Ah, dit Mârco Valdo M.I., Lucien, mon bon ami aux pieds d'Hermès, aujourd'hui, je me sens l'âme épique.
L'âme épique, dit l'âne Lucien en ouvrant des yeux encore plus énormes qu'à l'ordinaire, qu'est-ce à dire ? Car là, tu piques ma curiosité, tu réveilles mon goût des histoires rares...
En fait, voilà, Lucien, dit Mârco Valdo M.I., je suis très perplexe. J'ai envie de te conter une vraie histoire, une histoire vraie ou presque vraie ou racontant une partie de l'histoire avec un grand « h », de parler d'un autre monde, d'un autre temps. Le nôtre, le temps de ces jours-ci est certes passionnant, mais le passé, ces histoires anciennes ne sont à la vérité pas si anciennes que çà. Toi qui connus l'Ephèse antique, tu sais bien que ce n'est pas si loin que ça.
Te voilà bien soucieux et dis-moi, Mârco Valdo M.I. mon ami, véritablement tu ne sais pas ce que tu vas me raconter ou simplement, tu hésites entre divers récits ?
Tu as raison, mon bon Lucien, dit Mârco Valdo M.I., et je le vois à ton sourire, blanc comme la cuisse de l'Apollon de Michelangelo, que tu sais que tu as raison... J'hésite beaucoup : vais-je te faire connaître la dernière chanson que j'ai traduite pas plus tard que tout à l'heure – entre parenthèse, c'est une histoire terrible que celle de Peppino Impastato, jeune homme assassiné par la mafia... Celle-là, je te la dirai peut-être un jour, si tu me le rappelles. Ou alors, vais-je te conter la suite des aventures de Marco Camenisch, ce qui est nécessaire, mais peut-être pas ce soir, ou cette histoire de la via Rasella que je tiens au chaud pour toi ou telle ou telle autre qui me trotte en tête sans que je m'en souvienne trop bien à l'instant où je te parle ?
En vérité, je te vois bien désemparé, dit l'âne en baissant les oreilles en signe de compassion. Mais honnêtement, je me demande si tout ceci n'a pas comme but d'arriver à me présenter sur un plateau l'histoire que tu as en tête depuis le début. Cela, je te l'avoue, je le soupçonne fort. Alors, sans hésiter, accouche !
Tout ceci n'est pas faux et je crois bien que je vais me décider à te parler d'une histoire fantastique qui est arrivée, il y a des centaines d'années et qui raconte la première guerre écologique ou biologique ou épidémiologique connue en Europe.
Oh oh, dit l'âne brusquement nettement plus attentif, plus curieux de cette curiosité aiguë qui surgit quand on touche le nerf sensible de l'esprit. C'est très intriguant et je ne peux me retenir de penser que tu exagères à nouveau ou que tu galèjes...Une guerre biologique ; en somme, tu veux me faire croire qu'il y a eu dans le passé un pays, une armée, un roi, que sais-je... qui a eu comme stratégie d'anéantir son adversaire en lui inoculant une maladie suffisamment grave que pour l'éliminer du combat ... C'était une guerre de village, je suppose...
Non, non, on parle bien d'une guerre de pays à pays, d'un État souverain contre un autre État souverain ou en tous cas, les deux se prétendant tels. Et pour ne pas te faire languir plus, je te situe l'affaire : il s'agit aussi de la première guerre de libération nationale – c'est-à-dire une guerre menée par des peuples d'un ensemble géographique qui se considère et qu'on peut considérer comme un ensemble cohérent et qui entendaient créer un pays, un État, une nation... tout ce qu'on voudra du genre sur leur territoire. De fait l'ensemble est cohérent et la géographie en délimite les frontières car il s'agit d'une île – suffisamment petite pour faire son unité et suffisamment grande pour que ce soit crédible et possible et cette île, c'est la Sardaigne. Les Sardes sont en effet, à ma connaissance, le premier peuple à avoir gagné sa guerre de libération nationale et à avoir chassé l'envahisseur – en l'occurrence, le roi d'Aragon, c'est-à-dire les Espagnols.
photo de William Leroy
Les Espagnols ?, dit l'âne surpris et presque incrédule ce qui se voyait à la façon dont il avançait son cou comme pour braire. Les Sardes ? Un si petit peuple – en nombre de personnes contre un si grand... Et quand çà, tu peux me le dire ?
Pour le quand, dit Mârco Valdo M.I., c'est très facile, je dirais quelque part entre 1380 et 1400... On n'est pas à une année près. Quant à l'importance en nombre des populations, tout en la matière est relatif. Les Espagnols sont bien puissants, nombreux, riches, expérimentés sur le plan militaire, ont une flotte considérable... Tout cela est vrai, mais ils ne sont pas chez eux et dans l'île, ils sont évidemment inférieurs en nombre face à une guerre de libération nationale et donc, de guérilla. Ainsi, les Français avaient gagné la guerre en Algérie, sur le plan militaire, mais ils ont perdue face à l'insurrection; il en fut de même des Etasuniens au Vietnam. Ce sera sans doute la même chose en Irak... De plus, les conditions d'une guerre vers 1400 n'ont que peu de choses à voir avec celles d'aujourd'hui.
Oui, oui, je comprends, dit l'âne en opinant des oreilles et du crâne. Donc, je résume pour voir si j'ai vraiment bien compris : un, les Sardes chassent les Espagnols après une guerre sur leur territoire – donc, ils les rejettent à la mer et n'ont pas eu l'intention d'envahir l'Espagne; deux, cela s'est passé vers 1400. Tout cela est bien beau, mais je n'en avais jamais entendu parler et en plus, je n'ai pas eu connaissance que la Sardaigne fut un État autonome...
Et en cela, dit Mârco Valdo M.I., tu as raison encore une fois, mon ami Lucien, voilà ce que c'est d'avoir été initié aux mystères. Les Sardes ont gagné leur guerre de libération nationale et en même temps, au même moment ou juste un peu après, ils l'ont perdue et c'est là qu'intervient la fameuse arme biologique, dont je te parlais en commençant. Mais avant d'aller plus loin, il faut encore ajouter un élément très intéressant de cette guerre de libération nationale gagnée, c'est qu'elle fut menée par une femme. Quel peuple moderne, n'est-il pas ? Ne gâchons pas notre plaisir et disons tout de suite que cette dame s'appelait : Eleonora d'Arborea ou Éléonore d'Arborée ou Lianora d'Arbarè... Elle est d'ailleurs actuellement encore considérée un peu comme l'incarnation de la Sardaigne, comme la figure mythique de l'indépendance de ce peuple et de son île. Je ne te cache pas que je pense qu'on pourrait bien avoir des surprises de ce côté-là dans un terme plus ou moins long. Un peuple qui a un jour goûté à l'indépendance a la tendance, qu'on peut estimer fâcheuse peut-être, de vouloir y revenir. Mais cela est une autre histoire. Si tu veux bien, Lucien mon ami, reprends ton résumé...
Un, dit Lucien l'âne en comptant sur ses pieds, les Sardes chassent les Espagnols; deux: cela s'est passé vers 1400; trois : c'est une femme qui mène la danse... J'ajouterais comme point intéressant : ils se découvrent comme peuple sarde face au reste du monde. Et bien, crois-moi, c'est quelque chose... Mais cette guerre biologique, alors ?
J'y viens, j'y viens ou plutôt, le récit que je vais te faire – ce sera une sorte de suspense – te dira de quoi il s'agit et si tu le veux,nous en reparlerons après.
Oh oui, c'est une bonne idée..., dit l'âne en marquant son contentement en balançant sa queue assez amplement.
Donc, allons au récit. Je l'ai extrait d'une pièce de théâtre de Giuseppe Dessì, un écrivain sarde du siècle dernier, intitulée Eleonora d'Arborea. Si tu veux, je te parlerai de Dessì une autre fois. J'interviendrai peut-être pour situer l'une ou l'autre chose. Bien entendu, j'ai dû comprimer la scène, il en reste vraiment l'essentiel, mais j'en ai le texte entier qui fait plus de cent pages... Donc, on est à Oristano – disons pour faire court, la capitale des Sardes, à ce moment et pour des raisons que je me refuse à t'exposer sinon on n'en sortira pas – dans le palais de l'évêque. La ville fête la victoire des Sardes et arrivent des envoyés du roi d'Aragon.
On entend jusqu’à la place la clameur de la cité en fête.
Le bal est prêt à commencer quand s’élève impétueux, militaire, insultant, un roulement de tambour. Ce n’est pas le doux, familier roulement du Crieur public, c’est une voix étrangère, intruse, menaçante, insolente, qui avance inexorable et paralyse tout. La foule, comme un seul homme, se tourne vers le bruit.
Et voici que précédés d’un Enseigne, qui porte un drapeau blanc, ample et funèbre et de quatre tambours (dont le son menace comme celui de quatre bombardiers), quatre Chevaliers aragonais, vêtus de noir, avec de longs manteaux et des chapeaux à plumes, hauts, spectraux, traversent la place du pas rigide des pantins. La foule se divise, muette, pour les laisser passer ; un sillon de silence et de mort s’ouvre devant et derrière le cortège.
Dans la cour du Palais seigneurial d’Oristano, l’Evêque de Santa Giusta avec une petite suite descend l’escalier de pierre et va à la rencontre des Chevaliers.
Les Chevaliers s’inclinent profondément en faisant glisser dans la poussière les plumes de leurs larges chapeaux.
Les Tambours se taisent. L’Enseigne baisse à terre le drapeau en signe de salut. La Suite s’incline profondément.
Un des chevaliers avance de deux pas et tend à l'évêque un rouleau de parchemin, puis il retourne dans son groupe avec une rigidité emphatique et militaire.
L'évêque prend le parchemin, mais ne le déroule pas et d’un geste cérémonieux, il invite les Chevaliers à entrer avec lui dans le palais. Je vous en prie, Messieurs, ayez l’amabilité de me suivre ! …
Mais
Les Chevaliers restent immobiles à leur place. Et l'évêque a beau insister, les chevaliers refusent toutes ses invitations à entrer.
Ils disent : Nous n’avons pas de bagages. Nous sommes très pressés, Excellence et nous devons prendre la mer avant que le vent ne tombe. Quand le vent soufflera dans la bonne direction, nous devrons partir. Le Roi d'Aragon nous envoie vous chercher vous et personne d'autre. Les chevaliers disent : Le Roi veut vous voir.
L'évêque se demande où ils veulent en venir, les invite à discuter.
Les chevaliers répètent : Non, nous sommes pressés, très pressés. Très pressés, Excellence. Nous devons partir avant que le vent ne tombe. Nous devons reprendre la mer sans délai. Il y aura une longue période de bonace. Sur la mer, pendant un mois, il n’y aura plus un souffle de vent. Aucun bateau ne pourra quitter, ni accoster les ports de l’Île. Pendant un mois, ce sera l'Île, Excellence. L'Île par excellence ! L'Île absolue !
Et dès lors, dit l'évêque, il ne viendra pas de renforts d’Espagne... Ni bateaux, ni chevaux, ni hommes. Ni vivres. Messieurs, ici on parle de victoire… La victoire existe, mais du côté de Dame Lianora. C’est elle qui tient le terrain. Les vôtres sont défaits, en déroute, surclassés, opprimés, détruits… morts ! Et le Roi parle ici comme si les vôtres étaient… vainqueurs!
Mais les chevaliers répliquent : Cette armée vaincue est en train de gagner la guerre. Il n’est pas nécessaire d’être debout pour vaincre.
Et voici la clé du mystère :
Il y a quinze jours a débarqué à Cagliari l’armée du Guadalquivir ... et sur le Guadalquivir, il y a la peste. La peste a débarqué à Cagliari, il y a quinze jours, Excellence. La peste a gagné, Excellence. Quand le vent aura balayé les miasmes, le Roi débarquera avec une nouvelle armée et il n’y aura pas besoin de combattre.
Et cette réflexion de l'évêque qui vaut son pesant de vérité et d'angoisse et la réponse des chevaliers, qui est celle de toutes les armées : Gott mit Uns, In god, we trust...:
Ah ! Mais qui êtes-vous, vous ? Qui êtes-vous pour prétendre commander aux forces de la nature ? Dieu seul, seul Dieu peut faire ça !
Les chevaliers répondent : Dieu est de notre côté.
Enfin, : les quatre Chevaliers se mettent en marche d’un pas martial tandis que les Tambours commencent à battre et ils s’éloignent.
Et l'évêque, fou de terreur, court après les Chevaliers tandis que les Tambours s’éloignent toujours plus, il hurle : « Je viens avec vous ! … Attendez-moi ! … Je viens avec vous ! … Attendez-moi ! … Attendez-moi ! » …
Mais tandis qu'il court, l'évêque tombe foudroyé.
Ben ça alors, dit l'âne en s'ébrouant comme s'il sortait d'un rêve, tu avais raison, c'est une histoire étonnante, passionnante et il y a bien eu une guerre biologique. Je n'en reviens pas....