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24 juin 2008 2 24 /06 /juin /2008 11:58

Eh bien, dit l'âne dansant d'un pied sur l'autre, que fais-tu ces derniers jours ? On ne t'entend plus ici. M'est avis que tu causes ailleurs, que tu dois être bien occupé pour nous avoir laissés ainsi.


Ô mon ami Lucien, tu ne te trompes pas. Je parlais ailleurs. Mais ne t'inquiète pas, je ne parlais pas aux moineaux. Je parlais à des amis d'Italie, je rencontrais d'autres amis, je faisais un peu la fête. C'est nécessaire parfois. D'ailleurs que faisais-tu toi, par ailleurs pendant ce temps ?


Moi, dit Lucien en tournant la tête et en regardant de côté comme s'il était un peu gêné – qui se sent rogneux, qu'il se gratte – je cherchais des roses. Surtout des roses trémières, celles sans épines. Elles arrachent moins la bouche. Enfin, tu vois ce que je veux dire....


Je te comprends, mon ami, il faut que ces choses-là se fassent et les ânes en particulier n'ont pas la réputation d'être manchots pour ce qui est de manger les roses. En fait, Lucien, je te soupçonne fort d'avoir une bouche à roses.


Arrête, tu vas me faire rougir, dit l'âne noir d'une voix de confidence.


Bien, bien. Je n'insiste plus sur les roses d'âne. Mais pour répondre à ta question, je vais te conter une petite partie de ce que j'ai fait et qui a à voir avec nos conversations. Tu sais que je traduis, tu sais aussi qu'on m'a récemment poussé à traduire des chansons italiennes et ainsi, de fil en aiguille, on en vient à l'anecdote d'aujourd'hui. J'avais, il t'en souvient certainement,traduit des chansons pas vraiment de guerre, même pas anti-militaristes, mais violemment pro-civiles, comme disait mon ami Boris. Je dis ça, car avec les nouvelles lois qu'on nous met sur le dos, ici et maintenant dans le cadre de la grande croisade, on ne peut plus être anti-militariste, car on devient illico – comme mon père dans les années quarante du siècle dernier – des terroristes.


Que Dieu nous en préserve !, dit Lucien en se signant avec la queue.


Et être catalogué terroriste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi !), c'est presque aussi grave qu'anarchiste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi !) au siècle dernier.


Et alors ? , dit l'âne en agitant ses oreilles pendantes.


Et alors ? Hop, au trou ! En cellule, en prison, en taule, en cellule de haute sécurité... Interrogatoires, privations et isolement. C'est pas nouveau, mais ça s'étend. Plus question d'émettre le moindre doute sur l'intelligence de la main invisible et sur la pureté démocratique du libéralisme. Tu vois qu'on est mal barrés. Quand on songe à Marco Camenisch, un précurseur. Il y a bien trente ans qu'ils le torturent comme ça. Mais c'était encore de l'anti-terrorisme artisanal. Maintenant, on passe à la phase de production industrielle. Il va falloir en bâtir des prisons. Quel marché bienvenu au moment où l'immobilier résidentiel s'effondre...


Oui mais, dit Lucien, finalement qu'as-tu fait ?


Rien de plus que l'habitude. J'ai traduit, mais un texte que des amis – connaissant ma filiation avec Italo Calvino, ce grand écrivain italien – m'ont envoyé. C'est une chanson que Calvino a écrit à propos de la résistance, celle qu'il avait faite contre les Allemands et les nazifascistes dans les montagnes de Ligurie. À Ce propos, qu'il prenne garde Calvino, on va le taxer de terroriste (Que Dieu nous en préserve et Benoît-Joseph aussi) et le mettre en en cellule, en prison, en taule, en cellule de haute sécurité... Enfin, il est mort en 1985, ils ne sont pas prêts à mettre la main dessus.

Cela dit, voici ce que j'ai écrit, in extenso : chanson et commentaire.

Un très beau texte d'Italo Calvino, texte né précisément de l'expérience des Cantachronache, et qui rappelle sa militance dans la Résistance et la nécessité de transmettre aux générations futures les valeurs qui se trouvaient à la base de ce choix. Comme dit la devise de Marco Valdo M.I., reprise à Piero Calamandrei : « Ora e sempre : Resistenza ! »

Le titre italien de la chanson est très exactement “Oltre il ponte » – il y aurait beaucoup à dire sur la résonance d'un tel titre dans l'histoire de la résistance en Italie (mais ailleurs aussi; la résistance est naturellement internationaliste, même quand elle s'ancre dans un patriotisme ardent), à Ivrea, mais aussi par exemple à Florence, où les ponts ont joué un rôle essentiel dans la lutte populaire contre l'envahisseur. (Voir par exemple, Il ponte a Santa Trinita dopo dieci anni, article du même Calamandrei dans la revue Il Ponte – précisément – paru en septembre 1954).

La traduction française qui vient la première à l'esprit est “De l'autre côté du pont”; elle est assurément exacte et comporte un petit rappel du miroir d'Alice.

Si, dit Marco Valdo M.I. (notez au passage sa parenté avec Calvino), j'ai choisi Outre Pont, c'est par référence à une ville de langue française où les ponts ont aussi joué un grand rôle dans les mêmes circonstances; cette ville, c'est Liège, qui entretient des rapports de voisinage parfois difficiles avec l'Allemagne toute proche (Liège c'est l'extrême pointe de la latinité face au monde germanique) et où un des quartiers les plus anciens, situé de l'autre côté du fleuve, en l'occurrence la Meuse, se nomme Outre Meuse.

En outre, Liège fut elle aussi une ville de résistance, tout au long de son histoire.



Outre Pont, on pourrait très bien reprendre cette phrase de Paul Fort, chantée par Tonton Georges, "il suffit de passer le pont, c'est tout de suite l'aventure..."







Outre Pont







O fille aux joues de pêche,

O fille aux joues d'aurore,

J'espère que j'arriverai à te narrer

Ma vie à l'âge que tu as pour lors.

Couvre-feu : la troupe allemande

Dominait la cité. Nous sommes prêts.

Celui qui ne veut pas baisser la tête

Prend la route de la montagne avec nous.


Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.


Silencieux sur les aiguilles de pin,

Sur les coques épineuses des châtaignes,

Une équipe dans le matin sombre

descendait de la montagne obscure.

L'espérance était notre compagne

Pour assaillir les repères de l'ennemi

En conquérant les armes dans la bataille

Pieds nus et déguenillés et pourtant heureux.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



Il n'est pas dit que nous étions des saints,

L'héroïsme n'est pas surhumain,

Tu cours, t'abaisses, te donnes, bondis en avant,

Aucun pas que tu fais n'est vain.

Nous voyions à portée de main,

Derrière le tronc, le buisson, la cannaie,

L'avenir d'un monde plus humain

Et plus juste, plus libre et heureux.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



Désormais, tous ont une famille, ont des enfants,

Qui ne connaissent pas l'histoire d'hier.

Je suis seul et je promène parmi les tilleuls

Avec toi, chère, qui alors, n'était pas.

Et je voudrais que nos pensées,

Nos espérances d'alors,

Revivent dans ce que tu espères,

Ô fille couleur de l'aurore.



Nous avions vingt ans et outre pont

Outre pont qui est dans les mains ennemies

Nous voyions l'autre rive, la vie,

Tout le bien du monde, outre pont.

Tout le mal, nous l'avions de front,

Tout le bien nous l'avions dans le cœur,

À vingt ans, la vie est outre pont,

Outre feu commence l'amour.



(Dans certaines versions, le dernier refrain est répété.)



Cantachronache – Chanson italienne d'Italo Calvino – Musique de Sergio Liberovici. – 1958

Version française de Marco Valdo M.I. – Outre Pont – 2008




À propos de ces amis, dit l'âne en levant un œil interrogatif, qui sont -ils et que font-ils de ces chansons ?

Eh bien, Lucien mon ami, ces amis-là font des choses extraordinaires; ils mènent une aventure véritablement hors du commun, titanesque, gigantesque, merveilleuse, grandiose, solaire, humaine, quoi. Ils font la guerre à la guerre à coups de chansons. Comme ils le racontent eux-mêmes, ils ont créé un site de chansons contre la guerre le jour où les Étasuniens et leurs alliés ont bombardé Bagdad. Et maintenant, il y a là des milliers de chansons contre la guerre, dans cent langues différentes. Moi, j'en traduis de l'italien vers le français. Mais s'il y en a en langue d'âne, tu pourrais t'y essayer aussi. Pour les trouver, il suffit  de chercher Canzoni contro la guerra. Un bel exemple d'internationalisme sans complexe.

Mais, dit Lucien l'âne aux yeux de diamant lucide, comment je fais moi pour aller voir ces belles chansons ? Tu ne connaîtrais pas l'adresse et tu veux bien me la donner...

Très simple : la voici :

http://www.prato.linux.it/~lmasetti/canzonicontrolaguerra/index.php?lang=it. Si tu la perds, tu reviens ici la chercher ou tu vas sur un moteur de recherches et tu tapes "Canzoni contro la guerra." Come si dice in italiano : Ciao !



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