Lors de son voyage en Inde, au début des années soixante du sicèle dernier, à l'occasion du Congrès des écrivains d'Asie, Carlo Levi resta un mois entier et s'en fut, escorté par l'un ou l'autre écrivain indien, voir les villageois, voir les paysans, voir les conditions de vie des gens des campagnes aussi bien qu'il s'en fut voir la vie de ceux des faubourgs des grandes villes indiennes.
Vies de misère, vies d'infinies souffrances, vies où le temps est perdu quelque part dans l'indéfini. Tout comme en Lucanie, le temps tourne sur lui-même, le temps se morfond dans un cycle éternel. Nuit et lever du jour au bord du Gange, entre les bûchers funéraires; après-midi dans la campagne. Il lui arriva toutes sortes d'aventures.
Ici, dans ce village, il est accueilli par des musiciens et des danseuses tout comme il aurait pu l'être dans un village de la Grèce antique, ou dans les campagnes d'Italie ou de France ou d'Allemagne dans les temps où l'Europe était encore essentiellement rurale.
Mais de ce côté-ci du monde, le voyageur n'aurait pas vu cette lune, cette "luna barcollante", cette barque lunaire flottant sur les vagues du ciel. Le croissant de la lune, en Inde et sans doute dans toute cette partie du monde, est posé à l'horizontale. La lune est devenue une gondole et elle se balance, tranquille, sur la lagune étoilée.
Il est toujours intéressant, et même passionnant de lire Carlo Levi le politique, Carlo Levi, le polémiste, Carlo Levi, le romancier, Carlo Levi, grand journaliste, Carlo Levi, en une sorte d'ethnologue-anthropologue, Carlo Levi, curieux de tout, Carlo Levi avec son œil acéré et gourmand du peintre, avec sa main si désireuse de raconter le monde.
Carlo Levi dont les paysans du Sud avaient fait leur "ambassadeur" au cœur de la civilisation urbaine, Carlo Levi, Turinois de naissance, était devenu un homme du Sud, du Sud en qu'il est le lieu de la paysannerie obstinément confrontée à la nature et au temps cyclique. Gigliola De Donato, qui fut sa "curatrice", a bien eu raison d'intituler sa biographie : "Carlo Levi, un torinese del Sud" - "Carlo Levi, un Turinois du Sud".
Carlo Levi, ce poète du bout du monde, est fascinant quand il chante la fascination qui le consume devant le pays des origines. Pour Carlo, L'Inde est la matrice première, la mère éternelle. La lune est sa complice, elle berce le monde.
India, texte d'où est tirée cette chanson, est un texte chatoyant et au sens strict, bouleversant.
Cette chanson léviane, comme les autres chansons lévianes, sort tout droit de la fascination de Marco Valdo M.I. pour l'aède Carlo Levi.
La luna barcollante – La lune basculante
Due donne sedute
Sotto il portico
D’una capanna di terra
Due sorelle, forse
Forse, due sorelle
Sedute sotto il loro portico
Deux femmes assises
Sous le porche
D’un cabanon de terre
Deux sœurs, peut-être
Peut-être, deux sœurs
Assises sous leur porche.
La più piccola, la più giovane
Anche, la più graziosa
Con collane et pitture
Occupata a ornarsi
Occupate a truccarsi
L’altra, la maggiore
Nera, grossa, materna
Le liscia i capelli
La plus petite, la plus jeune
La plus gracieuse aussi
Avec des colliers et des peintures
S’embellit
Se maquille
L’autre, l’aînée
Noire, grosse, maternelle
Lui lisse les cheveux.
Due sorelle, forse
Forse, due sorelle
Le danzatrici del villaggio
Due donne ornate
Sotto il portico della loro capanna
Sono le danzatrici del villaggio
Deux sœurs, peut-être
Peut-être, deux sœurs
Les danseuses du village
Deux femmes ornées
Sous le porche de leur cabanon
Ce sont les danseuses du village
Mi invitano ad entrare
Mi fanno entrare
Mi tolgono le scarpe
Mi fanno sedere in terra
Nel fondo della capanna
Sotto gli strumenti musicali
Appoggiati al muro
Nel fondo della capanna
Elles m’invitent à entrer
Elles me font entrer
Elles m’enlèvent les chaussures
Elles me font asseoir à terre
Au fond du cabanon
Sous les instruments de musique
Appuyés au mur
Au fond du cabanon
Due sorelle, forse
Forse, due sorelle
Due donne ornate
Tre suonatori
Forse, due sorelle
Le danzatrici del villagio
Deux sœurs, peut-être
Peut-être, deux sœurs
Deux femmes ornées
Trois musiciens
Peut-être, deux sœurs
Les danseuses du village
Hanno chiuso la porta
I tre suonatori
Tamburi e sarangi
Suonano monotoni
La ragazza ornata danza
La ragazza truccata canta
Sottile et accuta
Si siede la ragazza
A fianco a me
Tutta vicina a me
Mi prende la mano
Si copre il viso
Col velo
La ragazza col velo
Si scopre il viso
Mi chiede del denaro
La ragazza ornata e truccata
Ils ont fermé la porte
Les trois musiciens
Tambours et saranguis
Jouent monotones
La fille ornée danse
La fille maquillée chante
Frêle et aiguë
La fille s’assied
A côté de moi
Tout contre moi
Elle me prend la main
Elle se couvre le visage
Elle me demande de l’argent
La fille ornée et maquillée
Due danzatrici ornate
Tre suonatori monotoni
Riprendono il canto
La danzatrice col velo
Riprende la danza oscillante
Riprende il suo canto d’amore
« Io sono tua » e
Le danze si seguono
« Io sono tua » e...
Deux danseuses ornées
Trois musiciens monotones
Reprennent leur chant
La danseuse au voile
Reprend sa danse oscillante
Reprend son chant d’amour
« Je suis à toi » et
les danses se suivent
« Je suis à toi » et...
Due danzatrici ornate
Tre suonatori monotoni
Mi chiedono denaro
E
Mi rimetto le scarpe
E
Esco dalla capanna
E
Risalgo nella macchina
E
Al passaggio a livello
Un treno antico
Dalla strana macchina a vapore
Dal lungo fumaiolo
Si trascina verso il buio
Sotto la luna
barcollante.
Deux danseuses ornées
Trois musiciens monotones
Me demandent de l’argent
Et
Je remets mes chaussures
Et
Je sors du cabanon
Et
Je remonte en voiture
Et
Au passage à niveau
Un antique train
A la locomotive étrange
A la longue cheminée
Se traîne vers le noir
Sous la lune
Basculante.
Due sorelle, forse
Forse, due sorelle
Due donne truccate
Tre suonatori monotoni
Sotto la luna barcollante.
Deux sœurs, peut-être
Peut-être, deux sœurs
Deux femmes maquillées
Trois musiciens monotones
Sous la lune basculante.