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20 mai 2008 2 20 /05 /mai /2008 11:14


J'ai, dit Marco Valdo M.I., longtemps hésité à publier ce texte, je veux dire à le rendre public. Il est complexe et plein de sousentendus. Toute cette conversation avec l'âne Lucien est terriblement confuse; en apparence. Qui donc pourra bien lire çà et y trouver de l'intérêt, je veux dire de quoi l'intéresser ?

Il se trouvera bien quelqu'un, me suis-je dit.

Je l'ai donc mis ici et voilà. J'ai pourtant dû le désosser, le découper, le tronçonner, car il était d'une traite et je conserve cette version car elle est étonnante et c'est elle que l'âne et moi avons affrontée la première fois. Vous verrez, l'âne a son importance et de plus, il me fut d'une aide précieuse; c'est lui qui m'a convaincu. Peut-être, était-ce sa vanité d'apparaître dans un nouveau texte, de ressurgir à la lumière, de ressusciter.

La version qui figure ici a été remaniée, amollie en quelque sorte. Elle en est devenue plus lisible.

Donc, j'ai longtemps hésité car moi-même au début, je fus étonné, rebuté, découragé par ce texte hermétique; il me semblait un jeu vaguement inutile, sans trop de lien avec mon vécu, avec le vécu collectif; bref, avec la vie.


Comme dirait bien l'âne noir, en agitant son long visage de gauche à droite, tout ça, c'est des histoires de poètes et de Portugais. Moi, je suis plutôt grec d'origine, quoique initié aux mystères, moi aussi.


Mais justement, lui répondis-je, on dit que le poète portugais était lui aussi initié, on le dit rosicrucien. On le dit et il l'a dit lui -même d'ailleurs. Voilà qui pourrait te donner à mâcher du son.

L'autre Portugais, le José, fait plutôt dans le genre mécréant.


Mais enfin, dit l'âne noir, tout ce que je voulais dire, est finalement simple. Je reprends : quand j'ai lu ce texte la première fois, j'ai eu bien du mal à le finir; je n'y comprenais pas grand chose, pour ne pas dire rien ou presque rien.


Donc, dit Marco Valdo M.I., tu n'y comprenais pas grand chose. Et puis, après, quoi ?


Ben, je l'ai repris et relu quelques temps plus tard. Des mois après, tu vois. Je me disais, ce n'est pas possible, je ne suis pas si bête, si quelqu'un l'a écrit, je dois pouvoir le lire et le comprendre.

Ensuite, je connaissais les synonymes, les antonymes, les homonymes; alors, les hétéronymes, ils m'intriguaient.

Cette histoire d'hétéros et d'homos est à la mode et puis quand même, je suis d'origine grecque, cette origine grecque curieuse de tout, qui voulait tout savoir, qui voulait connaître le monde, qui le racontait, qui imaginait ce qu'on n'en voyait pas, qui se mettait à calculer sans instrument la distance aux étoiles, qui inventait – à son tour – le chemin de la philosophie.


Et alors, dit Marco Valdo M.I., tu as mieux compris ?


Ben oui. A force de le lire, j'ai fini par m'y retrouver; dans les deux sens, je veux dire : par y comprendre quelque chose et par voir que je suis dedans. Toi aussi, peut-être, à bien y regarder.


Alors quoi, qu'est-ce que tu conseilles ?


Faut le lire, le relire, jusqu'à le reluire. Faire comme moi, quoi. Si même un âne y a trouvé du son...




Les hétéronymes

 

 

On sait, dit le narrateur lui-même, qu’il y a des gens qui possèdent plusieurs noms, ou parfois, une même identité est attribuée à toutes sortes d’autres personnes et allez savoir qui est qui dans pareils imbroglios.

Il en est même, et cela s’est vu, qui se sont créé eux-mêmes une panoplie de noms d’emprunt et les identités conjointes, sans compter les caractères, les aventures, les histoires et les biographies, qu’ils ont inventés. On les nomme les hétéronymes.

L’hétéronyme, ainsi conçu, est une marchandise d’importation portugaise. C’est une pure invention d’un poète de Lisbonne : un certain Fernando Antonio Nogueira Pessoa qui signait, dit textuellement un de ses narrateurs, des poèmes avec des noms de poètes inexistants nés de son imagination et qu’il appelait ses hétéronymes.


Les poètes, si on comprend bien, dit l’âne.


Nous y voilà. Ce mot, ajoute encore, devant son auditoire prestigieux, ce narrateur de même origine, ne figurait pas dans les dictionnaires de l’époque et il coûta beaucoup de travail à l’apprenti – homme de lettres (qui fut également serrurier et correcteur) d’en comprendre la signification.

Est-ce vengeance ou pieuse continuation de l’œuvre, il devait plus tard achever un des hétéronymes qui avait survécu inexplicablement.

 

Qui donc, dites-vous, demande l’âne au narrateur, comment s’appelait-il ?

 

Nous y reviendrons plus tard, dit le narrateur. Pour l’heure, réglons d’abord cette histoire d’hétéronyme, je veux dire de la signification du mot lui-même, qui est plus qu’amphibologique; polysémique, en quelque sorte. Comme on le verra, le sens en est assez ondoyant. Sachez, Monsieur l’âne, que nombre de dictionnaires en ignorent encore l’existence : ce sont les plus courants et on les comprend. Ce n’est pas simple. Il en est pourtant qui le distinguent, mais c’est le diable si on peut y retrouver l’acception portugaise.

 

Mais, dit l'âne en soupirant, il faut toujours faire un peu confiance aux dictionnaires, même si ce qu'ils disent n'est pas exactement ce qu'on cherche; c'est toujours un bon début.


L’un commence par situer l’origine d'hétéronyme ou sa première apparition – en langue française – et dans un sens strictement médical, en 1866 ; un autre, ne la voit qu’en 1950, soit près d’un siècle plus tard. Voilà pour l’éventuelle origine ; comme on le voit, elle est nébuleuse.

Quant aux significations, la chose est encore plus embrouillée, comme on va s’en rendre compte. Nous ne retiendrons que trois donneurs de sens ; en fait, parmi les nombreux recenseurs de mots que sont les dictionnaires dont je dispose, il en est seulement trois qui connaissent ou reconnaissent l’existence de cet enfant illégitime, au sens du code, puisqu’en France, on ne lui connaît pas de père : il y a donc un certain Robert, un certain Lexis et un dénommé Quillet – c’est le plus vieux de la bande.

Le premier, le dénommé Robert, passé l’univers médical, évoque une deuxième signification qui relève de la linguistique et qui est bien intéressante, mais dans un rapport second avec l’acception envisagée par Fernando Nogueira Pessoa ou celle élaborée par son continuateur.


Examinons-la quand même, dit l’âne fort curieux des choses de la langue.

 

Voici donc qu’apparaissent les « termes hétéronymes », dont Robert le petit expose qu’ils « se réfèrent au même hyperonyme mais ne sont pas synonymes ».


La chose n’est pas des plus claires pour le commun, répond l’âne un peu dépité.


Bien sûr, dit le narrateur, et le lecteur n’en serait que plus égaré s’il n’y avait (heureusement !) un exemple, celui de la pantoufle, de la babouche et de la chaussure.


On comprend mieux, ironise l’âne.


Mais si, dit le narrateur, voici cet exemple : « pantoufle et babouche (sont des hétéronymes) par rapport à l’hyperonyme chaussure ».


On se demande où mettre les chaussettes, dit l’âne à tête de bois.


Le deuxième, un certain Lexis, descendant lettré de la branche Larousse, dit que l’hétéronyme relève de la linguistique, mais qu’il signifierait tout autre chose, soit « l’équivalent d’un mot dans une autre langue ».

 

Nous voici devant un autre mystère, intervient l’âne abasourdi.


Mais il y a un exemple. « Chien et dog sont des hétéronymes. »

 

Avec de tels guides, opina l’âne, le voyageur serait bien vite perdu.


Le troisième, l’ancien, le bon vieux Quillet dit encore autre chose. Il le reconnaît sous la forme d’un adjectif, mais pour le sens, écoutons-le. Ouvrage hétéronyme, publié sous le nom véritable d’un autre et auteur hétéronyme (c’est celui qui nous intéresse le plus), qui publie sous le nom véritable d’une autre personne.

 

C’est un nègre volontaire ? dit l’âne étonné.


On y est presque cependant s’il n’était question d’un nom véritable d’un autre ou d’une autre personne. Que peut bien être un nom véritable ? Et que serait un nom non-véritable ?

Car il existerait donc des noms véritables et des non-véritables, comme il y aurait des voyants et des non-voyants, des entendants et des non-entendants, des sourds et des non-sourds. Façon de parler.


C’est pas pour dire, dit l’âne en levant ses oreilles à la verticale, mais je n’aimerais pas être un non-quelque chose, un non-âne, par exemple.


Un nom pas véritable, ce pourrait bien être un pseudonyme, dit le narrateur. Mais un nom véritable ? Pourquoi pas tout simplement le nom d’un autre. De toute façon, un nom ne peut jamais être qu’un nom et il ne saurait être véritable ou mensonger.

Comprenons-nous bien, Monsieur l’âne, si je vous affuble de mon nom, je vous désigne de ce nom-là et dans ce cas, ce nom et vous correspondez exactement, même si par ailleurs, vous avez d’autres noms et si d’autres personnes portent celui dont je viens de vous désigner.


De fait, ironisa l'âne noir en souriant de ses longues dents jaunes, il y a plus d’un âne qui s’appelle Lucien. Ceci me rappelle l’ombre double et l’ombre du soir.

 

Restent les faits, tous ces hétéronymes qui se promènent partout et dont ne comprend pas très bien la prolifération soudaine dans l’œuvre du narrateur portugais.


Pour le poète noctambule de Lisbonne, demande l’âne en relevant ses oreilles, était-ce simple jeu de miroirs ou nécessité ? Ou mascarade ?


De fait, Monsieur l'âne, comment mieux dire, décrire un homme sous des masques différents, changeants, successifs, alternés et qui prétend n’être personne. En vérité, personne n’est personne. On voit accourir Ulysse, Nemo, Nobody ; on entend Homère et Joyce et les autres ; en portugais, en personne se dit Pessoa.

Mais c’est Bernardo Soares (on ne peut plus portugais), une des bouches du narrateur lisboète – Ah ! Lisbonne, ah ! le Tage : « Ce ciel noir, là-bas au sud du Tage, était d’un noir sinistre où se détachait, par contraste, l’éclair blanc des ailes des mouettes au vol agité. », qui dit : « Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je ne suis personne, absolument personne… Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas. »

Ensuite, une autre bouche, un autre narrateur, un autre hétéronyme prend le relais et dit : « Rien ne reste de rien. Et nous ne sommes rien… Nous sommes des contes contant des contes, rien. » « A tale told… », faisait dire un narrateur à un de ses narrateurs. « Un conte conté par un idiot et ne signifiant rien. », la belle affaire, en effet. C’est un peu l’histoire du narrateur narrant des narrations.

Et à présent, une autre bouche, un autre hétéronyme, Alvaro de Campos intervient, comme dans un combat de poésies quelque part sur l’île, car il est des traditions venues des temps les plus anciens que les îles conservent : « Ah ! Ne pas être à moi seul tout le monde et tous les lieux à la fois ! » et ce « Ah ! qui sait, qui sait, si jadis je ne suis pas déjà parti avant moi… » Partir avant soi, quelle aventure ! Quelle destinée ! Quel étonnant dépaysement !

Ailleurs, évidemment, dit Antonio Mora, autre avatar. Au pays des dieux.

Car, voyez-vous, Monsieur l’âne aux oreilles luisantes comme des plumes de corbeau, les dieux ne sont pas morts. Nous avons seulement cessé de les voir. Est-ce brouillard, brume, bruine, myopie, décollement de la rétine, neige, conséquence diabétique ? Sommes-nous là nous aussi avec un bandeau sur les yeux, comme un turban sur la tête d’un guerrier afghan ?

Aurions-nous fermé les yeux, sommes-nous aussi victimes de cette épidémie ? Vous savez, celle que raconte José, cet autre grand narrateur lusitanien, déjà évoqué cette maladie de l’œil qui aveugle tout un pays, cette effroyable infection qui s’étend comme la peste, le choléra, la grippe espagnole, ce genre de mal qui surgit d’on ne sait où, qui frappe tout le monde et qui repousse hors de l’humanité celui qu’elle touche. On vous met hors du monde, on vous met en quarantaine, on vous séquestre, on vous cantonne dans des établissements spécialisés, dans des camps – comment dire ? – de rassemblement, des lieux de folie.


De toute façon dit l'âne, pour ce qui est des narrateurs, on s’y perdrait : l’un renvoie à l’autre qui renvoie là-bas, qui renvoie ailleurs encore. A Pessoa, au narrateur en personne. Finalement, qui de Fernando, Ricardo, Alvaro, Antonio, Agostinho, Balthazar, Pablo ou J. Melchior est le narrateur ou le véritable hétéronyme, l’originel, celui qui conte, comment dire exactement, qui narre quoi et quand. Sans doute, tous, chacun à tour.

 

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