d’un guerrier afghan ?

Aurions-nous fermé les yeux, sommes-nous aussi victimes de cette épidémie ? Vous savez, celle que raconte José, cet autre grand narrateur lusitanien, déjà évoqué cette maladie de l’œil qui aveugle tout un pays, cette effroyable infection qui s’étend comme la peste, le choléra, la grippe espagnole, ce genre de mal qui surgit d’on ne sait où, qui frappe tout le monde et qui repousse hors de l’humanité celui qu’elle touche. On vous met hors du monde, on vous met en quarantaine, on vous séquestre, on vous cantonne dans des établissements spécialisés, dans des camps – comment dire ? – de rassemblement, des lieux de folie.


De toute façon dit l'âne, pour ce qui est des narrateurs, on s’y perdrait : l’un renvoie à l’autre qui renvoie là-bas, qui renvoie ailleurs encore. A Pessoa, au narrateur en personne. Finalement, qui de Fernando, Ricardo, Alvaro, Antonio, Agostinho, Balthazar, Pablo ou J. Melchior est le narrateur ou le véritable hétéronyme, l’originel, celui qui conte, comment dire exactement, qui narre quoi et quand. Sans doute, tous, chacun à tour.

 

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