Salut, c'est gentil d'être venu et de m'avoir attendu malgré la pluie, dit l'âne en se secouant et projetant ainsi des gouttes d'eau dans tous les sens. Ainsi, l'eau est chassée du poil et l'âne est sec.
Salut, dit Marco Valdo M.I., en s'essuyant le visage de toute l'eau que l'âne vient de lui envoyer par ses gesticulations excessives. C'est gentil de m'avoir aspergé, j'avais justement un peu chaud, poursuit Marco Valdo M.I., mi-figue, mi-raisin. Je suis content de te voir et je peux déjà t'annoncer que j'ai bien l'intention de te raconter un peu la suite des mésaventures de Marco Camenisch dans les prisons italiennes avant d'en revenir aux prisons suisses.
J'en suis tout à fait content et pour tout dire, j'allais te le demander, car il me tarde de connaître la suite de cette histoire et surtout, de savoir aussi ce que Marco Camenisch raconte lui-même, ce qu'il pense, quel homme c'est, en définitive. Car je vois bien qu'il s'agit là d'un homme au destin exceptionnel et dans une certaine mesure, sans doute, exemplaire.
Figure-toi, mon bon Lucien, que justement aujourd'hui, le passage du livre que je vais te soumettre est précisément un passage où Marco Camenisch expose quelque peu sa façon de penser le monde.
Comme ça, tu verras que même en prison, même quand il est blessé, même quand il est maltraité et qu'on le traîne devant les tribunaux, il n'en continue pas moins à essayer de mieux penser le monde.
Ah oui, dit l'âne en se mordant énergiquement la cuisse. C'est à cause de l'orage qui se prépare. Les taons sont difficiles. Il y faut une bonne dose de courage et de conscience pour résister ainsi. D'autres, enfin, la plupart, c'est-à-dire presque tous se pencheraient sur leurs malheurs et sur les difficultés immédiates qu'ils rencontrent et en feraient les objets de récriminations – justifiées certes, mais univoques. Bref, ils se concentreraient sur eux-mêmes, sur leur nombril, ils ne penseraient qu'à se plaindre, qu'à se lamenter. Et là, tu me dis que Marco Camenisch, même dans ces moments-là, trouve encore l'énergie et l'ouverture d'esprit pour penser le monde... Au fait, penser le monde, ça veut dire quoi exactement ?
Penser le monde : et bien, tu vas le voir quand je te dirai ce que dit Marco Camenisch. Mais comprends-moi bien, dit Marco Valdo M.I., Marco Camenisch n'est pas le prophète, je ne crie pas Marco, Santo subito ! Je fais seulement état de ce qu'il a dit en 1992 (pour le reste, on verra au fur et à mesure...). Je ferai cependant une petite comparaison avec ce qui se dit sur le même sujet aujourd'hui, c'est-à-dire quinze années plus tard. Est-ce que cela te va ?
Pour moi, dit l'âne qui a fini de se sucer la cuisse que les taons avaient piquée méchamment, c'est très bien ainsi et je suis anxieux de connaître ce que tu vas me raconter aujourd'hui.
Et bien, dans ce cas, allons y. C'est Marco Camenisch qui parle. On est en février 1992. Il est à ce moment à la prison de Pise, dans le Centre de diagnostic thérapeutique. Je te livre une première réflexion, dont tu verras à travers elle, combien l'attention qu'il porte au monde est prémonitoire, combien elle est actuelle. En fait, il aurait très bien pu ne pas se soucier de cette réunion et d'une discussion sur les technologies génétiques... Il écrit ceci :
Pise, 7 février 1992
Deux cents montagnards alpins se sont réunis le 25 janvier à Coire pour débattre des problèmes de l’industrialisation de l’économie alpestre.
Ils sont fort alarmés par la pénétration de la technologie génétique dans la vie quotidienne. C’est une technologie qui se développe à une vitesse inouïe sans aucun contrôle public. Il y a déjà 4 ans qu’en Suisse, pour faire le fromage, on utilise le caillé fabriqué par l’ingénierie génétique. Le futur proche verra pourtant sur le marché des bactéries lactiques génétiquement manipulées.
Personne ne peut dire ce que provoquera la circulation incontrôlée de ces micro-organismes. Les montagnards se refusent à les utiliser dans l’élaboration du lait et ils demandent la suspension immédiate des recherches et des applications de la technologie génétique.
Sans ces paysans, les Alpes n’ont pas d’avenir. ...
Oh oh, dit l'âne, comme tu l'as fait remarquer, mettre l'accent sur cette réunion de paysans de Coire, une petite ville perdue à
l'autre bout de la Suisse, était, en effet, terriblement actuel. Et on est quinze plus tard. Et d'après ce que j'entends ici et là, cette bagarre avec l'industrie génétique est toujours en cours,
je dirais même plus qu'elle fait toujours rage. Ou je me trompe ?
Non, non, dit Marco Valdo M.I., tu ne te trompes pas, Lucien mon bon ami. Mais je ne peux pas entrer dans ce débat-là maintenant, je voulais juste te montrer une partie de la réflexion de Marco Camenisch. Et dans le passage qui suit, tu vas voir comment elle se relie aux peuples du monde, à tous ceux qui ici ou là voient leur monde détruit par notre « civilisation » fondée sur la domination autoritaire. Pour situer les Yanomani dont Marco Camenisch parle, il s'agit (ou s'agissait , si entretemps on a réussi à la civiliser, donc à la faire disparaître) d'une dernière populations des bords de l'Orénoque, qui comme tu le sais est un fleuve traversant la grande forêt d'Amérique du Sud.
Pise, 26 février 1992
Je n’ai pas le choix face à n’importe quelle question qui me tient à cœur et je considère le « choix » comme un faux problème. ...
Je n’ai pas choisi d’être pauvre, en prison, malchanceux ou chanceux, ni l’assassinat de mes terres d’origine, comme le peuple Yanomani n’a pas choisi que ses forêts ou ses fleuves soient tués et avec ceux-ci, eux aussi. Ni même qu'en plus Sting et d’autres chacals s’enrichissent sur leurs malheurs.
Est-ce un choix, pour un Yanomani, de mettre costume et cravate ou un bleu de travail et d’aller à Rio ou ailleurs, dans le monde des choix ? L’émigrant du sud a-t-il vraiment choisi d’aller au nord ?
Pise, 9 avril 1992
J’ai reçu la notification de l’audience préliminaire à Massa pour le 30 avril. On m’accuse en même temps que le compagnon Giancarlo d’une quantité de faits : détention et port d’explosifs et d’armes de guerre, vol d’auto, substitution de plaques (?), différents attentats aux lignes électriques, à un relais de la RAI et un « piège explosif » contre la force publique. En outre, j’ai la circonstance aggravante d’avoir tiré sur les carabiniers et de circuler avec de faux papiers.
Le 19 mai, à la Cour d’Appel de Gênes, on décidera de mon extradition en Suisse. Au procès de Massa, je ne pourrai que répéter et réaffirmer brièvement, en substance, mon identité et les raisons soutenues désormais il y a plus de dix ans au tribunal de Coire.
Avant d'aller plus loin, mon ami Lucien – car Lucien, même s'il est un âne est mon ami et souvent, il vaut mieux avoir pour ami un âne plutôt que certains humains, le texte qui suit est difficile et assez complexe. Je vais donc te le dire lentement et s'il le faut, arrête-moi. Marco Camenisch se retrouve devant un tribunal de leur société et d'exposer les raisons de son désaccord profond d'avec la société dont dépend ce tribunal. C'est un homme debout qui va avec sa fierté (Les accusations qui m’ont été faites ne peuvent que m’honorer ) et son sens de l'humanité faire le bilan du monde et dénoncer ses accusateurs et leurs maîtres. En substance, il dit : je n'ai pas à être ici : « Je n’ai certainement pas tiré sur la croix-rouge, ni fait de carnages de personnes désarmées, ni torturé. Je n’ai pas encaissé de pots de vin, ni escroqué qui que ce soit et moins encore violé des femmes ou des enfants… » S'il y a des terroristes, il faut aller les chercher chez ceux qui terrorisent le monde : les patrons, les États. Plus de quinze ans plus tard, on ne peut que vérifier la justesse de son propos. Nous en sommes à la lutte pure et simple pour la survie de l'espèce... Remarque aussi comment Marco Camenisch pense à disculper ceux qui l'ont aidé et tente de les mettre à l'abri des représailles de l'État.
Milan, San Vittore, 24 mai 1992
Je décide de me présenter au procès de Massa du 12 juin. Je veux revoir les personnes qui m’aiment et confirmer mon identité et les raisons de ma dissension. Je veux faire état du fait que Giancarlo et les autres amis et amies n’avaient pas connaissance de ma situation de rebelle social en fuite ? Et moins encore du matériel d’autodéfense que je portais sur moi.
Je ne suis certainement pas décidé à dialoguer avec un tribunal de l’injustice et avec ses lois, où nous ne sommes pas tous égaux. Aucune légitimité ni vertu de jugement donc, ni pour moi ni pour les autres... Pour le gouvernement des maîtres de la mort, le capital colonialiste et impérialiste, ses États et ses multinationales, tout tribunal est seulement un instrument servile de répression et de vengeance.
Depuis des années, j’affirme que celui qui parvient à comprendre la manière de procéder du capitalisme, comprend que ces exigences sont totalisantes jusqu’à annuler tout futur. Celui qui ne veut pas être complice, esclave et victime de cette dictature fascistoïde délirante et consommiste doit bien s’opposer, la combattre avec toute sa capacité et tout son être.
Il s’agit désormais d’une lutte pour la survie pure et simple, plus seulement concevable ou nécessaire pour la sauvegarde de la liberté, de la dignité, de la terre et du pain individuel ou de classe, du groupe ethnique ou autre. Il ne s’agit plus de lutter contre l’exploitation, la guerre de rapine, l’esclavage et le massacre de manière circonscrite. Non, désormais, il s’agit de la survie de la planète entière. Il ne s’agit pas d’une crise écologique temporaire, mais des derniers moments avant la fin, dans la course démentielle et criminelle vers l’anéantissement total.
Le moteur et la cause de cette course est l’exploitation de l’homme et de la nature par l’homme. C’est l’histoire millénaire d’un soi-disant progrès et d’une supposée civilisation, croissant comme un cancer avec ses horreurs de violence et de guerre pour la domination. Une civilisation qui est entraînée à présent dans la dictature des patrons, de leurs États et de leurs multinationales.
Face à certaines évidences, je ne crois pas que ce soit moi le criminel et l’écoterroriste très dangereux pour la société. Pour le prouver, je n’ai pas besoin de recourir au mensonge, au dénigrement, aux mass-media, aux appareils policiers et scientifiques, à leurs tribunaux et à leurs prisons d’anéantissement. Tous les êtres vivants de cette planète le savent, le voient, le respirent, le boivent, le mangent et le vivent, si on peut encore parler de vie, dans l’eau, sur terre, dans le ciel, partout.
Il ne me reste qu’à revendiquer la juste et pressante nécessité de lutte et de rébellion même violente et totale contre la violence des patrons de l’anéantissement. La lutte pour nous donner à nous et à nos enfants un espoir ne peut qu’être socialement, écologiquement et culturellement radicale et révolutionnaire. Et c’est une lutte qui doit partir du vécu quotidien, contre nos mille complicités idéales ou réelles avec la domination diffusée par le consomfascisme.
Il est nécessaire et urgent de s’opposer et de s’organiser en partant de nous-mêmes. Contribuer à la neutralisation du consomfascisme. Contre ses métropoles, ses usines, ses prisons, ses produits, ses infrastructures, ses moyens de communication, ses forces armées, sa pseudoscience, ses formes sociales, familiales et sexuelles autoritaires et les autorités des gouvernements nationaux et mondiaux, qui en découlent. Par la pensée globale et solidaire, par l’action directe locale et immédiate, nous devons réaffirmer notre autodétermination, notre pouvoir sur notre travail, sur nos consommations, sur notre corps, notre esprit et notre santé, sur notre interaction sociale et avec notre territoire. La terre qui nous accueille est à mon fils et aux fils de mon fils.
Les accusations qui m’ont été faites ne peuvent que m’honorer. Je n’ai certainement pas tiré sur la croix-rouge, ni fait de carnages de personnes désarmées, ni torturé. Je n’ai pas encaissé de pots de vin, ni escroqué qui que ce soit et moins encore violé des femmes ou des enfants…
Ainsi parlait, Marco Camenisch à ses « juges ». J'ajoute une petite note adventice, juste une information récente à propos des Indiens Yanomani, dont parlait déjà Marco Camenisch. Tu verras qu'ils résistent encore... C'est une information de l'Agence Française de Presse. Elle relate un appel d'un représentant Yanomani, dont j'extrais un passage qui confirme la clairvoyance de Marco Camenisch.
Selon l’AFP du Dimanche 30 décembre 2007,
Le porte-parole des Yanomani, le chaman Davi Kopenawa, a déploré le manque de soutien international accordé à sa tribu, dans le quotidien
allemand Neue Osnabrücke Zeitung
"Le ciel est sombre et plein de fumée parce que les Blancs brûlent la forêt. L’été dernier a été chaud comme jamais auparavant. Nous sommes très inquiets que le feu tue tous les animaux et les
oiseaux de la forêt, et nous les hommes", a déclaré M. Kopenawa.
Jusqu’à 30.000 chercheurs d’or ont foulé dans les années 1980 le territoire des Yanomani, apportant des maladies, a ajouté le chaman. "Il y a aujourd’hui le paludisme, la tuberculose, la rougeole, la
grippe et des maladies sexuellement transmissibles comme la gonorrhée et la syphilis, et même le cancer", a-t-il déploré.
Des chercheurs d’or reviennent aujourd’hui dans la région et "salissent nos fleuves avec du mercure", a fustigé Davi Kopenawa. En outre, des élevages de bovins et des plantations de riz "se
rapprochent de notre territoire", "soutenus par des politiciens (...) qui préfèreraient voir les Yanomani
morts plutôt que vivants".
Les Yanomani forment
l’un des principaux peuples de la forêt amazonienne du Brésil et du Venezuela. Ils seraient plus de 25.000, répartis de part et d’autre de l’Orénoque, vivant de la chasse, de la pêche et de la
cueillette." (AFP)