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21 août 2008 4 21 /08 /août /2008 23:52

Ah, dit Mârco Valdo M.I., Lucien, mon bon ami aux pieds d'Hermès, aujourd'hui, je me sens l'âme épique.


L'âme épique, dit l'âne Lucien en ouvrant des yeux encore plus énormes qu'à l'ordinaire, qu'est-ce à dire ? Car là, tu piques ma curiosité, tu réveilles mon goût des histoires rares...


En fait, voilà, Lucien, dit Mârco Valdo M.I., je suis très perplexe. J'ai envie de te conter une vraie histoire, une histoire vraie ou presque vraie ou racontant une partie de l'histoire avec un grand « h », de parler d'un autre monde, d'un autre temps. Le nôtre, le temps de ces jours-ci est certes passionnant, mais le passé, ces histoires anciennes ne sont à la vérité pas si anciennes que çà. Toi qui connus l'Ephèse antique, tu sais bien que ce n'est pas si loin que ça.


Te voilà bien soucieux et dis-moi, Mârco Valdo M.I. mon ami, véritablement tu ne sais pas ce que tu vas me raconter ou simplement, tu hésites entre divers récits ?


Tu as raison, mon bon Lucien, dit Mârco Valdo M.I., et je le vois à ton sourire, blanc comme la cuisse de l'Apollon de Michelangelo, que tu sais que tu as raison... J'hésite beaucoup : vais-je te faire connaître la dernière chanson que j'ai traduite pas plus tard que tout à l'heure – entre parenthèse, c'est une histoire terrible que celle de Peppino Impastato, jeune homme assassiné par la mafia... Celle-là, je te la dirai peut-être un jour, si tu me le rappelles. Ou alors, vais-je te conter la suite des aventures de Marco Camenisch, ce qui est nécessaire, mais peut-être pas ce soir, ou cette histoire de la via Rasella que je tiens au chaud pour toi ou telle ou telle autre qui me trotte en tête sans que je m'en souvienne trop bien à l'instant où je te parle ?


En vérité, je te vois bien désemparé, dit l'âne en baissant les oreilles en signe de compassion. Mais honnêtement, je me demande si tout ceci n'a pas comme but d'arriver à me présenter sur un plateau l'histoire que tu as en tête depuis le début. Cela, je te l'avoue, je le soupçonne fort. Alors, sans hésiter, accouche !


Tout ceci n'est pas faux et je crois bien que je vais me décider à te parler d'une histoire fantastique qui est arrivée, il y a des centaines d'années et qui raconte la première guerre écologique ou biologique ou épidémiologique connue en Europe.


Oh oh, dit l'âne brusquement nettement plus attentif, plus curieux de cette curiosité aiguë qui surgit quand on touche le nerf sensible de l'esprit. C'est très intriguant et je ne peux me retenir de penser que tu exagères à nouveau ou que tu galèjes...Une guerre biologique ; en somme, tu veux me faire croire qu'il y a eu dans le passé un pays, une armée, un roi, que sais-je... qui a eu comme stratégie d'anéantir son adversaire en lui inoculant une maladie suffisamment grave que pour l'éliminer du combat ... C'était une guerre de village, je suppose...


Non, non, on parle bien d'une guerre de pays à pays, d'un État souverain contre un autre État souverain ou en tous cas, les deux se prétendant tels. Et pour ne pas te faire languir plus, je te situe l'affaire : il s'agit aussi de la première guerre de libération nationale – c'est-à-dire une guerre menée par des peuples d'un ensemble géographique qui se considère et qu'on peut considérer comme un ensemble cohérent et qui entendaient créer un pays, un État, une nation... tout ce qu'on voudra du genre sur leur territoire. De fait l'ensemble est cohérent et la géographie en délimite les frontières car il s'agit d'une île – suffisamment petite pour faire son unité et suffisamment grande pour que ce soit crédible et possible et cette île, c'est la Sardaigne. Les Sardes sont en effet, à ma connaissance, le premier peuple à avoir gagné sa guerre de libération nationale et à avoir chassé l'envahisseur – en l'occurrence, le roi d'Aragon, c'est-à-dire les Espagnols.







photo de William Leroy


Les Espagnols ?, dit l'âne surpris et presque incrédule ce qui se voyait à la façon dont il avançait son cou comme pour braire. Les Sardes ? Un si petit peuple – en nombre de personnes contre un si grand... Et quand çà, tu peux me le dire ?

Pour le quand, dit Mârco Valdo M.I., c'est très facile, je dirais quelque part entre 1380 et 1400... On n'est pas à une année près. Quant à l'importance en nombre des populations, tout en la matière est relatif. Les Espagnols sont bien puissants, nombreux, riches, expérimentés sur le plan militaire, ont une flotte considérable... Tout cela est vrai, mais ils ne sont pas chez eux et dans l'île, ils sont évidemment inférieurs en nombre face à une guerre de libération nationale et donc, de guérilla. Ainsi, les Français avaient gagné la guerre en Algérie, sur le plan militaire, mais ils ont perdue face à l'insurrection; il en fut de même des Etasuniens au Vietnam. Ce sera sans doute la même chose en Irak... De plus, les conditions d'une guerre vers 1400 n'ont que peu de choses à voir avec celles d'aujourd'hui.


Oui, oui, je comprends, dit l'âne en opinant des oreilles et du crâne. Donc, je résume pour voir si j'ai vraiment bien compris : un, les Sardes chassent les Espagnols après une guerre sur leur territoire – donc, ils les rejettent à la mer et n'ont pas eu l'intention d'envahir l'Espagne; deux, cela s'est passé vers 1400. Tout cela est bien beau, mais je n'en avais jamais entendu parler et en plus, je n'ai pas eu connaissance que la Sardaigne fut un État autonome...


Et en cela, dit Mârco Valdo M.I., tu as raison encore une fois, mon ami Lucien, voilà ce que c'est d'avoir été initié aux mystères. Les Sardes ont gagné leur guerre de libération nationale et en même temps, au même moment ou juste un peu après, ils l'ont perdue et c'est là qu'intervient la fameuse arme biologique, dont je te parlais en commençant. Mais avant d'aller plus loin, il faut encore ajouter un élément très intéressant de cette guerre de libération nationale gagnée, c'est qu'elle fut menée par une femme. Quel peuple moderne, n'est-il pas ? Ne gâchons pas notre plaisir et disons tout de suite que cette dame s'appelait : Eleonora d'Arborea ou Éléonore d'Arborée ou Lianora d'Arbarè... Elle est d'ailleurs actuellement encore considérée un peu comme l'incarnation de la Sardaigne, comme la figure mythique de l'indépendance de ce peuple et de son île. Je ne te cache pas que je pense qu'on pourrait bien avoir des surprises de ce côté-là dans un terme plus ou moins long. Un peuple qui a un jour goûté à l'indépendance a la tendance, qu'on peut estimer fâcheuse peut-être, de vouloir y revenir. Mais cela est une autre histoire. Si tu veux bien, Lucien mon ami, reprends ton résumé...


Un, dit Lucien l'âne en comptant sur ses pieds, les Sardes chassent les Espagnols; deux: cela s'est passé vers 1400; trois : c'est une femme qui mène la danse... J'ajouterais comme point intéressant : ils se découvrent comme peuple sarde face au reste du monde. Et bien, crois-moi, c'est quelque chose... Mais cette guerre biologique, alors ?


J'y viens, j'y viens ou plutôt, le récit que je vais te faire – ce sera une sorte de suspense – te dira de quoi il s'agit et si tu le veux,nous en reparlerons après.


Oh oui, c'est une bonne idée..., dit l'âne en marquant son contentement en balançant sa queue assez amplement.


Donc, allons au récit. Je l'ai extrait d'une pièce de théâtre de Giuseppe Dessì, un écrivain sarde du siècle dernier, intitulée Eleonora d'Arborea. Si tu veux, je te parlerai de Dessì une autre fois. J'interviendrai peut-être pour situer l'une ou l'autre chose. Bien entendu, j'ai dû comprimer la scène, il en reste vraiment l'essentiel, mais j'en ai le texte entier qui fait plus de cent pages... Donc, on est à Oristano – disons pour faire court, la capitale des Sardes, à ce moment et pour des raisons que je me refuse à t'exposer sinon on n'en sortira pas – dans le palais de l'évêque. La ville fête la victoire des Sardes et arrivent des envoyés du roi d'Aragon.





On entend jusqu’à la place la clameur de la cité en fête.


Le bal est prêt à commencer quand s’élève impétueux, militaire, insultant, un roulement de tambour. Ce n’est pas le doux, familier roulement du Crieur public, c’est une voix étrangère, intruse, menaçante, insolente, qui avance inexorable et paralyse tout. La foule, comme un seul homme, se tourne vers le bruit.


Et voici que précédés d’un Enseigne, qui porte un drapeau blanc, ample et funèbre et de quatre tambours (dont le son menace comme celui de quatre bombardiers), quatre Chevaliers aragonais, vêtus de noir, avec de longs manteaux et des chapeaux à plumes, hauts, spectraux, traversent la place du pas rigide des pantins. La foule se divise, muette, pour les laisser passer ; un sillon de silence et de mort s’ouvre devant et derrière le cortège.


Dans la cour du Palais seigneurial d’Oristano, l’Evêque de Santa Giusta avec une petite suite descend l’escalier de pierre et va à la rencontre des Chevaliers.


Les Chevaliers s’inclinent profondément en faisant glisser dans la poussière les plumes de leurs larges chapeaux.

Les Tambours se taisent. L’Enseigne baisse à terre le drapeau en signe de salut. La Suite s’incline profondément.


Un des chevaliers avance de deux pas et tend à l'évêque un rouleau de parchemin, puis il retourne dans son groupe avec une rigidité emphatique et militaire.


L'évêque prend le parchemin, mais ne le déroule pas et d’un geste cérémonieux, il invite les Chevaliers à entrer avec lui dans le palais. Je vous en prie, Messieurs, ayez l’amabilité de me suivre ! …

Mais

Les Chevaliers restent immobiles à leur place. Et l'évêque a beau insister, les chevaliers refusent toutes ses invitations à entrer.

Ils disent : Nous n’avons pas de bagages. Nous sommes très pressés, Excellence et nous devons prendre la mer avant que le vent ne tombe. Quand le vent soufflera dans la bonne direction, nous devrons partir. Le Roi d'Aragon nous envoie vous chercher vous et personne d'autre. Les chevaliers disent : Le Roi veut vous voir.

L'évêque se demande où ils veulent en venir, les invite à discuter.

Les chevaliers répètent : Non, nous sommes pressés, très pressés. Très pressés, Excellence. Nous devons partir avant que le vent ne tombe. Nous devons reprendre la mer sans délai. Il y aura une longue période de bonace. Sur la mer, pendant un mois, il n’y aura plus un souffle de vent. Aucun bateau ne pourra quitter, ni accoster les ports de l’Île. Pendant un mois, ce sera l'Île, Excellence. L'Île par excellence ! L'Île absolue !


Et dès lors, dit l'évêque, il ne viendra pas de renforts d’Espagne... Ni bateaux, ni chevaux, ni hommes. Ni vivres. Messieurs, ici on parle de victoire… La victoire existe, mais du côté de Dame Lianora. C’est elle qui tient le terrain. Les vôtres sont défaits, en déroute, surclassés, opprimés, détruits… morts ! Et le Roi parle ici comme si les vôtres étaient… vainqueurs!


Mais les chevaliers répliquent : Cette armée vaincue est en train de gagner la guerre. Il n’est pas nécessaire d’être debout pour vaincre.


Et voici la clé du mystère :


Il y a quinze jours a débarqué à Cagliari l’armée du Guadalquivir ... et sur le Guadalquivir, il y a la peste. La peste a débarqué à Cagliari, il y a quinze jours, Excellence. La peste a gagné, Excellence. Quand le vent aura balayé les miasmes, le Roi débarquera avec une nouvelle armée et il n’y aura pas besoin de combattre.



Et cette réflexion de l'évêque qui vaut son pesant de vérité et d'angoisse et la réponse des chevaliers, qui est celle de toutes les armées : Gott mit Uns, In god, we trust...:


Ah ! Mais qui êtes-vous, vous ? Qui êtes-vous pour prétendre commander aux forces de la nature ? Dieu seul, seul Dieu peut faire ça !

Les chevaliers répondent : Dieu est de notre côté.


Enfin, : les quatre Chevaliers se mettent en marche d’un pas martial tandis que les Tambours commencent à battre et ils s’éloignent.


Et l'évêque, fou de terreur, court après les Chevaliers tandis que les Tambours s’éloignent toujours plus, il hurle : «  Je viens avec vous ! … Attendez-moi ! … Je viens avec vous ! … Attendez-moi ! … Attendez-moi ! » …


Mais tandis qu'il court, l'évêque tombe foudroyé.


Ben ça alors, dit l'âne en s'ébrouant comme s'il sortait d'un rêve, tu avais raison, c'est une histoire étonnante, passionnante et il y a bien eu une guerre biologique. Je n'en reviens pas....


 

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19 août 2008 2 19 /08 /août /2008 21:50

Ôho, hohô, ohé, hôhé.... Y a quelqu'un ? Mârco Valdo M.I., où es-tu ? Mârco Valdo M.I., que fais-tu ?...

 

Je mets ma chemise..., dit Mârco Valdo M.I. d'une voix forte et très appuyée.

 

Ôho, hohô, ohé, hôhé.... Y a quelqu'un ? Mârco Valdo M.I., où es-tu ? Mârco Valdo M.I., que fais-tu ?...

 

Je ferme ma chemise, dit Mârco Valdo M.I., en éclatant de rire et en tapant gentiment sur l'arrière-train de l'âne. Salut, Lucien. Salut, Lucien ? Quand je dis ça, j'ai toujours l'impression de bégayer. Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, mon grand ami aux longues oreilles et à la queue dure et raide ?

 

Rien de particulier, dit Lucien l'âne tranquille. La journée s'est passée d'une manière rigoureusement morne. Ce n'est pas que ce soit désagréable, non, simplement, il n'y a rien de spécial à te rapporter. Mais, comme tu le sais, je suis un âne...

 



 

 

Oui, je te comprends, c'est un peu comme ça la vie quand elle est sans aventures extravagantes, quand elle est tranquille, les jours comme les ours se suivent... Un moment, on ne sait même plus trop le jour où on est, ni celui qui vient. Pas d'ennuis, pas de tracas, pas de perturbations, pas de contraintes, pas de coureries, pas d'horaires, pas d'impératifs... Ces moments-là quand ils ne sont plus là, on se rend seulement compte alors que c'étaient parmi les meilleurs qu'on puisse connaître.

 

Eh bien, c'est une vie d'âne ça, dit Lucien l'âne d'or. Du moins, c'est une vie d'âne telle que je l'ai rêvée et telle que je la vis maintenant. Tranquillo, tranquillo... Un long voyage sur une mer calmée, on glisse d'un jour à l'autre, sans trop s'en faire, sans trop savoir à quoi l'on pense...

 

Oui, oui, mon cher Lucien, je vois bien que tu es passé par Éphèse, que tu as côtoyé les philosophes antiques, que tu as traversé le Moyen-Âge où Augustin de Madaure, la ville numide, s'est moqué de toi, la Cordillère des Andes et les déserts d'Afrique et d'Asie... Enfin, cette énumération, uniquement, pour vanter la sagesse de ta réflexion. Je voudrais seulement ajouter que c'est précisément dans cet apparent calme que naissent les plus grands tourbillons poétiques, que se créent les idées, que s'ébauchent les gestes les plus créateurs... En somme, ce vide est plein...

 

Je t'entends bien, Mârco Valdo M.I. et tu as sans doute pressenti bien mieux que je ne pourrai le faire... Cette chose, ce mouvement des choses, ce rien originel de la création... Et cette nécessité qu'il y a à passer par ce néant pour se retrouver... Enfin... On n'est quand même pas là pour philosopher; que vas-tu me raconter aujourd'hui ? Si tu me parlais un peu de notre ami Marco Camenisch ? Je n'ai pas entendu dire qu'il était sorti de sa boîte infernale, qu'ils l'avaient relâché...


 




 


 

 

Non, malheureusement, ces Suisses ne l'ont pas relâché encore ! Cependant, mon ami Lucien, l'âne aux pieds d'Hermès, je veux te satisfaire et je vais te faire connaître la suite de l'histoire d'Achtung Banditen ! Mais d'abord, quelques phrases d'introduction pour nous situer. La dernière fois qu'on en a parlé, Marco Camenisch était en prison à Novara. C'est là qu'on le retrouve. L'extrait qui suit commence en juillet 1993 et se termine en décembre de cette année-là. Il couvre donc une période de six mois. Deux éléments méritent d'être plus spécialement soulignés : la lutte de Marco Camenisch et de ses codétenus pour le respect de leurs personnes et pour des conditions de vie disons « humaines » - contentons-nous de ce mot, provisoirement ; la poursuite et le développement de la relation entre Marco et Manuela... Tu vois, il y a même une histoire d'amour.

 

 

Novara, 30 juillet 1993.

 

Ici, les habitudes sont différentes, les conditions sont différentes, plus de travail et de social et ceci influe sur la communication épistolaire. Je ne réponds plus au vol comme je le faisais un temps.

Je suis devenu fainéant, nonchalant et en plus, je suis en rage contre les discours et le purisme idéologique de ceux qui se trouvent dehors. Cela se passe en Allemagne aussi et surtout, en France, spécialement chez les « intellectuels ». Ces tergiversations m’irritent, ... Il me semble que par certains côtés, la « gauche » dépasse la « droite » dans la pensée réactionnaire et la stupidité...

De mon côté, je n’ai pas l’étoffe du héros et pas la moindre volonté de servir de mythe pour des projections frustrées de celui qui se trouve commodément à l’extérieur. Les principes idéologiques, religieux, abstraits ne m’intéressent pas non plus et, pour faire du chemin ensemble, il faut des faits et il faut rester les pieds à terre ; il vaut mieux sélectionner ses relations.

 

Dans les prisons, il semble que cela va toujours plus mal. Dans le mois de mon procès, passés avec Orlando à la prison de Parme, il y a eu seulement 5 suicides, un peu moins fameux que ceux de Milan. Ici, à Novara, à ce qu’il semble, personne ne se suicide jamais ; on y est « trop bien ». Sûrement un peu mieux qu’à San Vittore, cela je peux le confirmer.

 

Novara, 18 août 1993.

 

Il fait une chaleur du tonnerre de dieu … On dort mal et peu. Je me lève à six heures (heure solaire) car ce mois-ci, je suis balayeur… Je dors peu, mais très souvent, je suis sur mon lit et mes pensées vagabondent. Ces jours-ci refleurissent des tas de souvenirs de filles de mon passé, qui maintenant me paraît lointain, et je me divertis à mettre au point dans mes souvenirs, des visages et des choses assez floues. Après-demain, j’aurai mon entrevue avec Manuela, une autre « cinglée » de ma vie, et en cela, nous apparierions-nous à la perfection ? Je dois reconnaître qu’elle est vive et attentive ; c’est tellement vrai qu’elle a tenu bon et qu'elle a réussi à avoir elle-aussi droit aux visites.

Je me suis inscrit pour le cours d’informatique (vidéographique) et qui sait s’ils me laisseront suivre ce cours. Je pourrai ainsi suppléer au manque / interdiction de machine à écrire pour produire ensuite quelque chose.

 

Novara, 12 septembre 1993.

 

La tendance paraît se consolider à dénoncer et à contrer fermement, à résoudre les conflits par des mesures répressives extrêmement disproportionnées. Le développement systématique des tabassages est en compétition avec la barbarisation générale juridico-pénalo-législative en cours. Ceci s’exprime par l’aggravation de la gestion surtout à l’encontre de la population carcérale qu’on veut exclure des « bénéfices » de la Gozzini et traiter de façon différenciée. Cela signifie une réduction des espaces, une vivabilité réduite et, comme cela est déjà arrivé ici et dans la spéciale de Voghera, une diminution de moitié des heures d’aération, de sociabilité, des rétributions et d’autres choses.

Le camarade Bruno Ghirardi, qui a subi un tabassage, est depuis déjà un temps soumis à une punition disciplinaire à régime restreint semblable au 41 bis. Elle dure 6 mois, elle est prorogeable par 3 mois et c’est une disposition interne dont est responsable le tribunal de surveillance sur requête de la direction. A la fin des 6 mois, arbitrairement et dans un but purement persécutoire, la mesure a été prolongée à l’encontre de Bruno.

En France, Georges Cipriani, prisonnier, membre d’Action directe, après avoir été soigné par des doses « massives » de psychotropes, a été retransféré en détention d’isolement « normale » dans une prison spéciale.

 

Novara, 13 septembre 1993.

 

Communiqué de presse des 70 détenus de la section spéciale.

 

Les détenus de la section spéciale (Côté A/B) s’abstiendront de toute activité de travail les lundi 13, mardi 14 et mercredi 15 pour protester contre la pratique des tabassages en usage fréquent dans la prison de Novara.

Le tabassage à froid répété et brutal qu’a subi Bruno Ghirardi le mercredi 8 est seulement de dernier en date.

 

 

 

Novara, 2 octobre 1993.

 

Il m’est arrivé aujourd’hui une proposition intéressante de deux garçons suisses de 25 et 28 ans, l’un Tessinois et l’autre des Grisons. Ce sont deux étudiants à l’école d’Art de Lausanne et ils voudraient faire un film documentaire sur mes aventures, avec des interviews filmées de moi et des personnes que je connais.

 

Novara, 25 octobre 1993.

 

Le 26 novembre, il y aura le procès d’appel et je n’ai pas encore décidé si j’y serai ou non. A dire vrai, je ne tiens pas vraiment à y aller, mais dans l’ensemble, comme pour toutes les choses, il y a du pour et du contre. Pour le moment, je me grignote avec goût le « panozzo » de notre terroir.

A présent ici, il fraîchit, mais l'État italien paraît avoir trouvé des sous pour le mazout et c’est pourquoi, on chauffe ; c’est pas plus mal. La vie s’écoule comme à l’habitude. Durant la journée, j’ai peu de place pour mon travail, que je concentre pour cette raison que je le concentre vers le soir-nuit. Puis, j’ai commencé et je continue ce yoga qui ne me déplaît pas. On m’a accordé deux heures de plus de visites par deux mois. C’est mieux ainsi, maintenant, je ne dois plus pénaliser personne par manque de temps.

 

Novara, 30 octobre 1993.

 

Communiqué de presse des détenus grévistes de la section spéciale.

 

Du 30 octobre au 2 novembre 1993, nous refuserons la nourriture administrative et du 30 octobre au 8 novembre 1993, nous nous abstiendrons de toute activité de travail, en solidarité avec la population détenue qui proteste pour le moment ou non par des initiatives diverses pour des revendications similaires.

Nous demandons de fermer l’Asinara et Pianosa. Un traitement carcéral et judiciaire égal pour tous. L’abolition de la perpétuité. L’abolition du décret Scotti-Martelli et du 41 bis. L’abolition de la loi sur les repentis. Régularisation générale ? Les malades graves chez eux. Application indiscriminée de la loi Gozzini. Application du code pénitentiaire par exemple pour la détention près du domicile des familiers.

 

Maintenant, je suis un homme de peine de la section. Cela signifie : nettoyage de la section, des douches et surtout servir les détenus enfermés. C’est un stress total ; par chance, la grève a raccourci le mois...

Avec les camarades, je discute beaucoup et j’espère pouvoir continuer à apprendre et à grandir en débattant. Par contre, en ce qui concerne les rapports affectifs et l’amour extérieurs, je n’ai pas à me plaindre, au-delà de mes limites à les cultiver et des circonstances. M’est arrivée avec le courrier d’aujourd’hui la lettre de Manuela ; je me sens mal quand elle ne m’arrive pas. Je suis désormais dépendant de recevoir comme de donner cette dose journalière d’affection.

 

Novara, 30 décembre 1993.

 

Les fêtes sont presque passées et par un froid terrible, on attend l’année nouvelle...

Tout en étant sans grandes nouvelles, j’ai reçu volontiers la visite de Rambert et le 27, l’express de Salvatore Cirincione m’est parvenu.

Effectivement, le 15, il a été opéré de calculs : « un gros comme une noix et une centaine d’autres très petits cailloux. » Avant l’opération, Salvatore a subi d’énormes pressions. « Après une bagarre avec le docteur Cospito, car celui-là estimait que j’avais des intentions suicidaires, le 10 décembre, il me fit mettre sous surveillance permanente et avec un planton dans ma cellule.

Après de dures polémiques, le chantage de ne pas l’opérer et une visite psychiatrique, qui atteste son absence de volonté suicidaire, le 13, on lui enleva le garde. Le 14, le chirurgien lui répéta la nécessité absolue de l’opération, mais aussi de la suspension de sa grève de la faim. Salvatore la suspendit et fut opéré le 15…

Les dix jours suivants « ont été terribles, pas tellement à la suite de l’opération, mais en raison des infections et des antibiotiques pour le foie et la vessie. » Sa lutte est fort intéressante et donne l’idée de ce qu’est San Vittore : « … en cette période, nous sommes en train de lutter et mon initiative commence à donner ses fruits. Le 23-24, tout le centre médical a refusé la mauvaise nourriture de l’administration. Ce fut un succès.

Pensez, le soir du 24, ils nous ont servi un brouet, une salade pourrie et un tout petit morceau de fromage. C’était le DÎNER. Toutes les assiettes ont volé dehors des cellules… ».

 

 

 

 


 

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12 août 2008 2 12 /08 /août /2008 23:27

Et si on reparlait de Marco Camenisch, ça fait un petit temps qu'on l'a abandonné dans sa nouvelle prison de Novara... Qu'en penses-tu, Lucien mon ami l'âne aux pieds d'Hermès et aux dents d'albâtre (mais non pas , d'Al Babator...), dit Mârco Valdo M.I...

 

Ce n'est pas là une mauvaise idée, dit l'âne en secouant la tête en signe confirmatif. C'est vrai, on finissait par le perdre un peu de vue et il importe qu'il soit là souvent, car je crois bien que son histoire est longue et de plus, je la crois fort intéressante. Bien sûr, on peut toujours passer son temps à regarder des gens nager en petite culotte ou des demoiselles s'envoyer en l'air au bout d'un bâton... Il paraît qu'il y en a que ça amuse... Drôles d'humains ne trouves-tu pas, Mârco Valdo M.I. ?

 

Oui, sans doute, mais ils sont nombreux, tu sais... Et vous les ânes, vous ne vous intéressez pas à ces somptuosités olympiques, vous ne trouvez pas ça passionnant..., demande Mârco Valdo M.I..

 

Bof, non ! Mais il est vrai que nous nous sommes des ânes, ne l'oublie pas !, dit l'âne en levant la tête pour tendre son cou et pousser un immense braiment.... HIIIIIHAAANNNN

  

Du calme, du calme, tu vas déranger les passionnés de petites culottes natatoires et les voyeurs de demoiselles sauteuses, dit Mârco Valdo M.I. en riant aux éclats. Bon, j'en reviens à mon histoire d'Achtung Banditen ! Tu te souviens, enfin, peut-être, que nous avions laissé Marco Camenisch à la prison de Novara au début de juin 1993. Il y a à peu près quinze ans jour pour jour. Je te signale à ce propos qu'il y est toujours en prison et qu'il conviendrait quand même qu'on le libère...

 

Oh, oui, dit l'âne aux yeux noirs comme le diamant de la plus profonde des mines d'Afrique australe. Je pense bien qu'il serait plus que temps de le libérer... Nous les ânes, on ne ferait jamais un tel destin à un d'entre nous. Vous êtes bizarres les humains. Je trouvais déjà étrange votre manie de mettre les animaux en cage, de les enfermer dans des soi-disant parcs ou jardins zoologiques qui ne sont rien d'autres que des prisons... Mais voilà que vous le faites aussi avec d'autres humains... C'est proprement renversant. J'essaie de comprendre jusqu'où la cruauté envers des êtres vivants peut aller. Si je me souviens bien la dernière fois, ils avaient torturé le prisonnier Salvatore Cirincione... Que va-t-il se passer maintenant ?


 


 

Et bien, dit Mârco Valdo M.I., je vais te faire connaître une nouvelle fois un de ces récits un peu enchevêtré, une sorte d'enchâssement de discours, que je vais scinder pour toi, de sorte que tu voies bien qui parle et de quoi il cause et qui il est, le causeur. Je vais donc intervenir un peu plus qu'à l'habitude dans le récit.

 

Mais, dit l'âne aux muscles d'airain en tournant brusquement la tête pour mordre dans sa cuisse gauche, ce sont les taons, le temps est lourd, les temps sont difficiles. Mais, mon ami Mârco Valdo M.I., j'aime bien t'entendre toi et tes explications, elles-mêmes assez alambiquées, ça me change des actualités. Et puis, j'apprends plein de mots nouveaux, je me forme en quelque sorte... C'est très bien vu chez les humains de se former...

 

Bon, me voilà rassuré. Je commence. Le premier qui cause ici, c'est Marco Camenisch, qui arrive dans une prison où il y a des prisonniers politiques et qui d'ailleurs, se revendiquent comme tels. C'est important de faire la distinction. D'ailleurs, même les nazis l'avaient faite cette distinction entre les différentes sortes de prisonniers. Leur classification était assez élaborée, elle avait ce parfum particulier de la précision germaniquement méticuleuse. Elle distinguait : des prisonniers politiques – en fait, ceux qui n'étaient pas d'accord avec leur régime : petit triangle rouge...

 

Ah, dit subitement Lucien l'âne en levant la queue en signe de triomphe, c'est ça le petit triangle rouge que tu portes sur tes vêtements...

 

Oui, dit Mârco Valdo M.I., c'est le petit triangle rouge des prisonniers politiques... Je le porte pour diverses raisons que voici : la première, c'est que mon père est mort des suites des sévices qu'on lui a infligés car il était prisonnier politique; c'était lui aussi, un de ces « Achtung Banditen ! », un terroriste, comme on dit maintenant des opposants au régime impérial. C'est donc « in memoriam ». Je le porte aussi pour rappeler que derrière les barreaux, il y a aujourd'hui encore des tas de prisonniers politiques, dont certains meurent des sévices ou vont mourir des sévices infligés par le régime. Je dis le régime pour simplifier, mais il y en a plusieurs sortes, mais en finale, c'est toujours la même chose, ça revient toujours au même. Il y a une autre raison, plus subtile sans doute, mais terrible. C'est que je me ressens moi-même comme un prisonnier politique dans ce système. Mais de cela, nous parlerons plus tard. Revenons à la classification nazie : donc, triangle rouge, les prisonniers politiques, triangle vert les droits communs, jaunes, les Juifs, roses les homosexuels, mauves ou violets, les gitans, Roms... Tiens, à ce propos, certains pays recommencent les persécutions contre les Roms et les étrangers... Donc, voici ce que raconte Marco Camenisch :

Novara, 3 juin 1993.

 

J’ai été bien accueilli par les camarades et c’est une notable bouffée d’oxygène de pouvoir parler et vivre avec eux. Evidemment, on a un paquet de choses et de désirs en commun ; puis, ils sont tellement sélectionnés que je rencontre le meilleur de l’humanité tenue en prison depuis les temps de la guérilla diffuse. Personne ne pourra ensuite rencontrer de grandes désillusions car du point de vue des incompatibilités, il y a une grande clarté dès le départ.

Ici, il y a quatre sections. Je suis dans celle où il y en a quatre d’entre eux et peut-être, avec le temps, j’irai dans la section où se trouvent presque tous les camarades. On sent un peu de tirage entre eux en raison de disputes diverses, mais je saurai, avec le temps, je comprendrai et je m’y ferai, en étant même « favorisé » comme « outsider » idéologique.

 

 

  Tu auras remarqué que Marco Camenisch rencontre en prison des "politiques" d'autres opinions que lui; il s'agit essentiellement des militants politiques de gauche que l'Italie enfermait suite à la révolution manquée et à la terrible répression qui s'en est suivie et qui dure encore. Marco Camenisch comme tu le comprends, ne fait partie d'aucun de ces mouvements, comme tu le sais, mon bon ami l'âne Lucien, Marco Camenisch est selon les cas, écologiste radical ou anarchiste... 

Cela dit, le second qui intervient est sans doute Piero Tognoli qui comme tu le sais, aide Marco Camenisch de diverses manières et de ce fait est donc, un suspect de première ligne pour les sbires du régime. On va donc aller voir chez lui ce qui se passe. Chercher des preuves, de quoi ?, nul ne le sait, même pas les perquisitionneurs. Voici le reportage en direct de la descente de ces jeunes gens...

 

 

Le 15 juin est un jour normal comme tant d’autres.

Je pensais jusqu’à 13 h 40. Je sors cinq minutes, le temps de déposer papier et verres dans les bulles appropriées et de retraverser la cour en terre battue, en passant par l’entrée secondaire. Je les trouve dans l’escalier qui mène à mon humble maisonnette à balustrade.

Ils n’ont pas besoin d’être invités et moins encore de présentations. Ils sont tous les sept en uniforme. On se regarde silencieusement pendant quelques secondes.

Ce n’est pas la première perquisition que je subis, mais tant de carabiniers chez moi, je n’en avais jamais eus. Mon habitation est si petite et eux si nombreux qu’une paire doit rester sur la terrasse, à farfouiller les caissettes de bois. Porte et fenêtres sont grand ouvertes et je vois mes voisins qui lorgnent derrière leurs tentures à demi-closes.

Le mandat est signé par le parquet de Massa et il se réfère aux enquêtes relatives aux « nombreux épisodes d’attentats à l’explosif aux structures portantes et aux lignes électriques de l’ENEL, de la fin du printemps 1990 à aujourd’hui ». Ils séquestrent deux timbres, une fronde, deux tracts déjà archivés et un article inédit en solidarité avec Marco. Puis, ils cessent leur harcèlement.

Heureusement que j’ai tapé l’article en double, que le propriétaire de la maison est un type tranquille qui s’occupe de ses affaires et que je suis très bien apprécié de mes voisins. Il reste une mise en scène d’intimidation devant tout l’immeuble. Mitraillette à la main et garde armée à l’entrée principale dès 7 heures du matin.

Le même jour, à Carrare, rue S.Piero, ils ont envahi et perquisitionné l’imprimerie et les maisons adjacentes. Le 20 mai à Lunigiana, ils ont perquisitionné la maison d’Ubaldo et de Manuela.

Le ratissage continue. La solidarité avec Marco tout autant.

 

Tu remarqueras que le simple fait de côtoyer Marco Camenisch ressemble furieusement à un délit et justifie des exactions étatiques et justiciaires. C'est que va arriver à bien des gens qui ont seulement eu l'audace de faire connaître leur désaccord avec les méthodes barbares. Tu te souviens de la classification du libéralisme : quand tout va bien et que tu manges la soupe avec le sourire, c'est le libéralisme doux; à partir du moment où tu fais la grimace et que tu critiques le brouet insipide qu'on te sert chaque jour, on passe insensiblement au libéralisme sec et bien entendu, si tu insistes et que tu fais la mauvaise tête et l'esprit critique, on en vient au libéralisme brut. Bref, pour mieux me faire comprendre des ânes, je dis que si tu n'avales pas la carotte avec le sourire, on t'enfonce le bâton ou on te l'abat sur la tête jusqu'à ce que.... A ce moment, le régime est tellement dur, on est dans le libéralisme aigu, il y en a diverses sortes aussi, regroupées sous le nom générique de fascisme.

Le troisième récit est celui d'une visite à Marco Camenisch par sa maman et son frère Renato qui arrive de Suisse via Milan, où l'attend Piero Tognoli, puis trajet jusque Novara et la prison. D'un côté, la famille qui peut visiter le prisonnier; de l'autre, l'accompagnant qui attend à l'Oasis Verte.

 


 



 


 


Notre voyage s’allonge, mais nous y sommes encore cette fois. Un bref passage sur la ligne Milan – Turin, un autobus depuis la gare et nous y voilà. Nous entrons décidés comme les trois mousquetaires dans le minuscule hall.

Le gardien-bureaucrate de la réception a une face qui appelle les gifles rien qu’à la regarder. Un de ces maniaques qui contrôlent même les poils dans les œufs. Il ne comprend pas tout de suite qu’Annaberta et Renato viennent de la République helvétique. Ils ne peuvent donc pas avoir une carte d’identité italienne. Il s’éternise. Ensuite, il voudrait aussi mes papiers, mais moi, pourtant, je ne suis qu’un simple accompagnant. Je les laisse sur le seuil du cylindre qui sert de détecteur de métal pour les personnes et les paquets de vivres et je commence mon attente.

Un jardinet public avec quatre arbres et deux bancs est encaissé entre la prison e un quartier périphérique de maisons populaires, une petite ville et les habituelles autos stationnées de chaque côté de la rue. Je découvre l’Oasis Verte, une pizzeria à deux pas, et la ville qui se tarit au sud en se confondant avec les prés et les champs.


 



Je reviens au banc et je feuillette Hrabal, qui avec sa Prague magique me tient agréablement compagnie. Il est triste d’abandonner par moments sa lecture et de capter une image de fermières occupées à battre leurs tapis aux balcons. Il est douloureux de toucher du regard l’indifférence de ceux qui vivent ainsi tranquillement au contact étroit de ce lieu de souffrance.

 

Et finalement (pour aujourd'hui), le récit reprend avec quelques réflexions de Marco Camenisch sur les relations entre prisonniers et face au système et à ses sbires. Ceux que Marco Camenisch au nom de tous les prisonniers du monde appelle « l'ennemi commun ».

 

Novara, 26 juin 1993.

 

On ne peut pas en prison se permettre les mêmes niveaux d’intrigues idéologiques ou de controverses futiles si chères souvent aux milieux politiques de l’extérieur. Comme prisonniers de gauche, de droite ou simplement communs, nous sommes tous sur la même barque de l’anéantissement systématique. Même si on n’est pas intéressé à lutter contre un ennemi commun en compagnie de quelqu’un qui nous est incompatible et ennemi, dans une telle situation extrême, on ne peut exclure des rapports solidaires et cordiaux.

En prison, un « brave gars », un « ami » est celui qui ne trahit pas et qui ne collabore pas avec l’institution, qui est réellement solidaire et bien éduqué avec son camarade de détention, qui, en un certain sens, est une peine de mort diluée dans des temps fort longs. Totalement à la merci de l’ennemi commun.

...

A San Vittore, deux « simulateurs » sont morts de problèmes cardiaques... Un à l’intérieur et l’autre dans le fourgon cellulaire durant son transfert à Reggio di Calabria, avec l’assentiment des « médecins ».

A moi, ils me le font payer par de petites provocations quotidiennes. Par exemple, le directeur ne m’a pas donné les deux heures supplémentaires de parloir, qu’on concède à tous et qu’on retire périodiquement pour des raisons disciplinaires. « On n’est pas dans les conditions », m’a-t-on répondu. Administration normale. Les comptes se règlent.

 

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7 août 2008 4 07 /08 /août /2008 22:58

Pour chanter Veni Creator, il faut une chasuble d'or.... Pour chanter Veni Creator, il faut une chasuble d'or....

 

Quoi, quoi, qu'est-ce que tu chantes là ?, demande Lucien l'âne si curieux qu'il mélange sa langue dans ses dents. On dirait un très ancien chant d'église, un chant du Moyen-Âge... C'est beau, c'est beau... Où as-tu été apprendre ça et peux-tu me chanter la suite ?

 

Oh, Lucien, je ne t'avais pas entendu arriver..., dit Mârco Valdo M.I.. Excuse-moi, je chantonnais ainsi, mais avec ce chant-là, j'ai toujours tendance à élever la voix et à chanter plein cœur. Oui moi aussi, je le trouve très beau ce chant. Il me donne des frissons. Ne t'inquiète pas, je vais te le chanter là tout de suite, mais avant, j'ai une deux choses à te dire à son propos.

 

Oui, oui, bien sûr, dit l'âne en tendant les oreilles et en ouvrant les pavillons comme ouvre ses ailes un papillon. Je suis toujours intrigué par ce que tu as à me dire... Je suppose déjà le titre de ce chant et d'où il vient et tout ça.

 

Exactement, dit Mârco Valdo M.I., et d'abord, ma surprise; je veux dire celle que j'ai ressentie quand j'ai appris que ce chant si ancien ne l'était pas autant que je le croyais et que tu viens de le croire et en plus, que c'est un chant repris et attribué à un chanteur de cabaret. J'ai pas encore creusé l'affaire, mais il y a là un mystère.

 

 





Un mystère ? J'adore quand il y a un mystère et que tu commences à t'en préoccuper. Tu racontes plein de choses étonnantes alors, dit l'âne tout impatient.

 

Tu as bien vu ou entendu aussi, que ce chant ressemble à s'y méprendre à un chant d'église, on dirait qu'il est accompagné par le grand orgue dans une salle emplie de résonances. On voit une sorte de cathédrale avec une voix immense d'un groupe, d'un chœur... Et c'est bien l'impression recherchée. Qui chante ? La bonne question, vois-tu, Lucien, mon bon âne, est bien celle-là. Qui, in fine, chante ? C'est le chant de qui ?

 

Oui, c'est bien ce que je me demande, dit l'âne qui fait l'âne pour avoir du son et qui en même temps se retourne et se mord un bon coup dans le ventre. C'est encore les taons, y de l'orage en vue. Les taons sont difficiles.


Eh bien, il est connu sous le titre : Le chant des Canuts. Et les canuts, mon bon ami Lucien, c'étaient les ouvriers des soieries de Lyon et tu vas voir que ce chant est proprement un chant de rébellion. Un chant de la guerre de dix mille ans, de la guerre de cent mille ans, de la guerre des riches contre les pauvres.

 

Et le mystère là-dedans, dit l'âne qui ne perd pas pied.

 

Le mystère, c'est que selon les documents que j'ai pu consulter ce chant est attribué à Aristide Bruant, chanteur de la fin du dix-neuvième siècle, lequel Aristide chantait au cabaret du Chat Noir à Monmartre. En tous cas, une chose est sûre, il a dû le chanter et restons-en là. J'en viens au chant lui-même:

 

Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d'or
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d'or
Nous en tissons pour vous, grands de l'église
Et nous, pauvres canuts, n'avons pas de chemise

C'est nous les canuts
Nous sommes tout nus

Pour gouverner, il faut avoir
Manteaux ou rubans en sautoir
Pour gouverner, il faut avoir
Manteaux ou rubans en sautoir
Nous en tissons pour vous grands de la terre
Et nous, pauvres canuts, sans drap on nous enterre

C'est nous les canuts
Nous sommes tout nus

Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira :

Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira :
Nous tisserons le linceul du vieux monde,
Car on entend déjà la révolte qui gronde

C'est nous les canuts

Nous n'irons plus nus.

 

 

Je répète, dit Mârco Valdo M.I., pour qu'on comprenne bien :

 

NOUS TISSERONS LE LINCEUL DU VIEUX MONDE

CAR ON ENTEND DÉJÀ LA RÉVOLTE QUI GRONDE

 

C'EST NOUS LES CANUTS

NOUS N'IRONS PLUS NUS...

 

Alors, tu vois, tu comprends que ce chant plaise bien. C'est un chant d'espoir, c'est un chant d'avenir., dit Mârco Valdo M.I..

 

 

Oui, évidemment ! C'est fabuleux...

 

 

Et bien, je vais te dire que je l'avais choisi, je le chantonnais avant que tu n'arrives, car je pensais au poème, que j'ai composé et que je vais te montrer maintenant. La seule chose que je veux en dire, c'est qu'en fait, il est né comme ça, de bribes disposées en désordre sur une feuille de papier et qu'il est sorti d'une traite. Il y a déjà un certain temps, mais je me suis rendu compte après l'avoir laissé de côté, qu'en fait, il est une pierre centrale de ce blog. Pour l'instant, il est brut, peut-être changera-t-il, mais aujourd'hui, il est comme ça. Il condense de façon poétique la thèse centrale de toute ma réflexion... Alors, je le montre tel quel, comme les canuts, tout nu.


 



La guerre de cent mille ans

 

On a connu, on raconte

La guerre de Troie

La guerre de la vache

La guerre du cochon

La guerre de trente ans

La guerre de cent ans

La guerre de quatorze

La même de quatorze – dix-huit

La préférée de Tonton Georges

La guerre de l'an quarante

Quatre ans de guerre

Puis, l'espoir

soixante ans sans guerre

sans guerre militaire

sur notre territoire.

Mais elle ne s'était jamais interrompue

La Guerre

La Guerre ne finit jamais.

Cette guerre sournoise et vile

la guerre en ville,

La guerre en civil,

la guerre civile

continue, elle a continué.

Continuelle, elle continue.

 

En Italie, « il ventennio » dura vingt ans

Il est revenu.

Épisode de la guerre des parvenus

contre les simples gens.

Guerre larvée, guerre cachée

Guerre camouflée, guerre déguisée

Guerre bourgeoise

Celle-là, ne l'oublie pas

jamais !

Non dimenticarla,

mai !

Elle n'est jamais partie

Elle est toujours là

Hiver comme été,

Guerre étale

Sans pitié

guerre sociale

Sans répit

guerre libérale

contre les pauvres, contre les petits.

 

 

Soixante ans sans guerre :

Quelle blague !

On n'arrête pas le progrès

Demande aux Vietnamiens, aux Rwandais,

Aux Algériens, aux Irakiens,

Aux Étasuniens.

Là, ce sont les guerres visibles

Celles qui passent sur les écrans, les guerres officielles

Mais il y a, cette guerre-là

qu'on ne voit pas,

La guerre qu'on cache,

La vraie, la mère de toutes les guerres

La guerre invisible

La guerre aux chômeurs,

la guerre indicible

la guerre aux travailleurs

La guerre aux familles

La guerre permanente

La guerre jusqu'à la lie.

Jour après jour

Depuis toujours

Soldats d'un côté, civils de l'autre : mercenaires contre volontaires.

D'un côté, Solde, traitement, gratification, salaire,

émolument, rémunération, tantième et jeton.

De l'autre, civil, civilité, civilisé, civilisation

Guerre sournoise, guerre banale

Guerre qui tait son nom

Les tranchées sont dans nos maisons

(quand on a une maison)

Guerre, guerre, guerre de tous les jours

Seigneur, donne-nous notre paix quotidienne

et pour cela...

Délivre-nous de la paix étasunienne.

Partout guerre clandestine,

Guerre guère anodine

où tous les gestes comptent imperceptiblement

où chacun choisit son camp

si tu n'y prends garde, inconsciemment

à chaque instant, tu choisis ton camp.

L'ennemi est en toi aussi,

il est caché en toi ici

la guerre traverse le civil

la guerre traverse la ville

Guerre urbaine

Guerre de l'apparence

Où il te faut te déguiser

Te déguiser pour vivre caché

Pour vivre heureux, vivons cachés

Sagesse populaire

Sagesse de guerre

Guerre sans visage

Guerre aux mille visages

Guerre au village

On impose à nouveau le servage

L'Europe est un immense camp de travail

Arbeit macht frei: devise de la Communauté:

Et les machines tuent les pères

Dans les usines, sur les chantiers

Orphelins de guerre

Guerre infinie,

guerre sans patrie.

 

Déclaration universelle :

Guerre à la guerre,

Combat mortel:

Guerre au travail.

 

Nos armes : le sommeil, la rêverie

La sieste, l'inertie.

On ne se bat pas avec les armes de l'ennemi

On n'accepte pas les règles de l'ennemi

Le piège de la démocratie

libérale, émasculée

Guerre secrète, guerre coquette

Pub, mode, image, musique

enivrement, séduction, collaboration.

Refus têtu, obstiné,

À chaque instant répété

Refus de collaborer.

Refus de sucer, refus d'avaler,

La pilule et la carotte libérales.

Faire le dos d'âne sous le bâton de la Liberté.

Ne pas collaborer, ne jamais collaborer.
Trébucher, marcher juste un temps en retard.

À contre-pas.

Partout, toujours.

Refuser le stress, refuser la presse.

Être un grain, rien qu'un grain de sable

Sur la plage

Inertie et grain de sable,

Milliards de petits sabotages

à chaque moment

rien, presque rien, mais

partout, tout le temps.

La taupe sous le sol

Bête quasi-aveugle, animal muet,

Creuse, creuse sous le sol.

Renaître canuts, tisser

Un linceul pour ce vieux monde

En silence, la révolte gronde

 

Car

Nous vivons encore maintenant

À chaque moment, à chaque instant

La guerre de cent mille ans.

 

 

 

 

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5 août 2008 2 05 /08 /août /2008 23:09

Mais où est-il ? Où est-il passé ? C'est étonnant qu'il ne soit pas là ? Pourtant, il n'a pas dit qu'il ne viendrait pas ce soir... Je suis au désespoir, dit Lucien l'âne aux pieds d'Hermès et aux yeux de brasiers antiques. Qu'a-t-il bien pu se passer ?, dit l'âne en se rongeant l'ongle - juste un peu pour la forme.

 


 



 

 

Rien, rien du tout, j'ai simplement été un peu retardé, dit Mârco Valdo en surgissant de derrière le mur du coin. Figure-toi que j'allais partir et juste à ce moment, le téléphone sonne... et tu sais ce que c'est, on se dit, Mais qui donc peut bien téléphoner à cette heure et si on téléphone, c'est qu'il se passe quelque chose, une chose à laquelle on croit devoir réagir rapidement, on se dit si le téléphone sonne, c'est que c'est urgent.

 

Tout ça, c'est du vent..., dit l'âne, c'est comme celui qui s'inquiète chaque fois qu'il entend braire un âne. Il n'a pas fini de s'inquiéter le malheureux...Un âne, ça brait pour mille raisons. Pas nécessairement pour des raisons importantes et impératives, pas non plus parce qu'il a un signal spécial à envoyer. Non, un âne, ça brait quelquefois pour le plaisir de braire, et encore, ce sont les moins pires. Il y a des ânes qui braient , qui embrayent et qui débrayent, rien que pour se faire remarquer...

 

 

Oui, oui, tu as raison..., dit Mârco Valdo M.I. Donc, le téléphone sonne et je me dis mais quelle idée a-t-on de me téléphoner à cette heure-ci; c'est l'heure où je dois partir. Non, je ne décroche plus, c'est trop tard, ils n'auront qu'à rappeler plus tard. Ah, mais, c'est peut-être Lucien qui veut me faire savoir qu'il est retenu, que je ne dois pas y aller, que notre rendez-vous est reporté, annulé, que sais-je ? Alors, je décroche quand même et c'est une suave jeune personne qui essaye de me vendre du téléphone ou je ne sais quel produit pour les pieds, pour ... Bref, tu avais raison, du vent. Mais tu sais comme on est, on est gentil, on est poli et on veut le rester. Alors, on décline bien doucement l'invitation à gagner au grand concours de la connerie universelle, on s'excuse, on doit partir, peut-être une autre fois, dit-elle... On pense qu'elle aille se faire... mais gentil, poli, on ne le dit pas. Alors, on imagine avec horreur, mais demain elle rappellera... La prochaine fois, on raccrochera.

 

C'est une bonne résolution... Bon, maintenant, de quoi tu vas m'entretenir ce soir, mon bon ami Mârco Valdo M.I. ?, dit l'âne en susurrant ces quelques mots sur un ton trop doux pour être désintéressé. Peut-être une petite page de Marco Camenisch ou de l'autre Achtung Banditen ... ou une chanson ?

 

Ce soir, ce sera une page ou deux de Marco Camenisch, car vois-tu, on ne peut avancer dans ce texte foisonnant d' Achtung Banditen ! que par petits épisodes... L'aborder d'un coup, c'est très difficile, tant il est dense et tant les histoires s'entremêlent. J'ai donc sélectionné - comment faire différemment ? 

 

Oui, oui, c'est bien ainsi, dit l'âne en secouant la tête de haut en bas pour marquer son approbation.

 

Donc, un premier extrait quand Marco Camenisch est à la prison de Milan et où sa mère, Renato sont venus pour le voir et où Piero Tognoli qui les accompagne, doit attendre dans un bistrot voisin les deux heures de la visite. Cette séquence, on la retrouvera régulièrement, mais avec des variantes qui font comme une progression dans le récit. Et puis, le deuxième extrait se situe un an plus tard à la prison de Novare d'où Marco Camenisch fait passer un texte qui raconte comment a été traité un détenu de ses amis... C'est horrifiant.

 

Milan, San Vittore, 29 août 1992

 

 

A Milan, l’été ne pardonne pas ! Pas seulement aux détenus. Dans le petit bar adjacent à San Vittore, je passe mes deux heures à faire banquette. Je tue le temps avec un bon livre après m’être gâté le foie d’un rapide coup d’œil au quotidien glané sur un guéridon.

J’ignore quasi systématiquement les uniformes qui se succèdent au comptoir et immergé dans la lecture de Garabombo l’invisible (Manuel Scorza), je ne rends pas compte de leurs pas. Annaberta et Renato sont devant moi, ponctuels au rendez-vous.

« Marco va bien et il est en bonne santé ». La joie d’Annaberta m’enveloppe dans ces deux heures de conversation que je n’ai pas pu avoir et dont je me sens dès lors exclu. Au travers de son regard lumineux, j’entrevois les yeux de Marco et je participe à ces émotions vives. Même Renato, habituellement renfermé en lui-même, s’est revitalisé avec de bonnes énergies solaires, tout en restant peu disponible au dialogue.

On sue rien qu’à respirer et on s’en retourne en exprimant deux désirs très forts.

La liberté de Marco par-dessus tout !

Le retour dans nos vallées en second lieu !

L’arrêt MM S.Agostino, ligne verte, désormais n’est pas loin. Satisfaire notre premier désir semble un songe distant d’années-lumière.

 

 

.......

 

Donc presqu'un an plus tard, on retrouve Marco Camenisch à la prison de Novara. Une prison où il y a plus de prisonniers politiques. Historiquement, des prisonniers politiques, il y en a toujours eus... Il y eut par exemple, Socrate...

 

Oui, oui, je m'en souviens, dit l'âne quand j'étais en Grèce, on m'en a beaucoup parlé.

 

Mais comme pour Socrate, d'ailleurs, leur sort n'est pas des plus enviables. Ici, Marco Camenisch va raconter ce qui arrive à l'un d'entre eux, mais aussi il te faudra être attentif à tous les détails qui surgissent de partout dans ce récit. Je t'en indique quelques-uns : d'abord, l'arrivée dans notre histoire de l'Histoire contemporaine et de cette longue chasse aux femmes et aux hommes que le système mène depuis des dizaines d'années et pas seulement en Italie. Tous ceux qui ont le courage de le mettre en cause font l'objet de traitements spéciaux et curieusement, ce qui se passait au moment où Marco Camenisch en parlait se passe encore aujourd'hui. La traque à l'homme se poursuit...

 

Mais, dit Lucien l'âne, on m'a dit que même quand le temps était passé, quand les gens avaient refait leur vie au loin, même quand ils avaient quitté le lieu du combat, quand malades et épuisés, ils s'étaient retirés des voitures, quand ils ont construit une vie dans laquelle ils n'usent plus de méthodes d'action directes, on continue à les poursuivre d'une vindicte insensée...

 

C'est exact, mon bon ami Lucien, les uns se battent pour rendre la vie des hommes meilleure, la vie de tous les humains; les autres se battent pour protéger leurs privilèges ou ceux de leurs maîtres. On en revient toujours à cette fameuse guerre civile que les riches mènent contre les pauvres, les puissants contre les faibles. Pour en revenir aux détails auxquels je te convie de prendre la plus grande attention dans notre récit, il y a bien entendu les tortures et les tortionnaires, les tortures physiques, mais aussi les tortures psychologiques... et l'imagination sadique qu'elles révèlent. Comme de faire entendre aux autres prisonniers les cris des torturés, comme de simuler qu'on va les abattre... D'accord, il y a eu des précédents dans l'histoire avec les nazifascistes... mais précisément, ce sont les mêmes qui sont revenus.

Et puis, il y a les traîtres, ceux qui se sont vendus à l'autre camp, ceux qui se sont couverts de honte pour toujours; rien qu'ici, il y en a deux : Zedda et Paghera.

 

Oh, Oh, dit l'âne en crachant un jus vert d'herbes longuement mâchées, que l'indignation et la honte se fassent indélébiles et les marquent pour l'éternité... Tu as parfaitement raison, c'est tout ce qu'ils méritent... D'ailleurs, si ce n'était ta présence et l'amitié que j'ai pour toi, je chierais ici pour faire sentir mon dédain...

 

Ne te gêne surtout pas, j'apprécierai volontiers le dédain que tu portes à ce genre de tas de...

 

Proutch, proutch, plotch, plotch..., fait Lucien l'âne libérant en même temps une sonorité de fanfare.

 

Exactement çà, dit Mârco Valdo M.I. Des tas de merde...

 

 

 

 

Novara, 30 mai 1993.

 

Je commence à être moins mal qu’à San Vittore. Enfin, des gens qui me ressemblent plus !

.....

 

 

Tortures et démembrements

Novara, 1er juin 1993.

 

Salvatore Cirincione a été un militant d’ « Action Révolutionnaire », un groupe armé des années 1970. Après son arrestation, il a subi des tabassages et leurs graves conséquences que sont ses hémorragies vésicales continues, tandis que son état empire avec la prison.

En novembre 1992, il fut capturé en Italie, où il devait accomplir un reliquat de peine après un long exil en France. Suite à sa dénonciation, sa résistance et sa lutte contre la détention des personnes malades au Centre clinique de Milan et dans le circuit carcéral italien, il est soumis aux attentions et aux finesses particulières de leur répression. Dernièrement, pour des « motifs d’escorte et de sécurité », ils lui ont refusé des examens médicaux dans une clinique extérieure, qui, logiquement je suppose, sont nécessaires QUOI QU’IL EN SOIT.

 

La torture est le système le plus sournois pour détruire un être humain. Ils ont attrapé Salvatore par le chantage sur sa fille Laura qui, à quatre ans à peine, se trouva avec une mitraillette pointée sur sa tête. Dès ce 30 avril 1980, Salvatore comprit ce qui se passerait après la perquisition, où tout fut démoli.

Emmené à la caserne CERNAIA de la rue Volpe à Turin, il a eu malheureusement le plaisir de connaître les colonels Schettino et Delfino, aujourd’hui chef des ROS. Ils lui dirent en clair qu’en cas de non-collaboration, il y aurait un traitement particulier. Quelqu’un simula une exécution : pendant qu’un jeune carabinier armait sa mitraillette, quelqu’un d’autre cria « Feu ! ». Mais c’était un bluff, l’arme était déchargée.

 

Après bien quatorze heures dans les cellules souterraines, avec les mains menottées derrière le dos, on l’appelle de nuit pour savoir s’il a changé d’idée. La pièce est maculée de sang. Ils sont six : quatre mauvais et deux qui jouent le rôle des bons. A un certain moment, entre dans la pièce ZEDDA, le repenti de Prima Linea, qui fait un petit discours venimeux sur le fait que lui, il n’a pas subi ce que pourrait subir Salvatore s’il continue ainsi. Salvatore lui crache à la figure et il reçoit les premiers « soins » de la part des mauvais. Après une vingtaine de minutes, les bons interviennent en disant « Basta ! ». Mieux, ils le prennent par les cheveux et lui tapent la tête contre le mur ; il est blessé au front et on lui mettra ensuite deux points à la prison de Florence.

 

Pendant deux jours d’isolement total, on l’empêche de dormir avec la lumière toujours allumée et un carabinier qui l’éveille dès qu’il réussit à s’endormir. Dans la cellule voisine, une compagne enceinte hurle ; Salvatore ne se rappelle pas son nom, mais il apprit par la suite qu’elle a avorté.

Le troisième jour, ils recommencent les interrogatoires, avec les traitements habituels et l’adrénaline arrive à éliminer toute sensation, même la douleur. De retour en cellule, après avoir subi une douche froide avec la lance à incendie, il marche quelques mètres et cherche à se réchauffer. La nuit, ils installent devant sa porte deux chiens-loups qui, à chacun de ses mouvements, grognent menaçants tandis qu’à l’extérieur, on entend des ricanements.

 

Après six jours, ils attribuent à Salvatore la participation à tous les faits dont l’accuse PAR OUIE-DIRE le repenti Enrico Paghera. Il nie tout et les carabiniers, furieux comme des bêtes, le menottent à un radiateur avec le dos vers la porte et c’est à cette occasion qu’un des « braves » lui donne un coup de botte, en lui provoquant la lésion à la première vertèbre. Il commence à pisser du sang, son bras gauche est paralysé et sa jambe gauche ne fonctionne plus.

 

Un lieutenant-médecin, vu la gravité de la chose, le fait transférer à l’hôpital en urgence, en disant qu’il est tombé. On le cathète et dans la nuit, avec des douleurs atroces, on le transfère à Florence. Les carabiniers de la caserne Ognisanti sont furieux contre ce que leurs collègues de Turin lui ont fait : yeux noirs, front fendu, vessie rompue, bras et jambe gauche à demi-paralysés. Ils doivent l’interroger, mais Salvatore en rage les envoie se faire foutre. Ils ne le frappent pas, sauf un crétin qui s’énerve car il lui a donné du fils de pute et qui lui éteint une cigarette sur le bras. Il est repris par ses supérieurs, qui lui disent : « Ça ne suffit donc pas ce qu’ils lui ont fait ? ». Ils l’emmènent aux Murates. Il s’est passé douze jours depuis son arrestation.

 

Salvatore se souvient que le brigadier des gardiens Meloni a dit aux carabiniers : « N’êtes-vous pas honteux de la façon dont vous l’avez traité !!! ». Ensuite, il y a deux heures de tractations, car ils ne veulent pas l’accepter en prison dans ces conditions, mais les carabiniers disent textuellement : « Ou vous le prenez ainsi ou vous le trouverez sur les berges de l’Arno, assassiné avec l’excuse qu’il a voulu s’échapper ». A la fin, ils l’acceptent et un docteur qui lui fait faire de la morphine contre la douleur veut savoir toute l’histoire. Cette nuit-là, Salvatore cherche à se suicider, mais un garde mis là comme planton, l’en empêche.

 

Le jour suivant, à peine ont-ils connaissance de son arrivée et de son état de santé, les camarades détenus de l’étage en-dessous font du chambard. Après des radios, des examens et des contrôles médicaux, on le met avec les camarades qui l’aident beaucoup. Il arrive à voir son avocat Francesco Mori et ensuite aussi, l’avocat Filastò.

Finalement, il est interrogé par Vigna qui lui dit qu’il n’a pas été torturé assez.

 


 


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2 août 2008 6 02 /08 /août /2008 22:23




Tu es bien installé, on peut commencer ?, demande Mârco Valdo M.I. à l'âne encore dans les nuages.

 

Quoi ? Que dis-tu ?, demande Lucien tout désorienté.

 

Je te demande si tu es prêt à m'écouter ou si je m'en vais tout de suite..., déclare Mârco Valdo M.I. d'un ton solennel et sévère en riant bien par devers lui, cependant.

 

Oui, oui, je suis tout ouïe, dit l'âne en agitant ses oreilles de gauche à droite, puis de droite à gauche et en les faisant balancer d'avant en arrière et d'arrière en avant avec un arrêt au milieu du mouvement. Au cours de cet arrêt, il tient ses oreilles droites comme des mâts d'un trois-mâts.

 

Non, ça, ça ne va pas, dit Mârco Valdo M.I.. Il n'a que deux oreilles... Où serait le troisième mât ? Je te le demande...

 

Tu veux voir, dit Lucien tout guilleret...

 

Non, non, dit Mârco Valdo M.I., je sais bien que c'est un mât imaginaire, juste là pour faire l'image. Laissons tomber.

 

Reprenons, dit l'âne en agitant à nouveau ses oreilles comme... Ceci pour éviter la discussion, sinon l'affaire devient circulaire et on tournerait ici comme dans l'Enfer de Dante et je ne m'appelle pas Virgile, conclut Lucien.

 

Donc, on peut commencer avec ou sans Dante... dit Mârco Valdo M.I.. Écoute-moi, mon ami Lucien, aujourd'hui, c'est la veille de demain.

 

Euh, dit l'âne un peu interloqué, oui, sans doute...Aujourd'hui, c'est la veille de demain comme hier était la veille d'aujourd'hui. Mais vraiment, je ne vois pas où tu veux en venir...

 

Je disais ça, dit Mârco Valdo M.I., pour t'annoncer le programme du samedi soir qui ne sera ni la fièvre, ni le bal, ni le café-concert... et comme demain, c'est dimanche, il serait bien que ce ne soit pas des chansons. Et puis, il y a déjà un certain temps que nous avons laissé notre ami Camenisch dans ses prisons...

 

Alors, tu vas parler de Marco Camenisch, ce soir. C'est une bonne idée; je me demandais si des fois, tu ne l'avais pas abandonné...

 

Pas question de ça, Lucien mon âne ami. J'ai dit que je racontais tout le livre et je le ferai, sauf accident, bien entendu.

 

Voilà qui me rassure et me plaît bien, dit l'âne en penchant la tête vers son genou pour y mordre un bon coup. Satanés taons; décidément, les taons sont difficiles. Ils me piquent tout le temps et en plus, ensuite, ça chatouille pendant un bon bout de temps, les piqures de taons.

 

Je te crois volontiers, dit Mârco Valdo M.I.. D'ailleurs, j'ai déjà été mordu par des taons; c'est douloureux. Mais revenons à notre histoire d'Achtung Banditen ! Tu te souviens que Marco Camenisch avait été blessé lors de son arrestation, qu'on l'avait menacé des pires choses, qu'on le soignait avec des méthodes un peu sadiques et que les Suisses avaient demandé son extradition. Enfin, son procès et celui de Giancarlo allait s'ouvrir bientôt. Et bien, nous en sommes là au moment où reprend le récit. On ne sait pas trop qui est le locuteur (celui qui parle, bougre d'âne...); ce doit être celui qui a écrit ce livre, Piero Tognoli. Que dit-il ? Voici :


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




On est le matin du 12 juin et on attend le fourgon cellulaire de San Vittore.

Marco a été transféré à Milan au début de mai, surtout pour désynchroniser son adresse carcérale du siège de son procès. Giancarlo a récemment été assigné à résidence.

Nous sommes tous plutôt émus car c’est l’occasion, depuis des mois, de revoir notre grand ami Martino, même s’il est menotté et avec de tels cordons de forces de l’ordre qui comptent les présents, contrôlent les papiers, fichent et aiguisent leur vue pour mettre à jour leurs archives.

Le tribunal de Massa est une construction moderne en béton armé qui pourrait sembler un institut technique. Là, désormais, nous sommes chez nous et comme dans le jeu des trois cartes, on s’y retrouve parfois dans le rôle d’accusé, de témoin ou du public. Puis, les cartes se mélangent à nouveau et les rôles changent... Seuls, les avocats, les juges et le Procureur (PM) restent toujours à leur place.

Bonne participation aussi des compagnons d’ailleurs et saute aux yeux alors la présence d’une fille de trente ans aux longs cheveux lisses et très noirs qui semble sortie d’un roman de Scorza. Elle s’appelle Manuela et elle a commencé à écrire à Marco après avoir lu son histoire sur Anarres. On fait aussi connaissance avec Rambert, l’avocat zurichois de réputation internationale qui s’occupe des ennuis helvétiques de Marco. Un gars tranquille, sympathique et fort décidé qui lie immédiatement connaissance avec l’avocat Focacci qui défend Marco à Massa.

 

J'interromps un instant la lecture pour te signaler comment les choses se mettent en place. Les acteurs du romancero de Marco Camenisch arrivent en scène l'un après l'autre. Marco Camenisch, puis Giancarlo, puis une fille qui s'appelle Manuela, puis Rambert, l'avocat suisse de Marco Camenisch et son avocat italien Focacci.

Par ailleurs, on voit au travers du récit combien Martino-Marco était humainement apprécié par les gens qui l'avaient côtoyé dans le « civil », lorsqu'il pouvait vivre comme un être humain et pas comme une bête en cage.

Je reprends le récit et arrive un personnage nettement moins sympathique :

 




 

 

Le fourgon bleu tarde à arriver et tandis qu’on sonne, de la salle d’audience s’avance un type distingué, dans la soixantaine, qui veut nous poser quelques questions. Annaberta nous a avisé qu’il s’agit d’un journaliste de Elick, une feuille à scandales de Suisse allemande qui a déjà publié trop d’infamies à propos de Marco. Nous le traitons – verbalement – de méchante façon et il s’éloigne plutôt perturbé. On aurait bien envie de lui faire dégringoler les escaliers à ce chacal de la désinformation, mais ce n’est certainement pas le meilleur endroit et des ennuis nous en avons déjà assez…

Finalement, le fourgon arrive et nous entrons tous dans la salle d’audience. Marco et Giancarlo semblent en bonne forme, sereins, pour un peu, on ne dirait pas des inculpés d’un procès avec des accusations aussi lourdes. L’audience est une tempête silencieuse d’émotions, de regards intenses, de saluts à peine esquissés, de cœurs battants en ordre dispersé…

La défense obtient le renvoi du procès en raison de la formulation irrégulière des chefs d’accusation. Il aura lieu peut-être en septembre ou en octobre. Marco est renvoyé dans les cercles dantesques de l’enfer de San Vittore et à nous, il reste beaucoup de rage et une gerbe de joie suffoquée par un nœud de tristesse qui rend le sang amer.

 

Est-ce que cela ne te frappe pas toi, mon ami l'âne Lucien, toi qui as connu bien des malheurs depuis si longtemps de voir la sympathie simple et presque banale qui émane de ces gens qui se déplacent pour venir le peu de temps qu'on leur autorise se grouper un instant auprès de leur ami Martino-Marco.

 

Oui, oui, je l'ai bien senti, dit l'âne. J'ai aussi remarqué qu'ils le faisaient sous les yeux du pouvoir et qu'ils prenaient ainsi le risque d'être fichés. C'est d'ailleurs ce qui arrive... et je crois bien savoir que ça arrive de plus en plus et avec tout leur matériel électronique, informatique, leur cartes d'identité digitalisées, leurs mini-caméras, les écoutes téléphoniques... les gens sont de plus en plus surveillés et dès lors, c'est logique, je veux dire c'est dans la logique de tout système de fichage et de surveillance, ils sont de plus en plus souvent suspects... et de suspects à présumés coupables et de présumés coupables à terroristes... On y est vite. J'ai comme l'impression que leur manie de la surveillance crée le terrorisme; ils sont comme Blanche-Neige qui voyait des nains partout... Eux, ils voient des terroristes partout. Achtung Banditen !

 

Évidemment, il y a de ça, mon ami l'âne. Tu parles d'or. C'est comme ça que fonctionnent les régimes totalitaires, c'est-à-dire les régimes qui veulent contrôler, maîtriser la totalité de leur univers et qui ont d'ailleurs tendance également à l'étendre...  Car c'est ça, un régime totalitaire... D'ailleurs, dans ces sytèmes, il n'y a jamais assez de places dans les prisons, jamais assez de gardiens... Mais revenons au récit. Quelques lignes de la main de Marco Camenisch et puis, retour aux amis. On passe de l'un à l'autre, sans prévenir, un peu comme dans la vie. Une chose arrive, une autre vient s'insérer sans qu'il y ait de coupure...

 

Milan, San Vittore, 30 juillet 1992

 

Par une sentence du 16 juillet, mon extradition vers la Suisse est consentie. De Zurich, mon défenseur écrit que les autorités helvétiques veulent me mouiller à tout prix pour l’homicide du héros en tenue, sur la seule base de leur conviction de mon implication.

Je reçois le Zombi libéré, un petit journal suisse en langue française qui publie un article en solidarité avec moi. Un remerciement pour la solidarité économique aussi aux compagnons d’Ancône de la CNNPVP (Caisse nationale pour les victimes politiques).

 

 

Halte du métro S.Agostino. Un bref trajet à pied et la forteresse de S.Vittore est devant nous. Nous parcourons une partie de la muraille interminable et nous nous glissons dans l’entrée réservée aux visites de parents. Derrière une vitre quelques guichets, mais les uniformes qu’on voit à l’intérieur ne font pas penser aux employés de la poste.

Un chaos de marché couvert durant la fête du poisson. Ce n’est certes pas un fragment de la Milan bon chic, même si certains parents en visite font penser à un incident de parcours de quelque politicien véreux.

On fait la file et on attend l’appel. On tend l’oreille au portillon et je reste à côté d’Annaberta qui a quelques problèmes avec la langue italienne.

Un quart d’heure, peut-être vingt minutes et l’appel arrive « Kamenisk ! » . C’est un hurlement prononcé dans un style sec et teutonique qui ne laisse aucune ombre de doute. Annaberta et Renato peuvent finalement entrer au parloir.

 

Tu auras, mon cher Lucien, noté l'apparition d'un nouveau personnage qui s'appelle Renato et qui est le frère de Marco Camenisch. Ici, il accompagne Annaberta, qui est leur maman. Tu verras dans la suite du récit que Renato compte beaucoup pour Marco.

 

Dans le passage qui suit, un des grands combats de Marco Camenisch – lui-même sévèrement emprisonné – apparaît et annonce la lutte que Marco Camenisch ne va jamais cesser de mener pour la défense des autres prisonniers et contre les conditions infernales des prisons italiennes et par la suite, suisses. On verra plus tard qu'il a failli y laisser la vie et même plusieurs fois lors de ses grèves de la faim. Je te dis ça, dit Mârco Valdo M.I., pour que tu comprennes d'entrée de jeu de quoi Marco Camenisch parle. Il cite aussi Pianosa et avant d'aller plus avant, je vais te donner deux trois indications concernant cette île charmante au large de la Toscane. Ce sont des informations diffusées par un office de tourisme sous le titre « Vacances en Versilia ». Tu vas tout de suite comprendre l'infamie de la chose, c'est proprement hallucinant. J'ouvre la parenthèse : « Protégée par la prison pendant 142 ans, colonie pénale avant et prison de haute sûreté jusqu’à nos jours, l’île « plane » (pianosa) est une ressource unique : les prairies de Posidonia représentent une vraie et propre « nursery » de la faune en poissons de la haute Mer Tyrrhénienne, là se trouvent les catacombes les plus importantes au nord de Rome, la Villa Romana de Agrippa, le Sanatorio de Punta Marchese où Sandro Pertini fut confiné... Il ne faut pas négliger, entre autres choses, les potentialités représentées par les structures de la prison, qui sont considérées « monuments » modernes de l’histoire de notre pays... Le mur qui partage en deux l’île, édifié en 1978, représente lui aussi un témoignage « historique » à valoriser . Dans la partie malheureusement fermée se trouvent les baies et les rochers parmi les plus beaux de tout l’Archipel Toscan. Pianosa est aussi la seule des îles toscanes à être composée entièrement de roches sédimentaires. Comme le territoire de l’île est de nature calcaire et très plat, elle a été cultivée depuis les temps anciens. ... Auguste y emprisonna son neveu Postumio Marco Giulio Agrippa, qu'il fit tuer. ... l’île abrite le pénitencier et elle est donc une île fermée, où l’on ne peut débarquer seulement qu'avec un permis du Ministère de l’Intérieur .... » et je referme la parenthèse.

 




 

 

Ce n'est quand même pas possible, dit l'âne qui n'en croit pas ses oreilles qu'il a pourtant grandes et très actives, comme on sait. La prison comme ressource touristique, l'île coupée en deux par un mur, comme Berlin. Une île prison en quelque sorte, un bagne... N'ai-je pas entendu que Mussolini y avait fait enfermer Sandro Pertini... J'hallucine, dis-moi que ce n'est pas vrai...

 

Non, non, c'est bien réel. Et encore, je ne t'ai pas tout lu. C'est proprement délirant. Les prisonniers et les poissons, richesses touristiques de l'île plane; ça plane en effet et fort haut dans la stratosphère... Suite du récit de Marco Camenisch...

 

 

Milan, San Vittore, 3 août 1992.

 

Suite à l’application du décret Scotti-Martelli, de Pianosa parviennent de sources sûres les premières nouvelles alarmantes. Les tabassages et les injures aux détenus et à leurs familles sont à l’ordre du jour, la situation est pire que dans la période 1982-1986. Il y a une heure d’aération sur quatre, avec défense de parler. Dans le parcours entre les sections et les cours, les détenus sont contraints à courir. Les pavements sont trempés et les détenus sont obligés de ralentir pour ne pas tomber, ils sont alors matraqués et frappés de coups de poing sur la tête. La même chose se passe quand les gardiens entrent à deux dans les cellules, par exemple quand on frappe sur les barreaux, sans respect pour l’âge du détenu. Ils tabassent même les septuagénaires.

De nuit, à partir de 23 – 24 h, les gardiens tapent sur les blindages et sautent expressément sur les passages qui surplombent les cellules pour empêcher les détenus de dormir.

Pas de télévision, de journaux, de réchauds et de casseroles en cellule. Les repas administratifs sont immangeables, l’administration donne seulement un litre d’eau par jour quand à l’été, on en prévoit 3 par personne. L’eau du lavabo n’est pas potable, les vers sortent du robinet. Comme trousseau, on consent deux paires de pantalons, de chaussures, deux slips et deux chemisettes. Des lettres seulement à la famille et une heure par mois d’entrevues à travers une vitre blindée. Pour les demandes d’entrevue avec les avocats, la réponse est : « Pas d’entrevue avec les avocats. » Sans compter les déshabillages et les flexions systématiques à l’occasion des nombreuses fouilles corporelles. La prison est encerclée par les camionnettes de police et de carabiniers.

A San Vittore, la tension produite par ce décret est évidente et palpable dans tout le circuit carcéral.

Des quartiers « normaux », les détenus article 14bis sont déplacés à la section spéciale ou d’isolement ou de transit, en attente d’une destination définitive. Ici, à la section spéciale, qui est la pire des « spéciales » quant à la vivabilité, la récréation du midi est supprimée par décret ministériel. Depuis hier, il y a des détenus déjà soumis au décret qui ne peuvent plus avoir ni casserole, ni réchaud ? Nous ne pouvons même pas leur passer un café en cellule.

Le décret ne frappe pas seulement les « boss », mais sans discrimination les personnes avec des positions juridiques ou des peines insignifiantes ou dérisoires. Introduit avec l’excuse de la résurgence terroriste, le décret d’urgence revient à la filière répressive de l’article 90, mais il l’élargit immédiatement à tous les détenus considérés comme dangereux.

Les gardiens eux-mêmes disent que c’est à s’arracher les cheveux lorsqu’on lit les dispositions ministérielles absurdes, vexatoires et confuses qui déboulent continuellement. Même eux craignent la recrudescence de la guerre dans le circuit carcéral qui risque de les frapper de façon indiscriminée eux-aussi.


Qu'en penses-tu ? J'arrête là pour aujourd'hui... J'en ai des nausées, dit Mârco Valdo M.I..


Moi, dit l'âne, j'ai les boyaux qui se tordent d'angoisse et si tu n'étais pas là... Je dois me retenir. Littéralement, c'est à chier... Non, non, je sais me retenir, sinon, je pique un petit sprint et je reviens.

Et du coup, il part au galop....


Lucien, Lucien, reviens !


Proutch, proutch, splotch, splotch...


Voilà, c'est fait, j'arrive, dit Lucien... Mais quand même, j'en ai encore mal au ventre.

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1 août 2008 5 01 /08 /août /2008 23:38

La pendule fait tic tac tic tac, les marteaux piqueurs font pic pic pic pic, glou glou glou font les canalisations
et la cloche du couvent fait ding ding dong
Mais ...


Quoi, quoi, qu'est -ce que tu marmonnes encore, dit Lucien l'âne en arrivant au petit galop clop, clop, clop de celui qui est en retard.


D'abord, dit Mârco Valdo M.I., je ne marmonne pas... Je chantonne. Nuance. Et c'est du Trenet, alors, silence, je compose...


Tu composes quoi ? Une chanson ? Quelle chanson..? dit Lucien l'âne tout agité car il sent le mystère. Avec des marteaux-piqueurs et des canalisations... Qu'est-ce que tu me chantes... ? Et puis, une pendule et encore une cloche et même un couvent, je n'y comprends rien.


Ne t'inquiète pas, Lucien mon bon ami, je m'en vais t'expliquer tout ça calmement et tu verras combien c'est logique et comme tout se tient bien dans cette histoire que je vais te raconter là, maintenant.


J'y compte bien, car je ne comprends rien jusqu'à présent. Je croyais que tu allais me raconter un épisode d'Achtung Banditen ! et voilà que tu chantonnes, dit l'âne en faisant un saut de côté et une petite ruade. C'est à cause des taons, avec le temps qui est lourd, les taons sont difficiles.


Mais qui te dit que ce n'est pas un épisode d'Achtung Banditen ! Pas moi, en tous cas. Je t'annonce même le contraire, mon brave Lucien. C'est un feuilleton d'Achtung Banditen ! C'est même le dixième...


Ah, Ah, dit Lucien l'âne en singeant Bosse-de-Nage qui n'est pas là et dont on se demande s'il viendra un jour, mais là n'est pas la question. De quel Achtung Banditen !, celui avec Marco Camenisch ou celui avec Paolo à Rome ?


Désolé pour toi, ce n'est ni l'un, ni l'autre. En fait, c'est moi qui l'ai rangé dans la catégorie des Achtung Banditen ! Ach ! Terroristen... En fait, tu le verras au fil de l'histoire tous les Achtung Banditen ! ont ceci de commun, que ce sont des histoires assez explosives et qu'il s'agit chaque fois d'attentats politiques qui visent à frapper une puissance énorme avec des moyens somme toute fort réduits. C'est souvent un groupe d'hommes, parfois, un individu, qui affrontent des forces supérieures en nombre, en armements, en puissance... et généralement, des forces qui entendent imposer par la force leur point de vue, leur façon d'organiser le monde à leur profit. Ceux qui se rebellent sont traités comme tu l'as remarqué de terroristes.

 

 





Oui, oui, dit Lucien l'âne. Mais je ne vois pas le rapport avec ta chansonnette.


D'accord, ce n'est pas évident. Que disait ma petite chanson que tu as interrompue trop tôt, sinon tu aurais déjà mieux compris. La pendule, tic, tac : tu sais qu'il faut être prêt à temps quand on mène une action et que d'autre part, le tic, tac... même dans Tintin, c'est le bruit de la bombe. Les marteaux-piqueurs, pic,pic : mais c'est le travail du sapeur que de faire le trou pour poser la bombe au bon endroit. Les canalisations : glou, glou : quand tu creuses pour installer une bombe, dans nos mondes superéquipés, tu rencontres partout des canalisations, et des égouts... Le ding, dong est bien celui du couvent voisin, mais tu vas le découvrir plus loin.


Oh, oh, dit Lucien l'âne, ça devient bougrement intéressant.


Alors, voilà, je voulais présenter un épisode qui raconte l'attentat qui envoya haut dans les airs un amiral espagnol, par ailleurs chef du gouvernement espagnol en 1973. C'était un épisode qui m'était quasiment donné par mes amis de « Canzoni contro la guerra » ou « Songs against war » où partant d'une chanson espagnole de Soaks, traduite en italien, ils faisaient un récit de l'affaire Carrero Blanco et présentaient la chanson de Soaks. Je l'ai traduite à mon tour en français et je me suis dit que cela t'intéresserait.


Bon sang d'âne, mais tu as bien fait. Sûr que ça m'intéresse., dit Lucien piétinant des ses deux pieds avant un pissenlit de joie.

 

Puis, comme je me préparais à raconter cette histoire, j'ai eu en mémoire une chanson de Charles Trenet, qui n'avait rien d'un terroriste – encore qu'il fit une révolution dans la chanson et qu'il était lui-même assez explosif... Une chanson de Trenet, mais chantée à la fois – je veux dire dans ma tête, pas dans la réalité – par Trenet et par Georges Brassens. T'imagine la fête ! Cette chanson était liée au sujet , car elle s'intitule Boum... et elle est pleine de boums. Or, Boum, c'est précisément le bruit, disons plus exactement, la représentation du bruit – on dit onomatopée – d'une bombe qui explose. Et de fil en mèche, j'en ai fait une parodie reprenant l'histoire de l'amiral volant, sous le titre de L'amiral Boum. Je ne sais si Trenet me pardonnera, mais Brassens aurait certainement bien apprécié, même s'il n'y a plus de Pyrénées...


L'envol de Carrero

Madrid 20 décembre 1973. L'amiral Carrero Blanco établit l'imbattable record de saut en hauteur à l'automobile.

 

 

J'ai comme le vague pressentiment que l'insertion dans une collection de « Chansons contre la guerre »d'une chansonnette devenue par la suite presque populaire, qui se réjouit, et pas un peu, d'un attentat à la dynamite qui coûta la vie à la victime désignée – laquelle était un grandissime tas de merde – mais aussi à un pauvre chauffeur qui avait commis l'unique faute de conduire la voiture de ce tas de merde en question, pourrait provoquer quelque discrète « perturbation » dans nombre d'âmes non-violentes, pacifistes à outrance, etc. Je le comprends. Comme je comprends que le fait que l'attentat fut organisé et mené à bien par l'ETA pourrait créer encore plus de perturbation. Celui qui a un peu de mémoire aura déjà compris que le tas de merde en question s'appelait Luis Carrero Blanco; il était le successeur désigné de Francisco Franco, son collaborateur le plus proche depuis le « pronunciamento » de 1936 qui déclencha la guerre civile espagnole (un million de morts), le très catholique exécuteur de tous les massacrés et de tous les fusillés et de tous les garrotés du Caudillo, etc. D'accord, d'accord, l'ETA qui l'écarta le 20 décembre 1973 par l'opération « Ogre » (ce qu'en effet, Carrero était!) serait un groupe « terroriste », mais il faut toujours se demander qui étaient et qui sont les vrais terroristes ? Quarante ans et des poussières de terreur en Espagne, qui l'a fait ? Telle est la vraie question. Chacun aura sa réponse. Cependant, j'en donne une, qui ouvrira peut-être aussi des controverses ultérieures dans ce site heureusement multilatéral; et c'est une réponse très simple. Parfois pour être vraiment « contre la guerre », la guerre, il faut la faire. La firent en Espagne, ceux qui pendant trois ans combattirent le franquisme et furent écrasés dans le sang. La firent aussi ceux qui organisèrent l'attentat contre Carrero Blanco, ce qui interrompit le processus de continuité du régime et sans doute, accéléra la mort de Franco (deux ans plus tard) et la fin de son régime sanguinaire qui était un État en guerre continue contre l'humanité et contre la vie. Luis Carrero Blanco était un des hommes les plus détestés d'Espagne. Après tant d'années, de pareilles chansons, connaissant de plus un processus de « popularisation » rapide ne peuvent être écrites, s'il n'y a pas une vraie et profonde haine. Une chanson d'une terrible ironie, une moquerie méchante ... comment a-t-il gagné cette haine, Carrero ? Au nom de la paix, toujours et partout, acritique et supérieurement couarde, c'est la guerre qui triomphe. Depuis le temps de la Pax Romana d'Octave Auguste, la paix a toujours bien plu au pouvoir : la paix pour faire ce qu'il veut. Même Mussolini fut longtemps glorifié pour avoir « pacifié » l'Italie, et ensuite, ruiner le pays pour faire la guerre. Et, Francisco Franco ne fut-il pas, au fond, aussi un pacifiste quand il refusa d'entrer dans cette guerre mondiale ?

 

La paix d'hommes comme Carrero Blanco est parfaitement synthétisée dans une affirmation qu'il fit peu avant d'être propulsé dans l'éternité : « Si en Espagne, on finit par comprendre que tous ceux qui descendent dans la rue pour créer de la confusion, doivent être reçus à coups de fusil par la police, ce sera la fin du désordre. »

 

 

L'Ogre

 

 

Luis Carrero Blanco, né à Santona en 1903, entre à l'académie navale en 1918. En1925, il rencontre pour la première fois Francisco Franco (1892-1975), à cette époque colonel; des deux sympathisent rapidement et en 1934, ils collaborent ensemble à la répression de la grève des Asturies.

En 1936, Franco après la victoire électorale du Front Populaire, déclencha un soulèvement contre le gouvernement républicain, donnant le départ à ce qui passa à l'histoire sous le nom de Guerre Civile Espagnole. Carrero Blanco appuya immédiatement le soulèvement militaire et contribua à sa victoire en 1939, initiant ainsi une collaboration étroite avec le dictateur, collaboration qui sera interrompue seulement en 1973 par son mémorable vol plané en automobile.

 

Au cours des années, Carrero Blanco eut des charges toujours plus importantes : ministre de la Président en 1951, vice-Président du Gouvernement en 1967. En 1969, il fut des soutiens les plus acharnés du choix de nommer le prince Juan Carlos de Bourbon, successeur de Franco avec le titre de roi.

 

En juin, 1973, Francisco Franco (81 ans) nomma l'amiral Carrero Blanco, président du gouvernement, charge détenue jusque là par le Caudillo lui-même, lequel resta néanmoins chef de l'État et généralissime des armées.

 

Surnommé l'Ogre en raison de sa détermination et de sa férocité dans la répression, Luis Carrero Blanco fut la victime d'un attentat dynamitard des plus spectaculaires organisé par les séparatistes basques de l'ETA militaire – à Madrid, le 20 décembre 1973,

Huit mois auparavant, un commando opérationnel ( dénommé « TXIKIA », en l'honneur de Eustakio Mendizàbal « Txikia », membre de l'ETA assassiné par la police en avril 1973 à Algorta – en Biscaye – près de Bilbao) de quatre membres de l'ETA, plus des membres logistiques (José Ignacio Abaitua Gomeza "Marquín", José Miguel Beñarán Ordeñara "Argala", Pedro Ignacio Pérez Beotegui "Wilson", Javier María Larreategui Cuadra "Atxulo", José Antonio Urruticoechea Bengoechea "Josu" et Juan Bautista Eizaguirre Santiesteban "Zigor" ) avait loué un sous-sol au 104 de la Calle Claudio Coello, à Madrid; d'où, en se faisant passer pour des électriciens effectuant un raccordement, ils avaient creusé un long tunnel jusqu'au centre de la chaussée, pour y installer une charge explosive très puissante.

Par cette rue passait chaque jour, le routinier Luis Carrero Blanco; ses horaires et son parcours étaient invariables. Il se sentait tellement en sécurité qu'il avait plusieurs fois refusé une escorte et des mesures de sécurité spéciales, malgré que l'hypothèse d'un attentat l'effraya plusieurs fois.






 


 


Très catholique, comme il convenait à une personnalité en vue du régime clérico-fasciste espagnol, Carrero Blanco était sorti comme chaque matin à huit heures de sa maison de la Calle de Los Hermanos Bécquer. Il monta dans sa Dodge Dart noire blindée, immatriculée PMM – 16416 et se rendit à la messe pour prier à l 'église de S. Francisco de Borja, annexe du couvent des Jésuites de Serrano. A 9 h 36, le 20 décembre 1973, il sortit de l'église et tandis que la Dodge Dart avec à son bord Carrero Blanco, le chauffeur José Luis Pérez Mogena et le policier José Antonio Bueno Fernández, passe par la Calle Claudio Coello, à l'endroit prévu explosa environ 500 kg de Goma-2.

L'explosion fut si violent qu'elle propulsa la grosse automobile (2300 kg) de Carrero Blanco à plus de vingt mètres de hauteur en lui faisant dépasser le toit (et les cinq étages) d'un couvent annexe à l'église. L'auto « atterrit » sur le balcon du deuxième étage de l'édifice, de l'autre côté du bâtiment. Bien que mortellement blessés, les occupants furent transportés à l'hôpital; ils moururent néanmoins très vite.

 

Quinze minutes après l'attentat devait commencer le procès de dix membres du syndicat clandestin des « Commissions ouvrières »; la date et l'heure de l'attentat furent peut-être choisies pour ce motif.

 

Un des membres du commando de l'ETA fut assassiné quelques mois plus tard.

 

Un membre du même commando TXIKIA déclara par la suite :

 

« En soi et pour soi, l'exécution visait plusieurs buts très claires. Depuis 1951, Carrero Blanco assurait quasiment la charge de chef du gouvernement du Régime. Carrero symbolisait mieux que tous la figure du « franquisme pur », sans pour cela être lié à aucune des tendances franquistes. Son but était d'amener l'Opus Dei au pouvoir absolu. Homme sans scrupules, il avait progressivement construit son propre État dans l'État; il avait créé un réseau d'informateurs dans les ministères, dans l'armée, dans la Phalange et jusque dans l'Opus Dei. Sa police réussit à s'infiltrer dans tout l'appareil franquiste. Il était devenu ainsi l'élément-clé du système et une pièce fondamentale des jeux politiques de l'oligarchie. D'un autre côté, il avait réussi à devenir irremplaçable par son expérience et sa capacité de manœuvre et car personne autant que lui ne savait maintenir l'équilibre à l'intérieur du franquisme ».

 

C'est probablement dès le lendemain de l'attentat, qui fut accueilli avec une authentique jubilation dans toute l'Espagne antifranquiste, que commencèrent à circuler de terribles blagues comme celle-ci : A la mort de Francisco Franco, le Caudillo, bien connu comme un vaniteux envieux, s'adressa à Saint Pierre et lui dit : « Mais comment se fait-il que Carrero a déjà l'auréole...? . Et Saint Pierre lui répondit : « Ce n'est pas son auréole, c'est le volant de la voiture »... ou des plaisanteries sur le « record du monde de saut en hauteur à l'automobile » qui donnait enfin à l'Espagne un recordman mondial à une époque où l'athlétique Espagne faisait de la peine. Cela aussi rend compte du climat qu'avait suscité l'élimination du hiérarque. Ce fut peut-être l'unique moment dans l'histoire où toute la population espagnole antifranquiste fut favorable à l'ETA.

 

A l'annonce de la mort de son « dauphin », Francisco Franco déclara que « son ultime lien avec la vie avait été coupé ». (Il attendit pourtant encore deux ans avant de rejoindre son « dauphin » auréolé). Le pauvre malheureux ne se préoccupait évidemment pas des centaines de milliers de vie que lui, Carrero et tous les autres avaient coupées depuis 1925 dans le Riff, les Asturies et durant la guerre civile.

 

En 1980, le cinéaste italien Gillo Pontecorvo tourna ce film « Ogre », qui reconstruit fidèlement toutes les phases de la préparation et de l'exécution de l'attentat. Basé sur le livre « Operacion Ogro » de l'écrivaine anarchiste catalane Eva Forest Tarrat (1928-2007), il fut interprété entre autres par Gian Maria Volonté, Eusebio Poncela, José Sacristán e Angela Molina. La musique était d'Ennio Morricone.

 


 


 


 

 


 


 


L'Envol de Carrero

 

Hai, hai, qui a fait voler l'amiral ?

 

Jeudi avant le déjeuner

Carrero devait aller prier

Mais il ne put aller prier

Car il devait voler.

 

Et il s'est envolé, ainsi Carrero a volé

Et il s'est envolé et il arriva ainsi bien haut

Et il s'est envolé, ainsi Carrero a volé

Et il s'est envolé et il arriva ainsi bien haut

 

Même si Carrero fut ministre de la marine

Son unique rêve avait toujours été de voler

Jusqu'au jour où l'ETA militaire

transforma enfin son rêve en réalité.

 

Elle fit sauter

un pétard, BOUM !

Et jusque par dessus le toit, BOUM

Elle l'a fait sauter.

 

 

Et Carrero a volé, a volé, a volé

Et puis du haut du toit est tombé

Et Carrero a volé, a volé, a volé

Et puis du haut du toit est tombé

 

 

Il s'est envolé, envolé, envolé, Carrero

Il s'est envolé, envolé, envolé, le salaud.

 

 

Je dois te dire que si tu veux voir cette fameuse performance de l'amiral, tu peux aller sur le site de Canzoni contro la guerra, il y a un extrait du film L'Ogre; c'est très parlant. Et maintenant, dit Mârco Valdo M.I., je vais te montrer ma chanson, ma parodie, rien que pour le plaisir et puis, quand même, elle dit bien ce que je pense à propos des Achtung Banditen !... J'insiste sur le fait que c'est une parodie...


Oui, oui, dit Lucien l'âne aux yeux noirs comme le diamant et aux dents d'ivoire éléphantesque. En avant toute pour L'Amiral BOUM.

 

L'amiral Boum

 

 

La pendule fait tic tac tic tac
Les marteaux piqueurs font pic pic pic pic
Glou glou glou font les canalisations
Et la cloche du couvent fait ding ding dong
Mais ...

Boum
L'amiral a fait Boum
Tout avec lui a dit Boum
Et l'auto a fait Boum Boum

Boum
Quand l'amiral s'envole
Tout avec lui dit Boum
Et c'est l'Espagne qui rigole.

Tout a changé depuis
Et la rue a des yeux qui regardent aux fenêtres
Et les gens se sourient
Et l'Espagne va renaître

Boum
L'amiral a fait Boum
Tout avec lui a dit Boum
Quand l'auto a fait Boum Boum


Boum
Le monde entier fait Boum
Tout l'univers fait Boum
Quand les dictateurs font Boum Boum
Boum
Mon cœur fait Boum Boum
Il fait toujours Boum Boum

Quand les dictateurs s'envolent.

Boum Boum Boum...

Boum Boum Boum...

 

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31 juillet 2008 4 31 /07 /juillet /2008 23:27
    Lucien, Lucien, dit Mârco Valdo M.I., devine ce qui vient de m'arriver....

 

T'en as de bonnes, toi, dit Lucien l'âne qui s'en venait de son pas lent d'âne. Comment veux-tu que je devine ? Je n'ai aucune idée de la façon dont tu passes tes journées et tu voudrais que je devine. Deviner quoi ? Allons, je vais quand même essayer de te répondre. Tu as rencontré un chameau ?

 

Non, ce n'est vraiment pas ça, dit Mârco Valdo M.I..

 

Tu viens d'être nommé premier trombone de la fanfare..., dit l'âne en se marrant.

 

Non, pas du tout, j'aurais bien aimé, mais je ne joue pas du trombone, dit Mârco Valdo M.I. en souriant. Cherche encore... C'est amusant.

 

Tu as rencontré une nouvelle fiancée..., dit Lucien en clignant de son œil noir comme celui du taureau devant le toréador ou l'œil de Carmen, enfin, je ne sais plus.

 

Arrête tes grimaces grivoises, mon bon Lucien. De toute façon, ce n'est pas la bonne réponse.

 

Il t'est poussé des ailes...

 

Mais enfin, Lucien, tu vois bien que non. Essaye encore...

 

Tu as eu une idée..., dit l'âne ne commençant à s'enfuir de quelques pas, histoire de ne pas être trop bousculer si jamais, il y avait une bourrade de représailles.

 

Espèce d'âne... Ce n'est pas cela du tout et tu n'as pas besoin de t'enfuir, je ne te bousculerai pas.

Les idées, ce n'est pas ça qui me manque, ni ce qui me ferait te demander de deviner, dit Mârco Valdo M.I. en riant joyeusement. Allons, cherche encore un peu...

 

Je ne sais pas moi. On t'invite en Australie ou au Pérou..., dit l'âne un peu excédé.

 

Non, ce n'est pas ça non plus. Mais comme je vois que tu commences à t'énerver, je vais te le dire. J'ai fait la sieste tout l'après-midi... et j'en suis encore tout rempli de cette sorte d'état sommeillant où on se sent particulièrement bien et tout prêt à retomber dans un sommeil plus profond encore, dit Mârco Valdo M.I..

 

Ah, dit l'âne en faisant des yeux ronds comme des boules de pétanque. C'est ça, je me disais bien que tu avais un air bizarre, un peu endormi. Mais enfin, moi, c'est tous les jours que je fais la sieste et c'est tous les jours que je sombre dans un bienheureux sommeil. Évidemment, tout l'après-midi, c'est beaucoup, je te le concède, mais avec cette chaleur, je comprends. D'ailleurs, aux pays des ânes, l'Espagne par exemple, mes amis dorment comme ça presque tous les jours. Sauf l'hiver, où ils dorment toute la journée.

 

Allons, allons, Lucien, ne confondrais-tu pas les ânes et les ours...

 

Laisse tomber et parle-moi plutôt de nos histoires... Que comptes-tu me raconter aujourd'hui ? J'avais trouvé fort intéressant ce récit du bombardement de l'hôpital à Rome... dit Lucien l'âne en se retournant brusquement pour se mordre l'intérieur de la cuisse. Ce sont encore les taons qui sont difficiles. Tu n'as pas la suite ?

 

Ah, ah, dit Mârco Valdo M.I. singeant l'âne qui singe le singe Bosse-de-Nage qui ne sait dire que ça. Ah, ah, j'imaginais bien que tu voudrais connaître un peu de la suite et c'est bien tombé, c'est ce que je t'avais préparé aujourd'hui. Et la suite est fameuse...

 

Ah, ah, dit Lucien l'âne, etc... Oui, fameuse en quoi ?

 

Tu vas voir, c'est le 25 juillet 1943. Une date que tous les Italiens corrects attendaient depuis longtemps... Au moins, vingt ans...

 

Ah, oui ?, dit Lucien avec comme une grande interrogation dans la voix...

 

Je te laisse découvrir dans le récit ce dont il s'agit..., dit Mârco Valdo M.I..

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NUIT DU 25 JUILLET.

 

 

Le fascisme finit à l'improviste, avant même qu'une semaine ne se soit passée depuis le bombardement de Rome. Mussolini, tandis que Rome était frappée par les avions de la Vième Armée, était à Feltre pour prendre les ordres de Hitler. Ciano nous a raconté dans son journal que le duce était parti avec la ferme résolution de contenir les prétentions de son allié. Mais, comme d'habitude, ses velléités s'étaient éteintes dès qu'il s'était retrouvé devant Hitler, son ancien élève, qui était désormais devenu son maître.

La presse parla de la parfaite identité de vues entre les deux chefs et il sembla que tout devait se poursuivre comme avant, vers l'inévitable, la tragique conclusion.

Mais dans les derniers jours de la semaine commencèrent à circuler des bruits; on parlait d'une réunion du Grand Conseil du fascisme et de l'ébullition qui montait entre les hiérarques fascistes et dans les milieux proches de la maison de Savoie.

C'étaient des bruits auxquels les Romains accordaient désormais un relatif crédit. Tant de fois en fait, on avait parlé de la fronde de ce hiérarque-ci ou de celui-là, ou de Ciano lui-même, et on savait d'expérience ancienne qu'il ne se passerait rien.

On avait aussi espéré, mais toujours en vain, que l'intervention des vieux politiciens de l'Italie préfasciste, comme Bonomi ou Orlando, pourrait pousser la monarchie à arrêter le délitement. Celle-ci pouvait être la bonne fois.

La guerre allait mal sur tous les fronts. Les Alliés avaient débarqué en Sicile; les gens, épuisés, ne se tenaient plus. Désormais, toutes les villes importantes de l'Italie, Rome comprise, avaient subi des bombardements meurtriers. La faim frappait toutes les couches de la population, exceptés les hiérarques et, peut-être, l'un ou l'autre paysan ou certains secteurs de la bourgeoisie terrienne.

Il n'y avait plus un Italien qui avait le courage de se proclamer fasciste. Dans les rédactions des journaux circulait une sentence qui paraphrasait un des mots d'ordre célèbres du duce : « Celui qui signe est perdu. » Dans les journaux, en fait, les articles habituels qui parlaient de la grandeur du duce et du destin impérial de l'Italie ou de l'immanquable victoire de l'Axe continuaient à paraître, mais plus personne ne signait ces articles.

Le peuple italien n'avait pas voulu la guerre, il l'avait subie. Il avait espéré que, comme ils le lui avaient promis, ce serait une guerre éclair, une guerre qui finirait vite et qui apporterait la richesse à tous. Trois années dures avaient démenti ces illusions et les Italiens, même les plus stupides, avaient compris que le fascisme les avait trompés et trahis.

Le fascisme avait encore le pouvoir et il continuait à persécuter et à commander, mais désormais, l'aversion contre son régime s'étalait ouvertement.

À la maison, chaque soir, après le souper, nous écoutions le journal radio de 22 h 45. Puis, comme presque tous les Italiens, nous nous branchions sur Radio Londres malgré les interférences des stations radio fascistes qui cherchaient à en empêcher l'écoute.

Cela se passa aussi ce soir du dimanche 25 juillet. Peut-être, il y avait-il un peu plus d'attente, de curiosité en raison des bruits qui circulaient en ville depuis déjà deux jours. Rien de précis, ou de clair; seulement la sensation que quelque chose de nouveau aurait lieu. Nous avions soupé, nous étions encore autour de la table; mon père, ma mère, ma sœur, mon frère et moi. Il y avait aussi comme invité chez nous, dans ces jours-là, un neveu de mon père, officier de l'aéronautique, duquel j'étais très ami.

Mon père et moi, dans l'attente, nous jouions aux échecs. À 22 h 45, la radio resta silencieuse. L'émission tardait et ceci nous surpris. Les minutes passaient. Notre curiosité s'intensifia. Ce silence acquit peu à peu une signification. À 23 heures, on entendit la voix du speaker. « Journal radio », dit-il, « Sa Majesté le roi et empereur a accepté la démission du Cavaliere Benito Mussolini. » Le fascisme était fini.

 


Nous nous regardions abasourdis. Je me levai, le souffle coupé; une émotion profonde, une joie sans nom et sans limites, m'avaient traversé d'un coup. Je ne me rappelle rien d'autre dans ma vie que je puisse comparer à cette émotion, à ce bonheur. Le fascisme était fini. Ceci signifiait la liberté. Cela signifiait la fin des morts inutiles, de la destruction et de la désagrégation. Je me rappelle la lumière claire et intense du lampadaire, la visage des miens, heureux et abasourdis comme moi. Leur, ma joie, nos embrassades, nos exclamations.

Il ne nous intéressait même pas de savoir ce qui s'était passé, le comment, le pourquoi. Il nous suffisait de savoir ceci : qu'il n'y avait plus de Mussolini; que le fascisme était fini. Je courus au téléphone, j'appelai Gabriella, une amie, qui était juive. C'était une de mes anciennes camarades d'école qui avait souffert – et pour cela aussi elle m'était chère – des persécutions subies par sa famille. Ma main tremblait tandis que je composais le numéro, j'avais la voix suffoquée quand je lui parlais. « Gabriella », lui dis-je, « Mussolini a été destitué ». «Imbécile », me répondit-elle irritée, « Cela te semble-t-il une façon de plaisanter ? »

Elle n'avait pas encore eu la nouvelle et elle réagissait avec âpreté à ce qu'elle tenait pour une bêtise imprudente. « Gabriella », lui répondis-je, « C'est vraiment vrai, la radio l'a dit il y a un instant. » « Laisse tomber », continua-t-elle à me dire, « ne fais pas l'idiot », mais en même temps sa voix s'ouvrait à l'espérance. Puis, elle y crut et elle courut en pleurant près des siens.

Je sortis sur le balcon, la ville était sombre. Soudain, dans l'obscurité de la nuit, lumineuse, une fenêtre s'ouvrit toute grande, puis une autre, une autre encore.

Les Italiens s'affichaient. Puis, dans la nuit, un homme hurla, de tout le souffle qu'il avait dans son corps, qu'il propulsait à en perdre la voix : « Vive la Liberté ! » Je n'oublierai jamais ce hurlement, cette invocation, cette voix rauque, étranglée. Désormais, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Les lampes déversaient leur lumière dans les rues, où les lampadaires masqués de bleu, l'obscurité, la guerre elle-même finissaient avec sa disparition.

D'autres voix s'unirent à la première, composèrent un dialogue hurlé vers le ciel et les hommes s'appelèrent, se rencontrèrent et s'embrassèrent; ils descendirent dans les rues et se déversèrent en fleuves toujours plus grands vers le centre.

Le fascisme était fini et il ne reviendrait jamais.

 


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29 juillet 2008 2 29 /07 /juillet /2008 22:44

Clip, clap, clop, tic, toc, tac, clip, tac, toc, clop, clap...

Ben, mon vieux Lucien, t'en tiens une... Je ne t'ai jamais vu bourré comme ça. Et même, je n'ai jamais vu un âne soûl. D'où viens-tu ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Au fait, qu'as-tu bien pu boire pour te traîner en zig-zag ainsi...

 

Mais, aujourd'hui, crois-moi mon ami Mârco Valdo M.I., c'était l'anniversaire de ma copine Andréa et on a un peu fêté ça avec les copains. Et comme, en effet, je ne bois jamais d'alcool, un ou deux seaux m'ont mis dans cet état pénible, mais joyeux, dit l'âne en tanguant plus que de raison.

 

Enfin, dit Mârco Valdo M.I., tu as l'avantage de te mouvoir sur quatre pattes... C'est déjà ça. Mais si j'ose dire, tu tombes bien.

 

Ah ... dit Lucien l'âne aux pieds un peu plus lourds que ceux d'Hermès. Mais je ne veux pas tomber, ajoute-t-il en s'appuyant contre l'arbre.

 

Mais non, mais non, je ne veux pas que tu tombes. Je dis juste que tu arrives à point, que tu arrives au bon moment, que c'est le bon jour pour être dans cet état alcoolisé.

 

Ah oui... ? , dit l'âne en se tenant à une branche par la bouche.

 

Oui et je vais te dire pourquoi. J'avais justement choisi de te faire connaître des chansons qui tournent autour de ce penchant que certains ont de boire un peu trop d'alcool... J'en avais deux à te proposer et vu ton état, je t'en ajouterai une troisième.

 

Ah, c'est bien gentil, dit l'âne tout ragaillardi et qui essaye de reprendre son équilibre.

 

Et bien voilà, dit Mârco Valdo M.I., je t'explique : ce sont trois chansons bien différentes.

 

La première, celle que j'ai intitulée en français, L'Ivrogne est une chanson de Francesco Guccini. Un cantastorie de premier ordre, comme tu le devines - enfin, si tu devines encore quelque chose, quoique in vino veritas - il est italien. Sa chanson, je te préviens, est un peu et même beaucoup émouvante. Elle raconte l'histoire d'un homme – un artiste – qui a sombré dans l'alcool et elle le présente dans une sorte de délire éveillé où il se croit en public et interprète dans un café vide une chanson et croit entendre les applaudissements... Elle est très prenante. Pourquoi, comment en est-il arrivé là, on ne le dit pas dans la chanson.

 

 

 

Ah, ah, dit l'âne se prenant pour Bosse-de-Nage. Passons donc à la première.

 

L'ivrogne

 

Chanson italienne – L'Ubriaco – Francesco Guccini – 1970

Version française - L'Ivrogne – Marco Valdo M.I. – 2008

 

 

Appuyé sur les bras, derrière son verre
Il lève à peine la tête et demande encore à boire.
Les bruits de la rue traversent doucement les parois.
Le chat dort sur le banc et la saleté enduit les vitres.
Le vin tombe dans le verre, ensuite personne ne bouge plus
et on ne sait si dehors, à l'air, il y a du soleil ou s'il pleut
Et cet homme se souvient et, par une ironie atroce,
le vin lui donne comme de la force, l'illusion lui donne de la voix.
Et il se lève sur ses jambes, ouvre les yeux et puis, titube
Avec le geste des bras comme sous les projecteurs...

Lalalalalala

Mais il arrête subitement et retombe assis à terre.
L'ombre revient sur son visage, le vin retourne dans son verre.
Et loin, au delà, dans le temps, une foule mystérieuse
S'est levée d'un coup, elle crie : « Bravo, bien, encore ! »
Les projecteurs sont revenus sur son visage et ses mains.
Il se lève et fait un salut à ces publics lointains.
Et plus forte entre ces murs, cette voix à présent s'est élevée
Et elle fait tintinnabuler les verres et rebondit dans la rue...

 

Lalalalalalala

 

 

Lucien relève ses oreilles et se met sur ses pattes de derrière en criant : « L'éthylisme ne passera pas ! L'éthylisme ne passera pas ! »....

 

M'enfin, Lucien, calme-toi. On n'est pas à la manif. Revenons à nos chansons.

La deuxième s'intitule tout simplement « Je Bois » et elle est l'œuvre d'un écrivain, poète, chanteur, musicien... très connu et mort bien trop tôt. Il s'agit de Boris Vian. Un gars extraordinaire et plein d'une merveilleuse sensibilité. Dans cette chanson, il campe un personnage assez crade, qui se traîne comme il peut, dans sa vie moche, moche... On comprend pourquoi, il boit.

 


 Je Bois

Chanson de Boris Vian – 1955

 


Je bois
Systématiquement
Pour oublier les amis de ma femme
Je bois
Systématiquement
Pour oublier tous mes emmerdements

Je bois
N'importe quel jaja

Pourvu qu'il fasse ses douze degrés cinq
Je bois
La pire des vinasses
C'est dégueulasse, mais ça fait passer le temps


La vie est-elle tellement marrante ?
La vie est-elle tellement vivante?
Je pose ces deux questions
La vie vaut-elle d'être vécue ?
L'amour vaut-il qu'on soit cocu ?
Je pose ces deux questions
Auxquelles personne ne répond...

 

et

Je bois
Systématiquement
Pour oublier le prochain jour du terme
Je bois
Systématiquement
Pour oublier que je n'ai plus vingt ans

Je bois
Dès que j'ai des loisirs
Pour être saoul, pour ne plus voir ma gueule
Je bois
Sans y prendre plaisir
Pour pas me dire qu'il faudrait en finir...

 

 

Lucien chancelle à nouveau. Il émet d'étranges borborygmes.

 

Mais enfin, dit Mârco Valdo M.I., Lucien, tu vas m'écouter... ou je ne te dis pas la troisième chanson...

 

Si, si, je veux l'entendre... dit Lucien en s'asseyant sur le talus.

 

Bon, alors... , dit Mârco Valdo M.I., la troisième chanson, c'est la boisson joyeuse des gars du populo. On boit pour faire la fête entre potes, on se met une tamponne, on se marre et puis, c'est tout. Elle s'intitule Le Beaujo en vélib, c'est une chanson de nos amis de La Chanson du Dimanche. Elle me rappelle d'ailleurs le Captain Beaujol, tu sais ce personnage du roman de René Fallet : Le beaujolais nouveau est arrivé et aussi, Clochemerle, ce fabuleux roman-canular de Chevallier.

 

Bou, bou, Lucien se met à hoqueter... Des larmes coulent de ses yeux noirs comme des diamants d'Afrique du Sud.

 

 

Tu sais, Lucien même si t'es bourré, je t'aime bien et je te comprends. Cela dit, on peut avoir la boisson épouvantablement triste ou des plus joyeuse. Mais même dans ce dernier cas, il traîne comme un goût amer au fond des verres. Enfin, celle-ci est plutôt du genre joyeux, à la fois vraiment joyeuse et faussement. Il reste comme un arrière-goût de la fête de l'amer.

C'est aussi l'occasion de (re)découvrir La Chanson du Dimanche et ses deux artistes – du trottoir – que sont Alexandre Castagnetti et Clément Marchand. Cet été, ils n'arrêtent plus de faire des concerts ... à la demande du public. Leur répertoire est – sous un faux air de chansons « dans le vent » (c'est le cas de le dire au coin des rues ou sur les places...) - nettement engagé dans ce que nous appelons, la guerre sociale ou civile. Faut aller voir dans leur confrontation à la société sarkozienne, au monde de Bush (même quand Bush rit, il n'est pas drôle...), au capital, aux multinationales, aux OGM.... Serait-ce le retour de la chanson politique en France ?

Ici, c'est une chanson à boire, ironique et faussement traditionnelle. Ah, l'auto-ironie n'est généralement pas la qualité principale des peuples, mais ici, la scène est véritablement populaire quand le peuple de France se laisse aller pour oublier ses emmerdements.

Et comme disait, Boris Vian à Saint Pierre, si vous flanquez les ivrognes à la porte, il doit pas vous rester beaucoup de monde...

Allez Lucien, écoute celle-ci et arrête de pleurer.

 

Le Beaujo en vélib

 

On s’était donné rendez-vous
Comme chaque année place des Gros Nez
On s’était dit « Modération ! »
Comme chaque année, comme chaque année

On s’est retrouvés place des pochtrons
A dégueuler, à dégueuler
On est retourné boire un p’tit coup pour digérer

Sers-moi un verre de Beaujolais
Sers-moi un verre, c’est ma tournée
Sers-moi un verre, un p’tit dernier
De Beaujolais

Ah qu’il est bon, qu’il est bon, qu’il est bon
Ah qu’il est frais, qu’il est frais, qu’il est frais
Le beau jojo, Le Beaujolais
Ah qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau
Ah qu’il est laid, qu’il est laid, qu’il est laid
Le beau jojo, Le Beaujolais

On est allé faire un coucou
Comme chaque année au vieux René
Il avait préparé son coup
Comme chaque année, comme chaque année


Il lui restait deux trois tonneaux
A écouler, à écouler,
Comme on est des gens bien élevés, on a dit ouais

Sers-moi un verre de Beaujolais
Sers-moi un verre, c’est ma tournée
Sers-moi un verre un p’tit dernier
De Beaujolais

Ah qu’il est bon, qu’il est bon, qu’il est bon
Ah qu’il est frais, qu’il est frais, qu’il est frais
Le beau jojo, Le Beaujolais
Ah qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau
Ah qu’il est laid, qu’il est laid, qu’il est laid
Le beau jojo, Le Beaujolais

Concours de nez rouge :


Si t’es fier de ta couperose, tape dans tes mains !

Si t’es fier de ta couperose, tape dans tes mains !


Qui ne trinque pas, n’est pas français !

Qui ne trinque pas, n’est pas français !

Qui ne trinque pas, n’est pas français !.....

 

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28 juillet 2008 1 28 /07 /juillet /2008 23:14

 

Ah, ah, dit Mârco Valdo M.I. pour imiter l'âne qui imite Bosse-de-Nage le singe qui ne savait dire que Ah, Ah !, tiens te voilà toi. Je t'attendais un peu plus tard. Rien n'est prêt, même pas l'apéro. D'accord, tu me diras que comme le chameau, l'âne s'en fout... Mais moi pas. Tu sais bien que je vais sans doute te lire quelque chose et que par les temps qui chauffent, il fait soif. Toi, tu bois dans la cuvelle et tu secoues ta tête et tout est dit. Mais moi...


Charmant accueil, dit Lucien l'âne en toisant son ami Mârco Valdo M.I. d'un air de reproches. Tu ne m'as même pas dit le bonjour que déjà tu rouscailles. Bonjour quand même, dis-je. Et dire que c'est moi l'âne...


Bon, bon, ça va. Bonjour, mon ami Lucien. C'est dit. Ça n'empêche que j'ai soif... Alors, si tu le permets et même dans le cas contraire, je vais boire un coup.


Quoi ? Je veux dire que vas-tu boire ? Du blanc, du rouge, du rosé ?


Cette fois, c'est un vin de couleur rose; c'est un vin de Modène, un Lambrusco, un vin que les Italiens disent si joliment « frizzante », ce qui ne veut pas dire que c'est un vin de coiffeurs. Cela voudrait plutôt dire un vin qui « frissonne ». Quand tu le sers, d'ailleurs, tu peux le voir, il mousse bien, mais quand il est posé, il ne pétille pas comme un pétillant; ce qui chez les Italiens serait dit « spumante », c'est-à-dire moussant.


Bof, dit Lucien l'âne, parle-moi plutôt d'une bonne source moussante ou frizzante, enfin d'une eau fraîche et bien remuante et claire et chantante...


Oh, tu sais, Lucien, si tu prêtes une oreille attentive à certains vins, ils chantent. Celui-ci particulièrement.


Je sais, je sais, quand tu en as bu assez, tu chantes aussi... Ah, AH !, dit l'âne en se tordant de rire.


Je bois un coup et on commence, dit Mârco Valdo M.I. en se servant un verre de ce vin frizzant et rosé, on pourrait même le dire clairet, qui vient de la région de Modène.


Pendant que tu bois ton coup, dit l'âne en se mordant la queue. C'est à cause des taons, les taons sont difficiles. Pendant que tu bois ton coup, Mârco Valdo M.I., laisse-moi te dire que j'ai rencontré de mes amis – des humains qui m'ont parlé de toi et de nos conversations. Ils trouvent que c'est drôle, parfois. Enfin, ils disent qu'ils regardent parfois ce qu'on raconte. Te voilà bien surpris... Enfin, moi, j'étais tout pantois. Je ne pensais jamais rencontrer des gens qui font attention à ce qu'on fait... Enfin... Tu as fini de boire, on peut commencer ?


Oui, oui, dit Mârco Valdo M.I..


Et aujourd'hui, ce sera ?, demande l'âne en piaffant un peu.


Aujourd'hui, ce sera un nouvel épisode de Achtung Banditen, mais...


Mais..., dit l'âne, pendu aux lèvres du narrateur, enfin de façon métaphorique, s'entend.


De l'autre Achtung Banditen ! Tu te souviens, Lucien mon bel âne blond, que j'en avais trouvé un second sur un marché dans un village des Appenins. Je vais t'en faire connaître un premier épisode. Bien entendu, tu te souviens aussi que le livre d'origine est en italien et que le texte ici est une traduction faite de ma main. Comme je te l'ai peut-être dit, il est sous-titré, Rome 1944. Et de fait, il raconte la résistance de Rome aux envahisseurs nazis et à leurs alliés les fascistes républicains de Salò, autrement dit la bande à Mussolini. Je ne vais pas maintenant commencer une sorte de cours sur l'histoire qui va se raconter elle-même et tu verras, mon bon ami l'âne aux pieds légers, que progressivement tu vas t'y retrouver. Il suffit d'avancer d'un pas mesuré et prudent, ce qui est précisément le pas de l'âne.


Ah, oui, pour ce qui est de marcher, nous les ânes, on sait marcher... Mais passons à l'histoire.


Deux mots cependant sur ce récit – ce premier récit – qui me paraît proprement extraordinaire, c'est qu'il se passe dans un hôpital lors du premier bombardement que les Alliés vont faire subir à Rome, en raison de la présence des Allemands... et sans doute, le premier bombardement de l'histoire romaine. C'est donc un moment extraordinaire que je vais te rapporter. C'est un récit apocalyptique. Le bombardement d'une ville de plusieurs millions d'habitants par plusieurs centaines d'avions et donc , des centaines de bombes qui tombent en même temps à peu près au même endroit, selon la technique du tapis de bombes. Elle resservira sous d'autres cieux, jusque très récemment encore... Des centaines, des milliers de bombes, ça fait des centaines, des milliers de morts quand ça tombe sur une ville... C'est effectivement ce qui va se passer. Une récit terrifique.... Mais, ce que le récit a de particulier, c'est que le bombardement est vu de l'intérieur de l'hôpital... Le « je » est celui du narrateur qui est en vérité Rosario Bentivegna, qui à ce moment de sa vie est encore aux études de médecine, sur lequel tu apprendras bien des choses au cours de ce passionnant récit. Et notamment, que les fascistes et les nazis vont le considérer comme un « terroriste », de la même façon que tous les pouvoirs considèrent les résistants à leur emprise comme des "terroristes".

 



S.P.Q.R. : Senatus Populusque Romanus

 

Si mes souvenirs d'âne sont bons, dit Lucien, qui en connaît quand même un bout en latin.

 

  Mais ajoute, Mârco valdo, à ce sujet, on donne - par blague - d'autes significations à ces quatre lettres , je relève que la traduction italienne de la  bd Astérix fait allusion au fait que l'expression SPQR peut aussi être comprise comme Sono Pazzi, Questi Romani (« Ils sont fous ces romains »). Les Italiens disent aussi des habitants de Rome : Sono Porci, Questi Romani (Ce sont des porcs, ces romains). Quant à moi et vu le sujet de ce livre, j'ajouterai une autre signification possible : Sono patrioti, questi Romani.





I. LES BOMBES TOMBENT




Un matin comme les autres. Tôt, vers les premières heures de ce 19 juillet (1943), j'avais fait mon tour au dispensaire de Pathologie chirurgicale à la Policlinique, puis j'étais monté au dernier étage de l'Institut où je travaillais ) préparer un laboratoire de micro-biologie. J'avais à peine vingt et un ans et j'avais passé mes trois premières années de médecine.

Ce matin-là, cependant ( c'était une chaude matinée d'été, un peu étouffante, vers les 11 heures; je me sentais fatigué, oppressé. Les corridors à demi-obscurs du laboratoire, situés au deuxième étage de l'Institut, étaient déserts. J'allais au téléphone. L'atmosphère, suffocante à cause de la touffeur et de la brume, semblait plus dense en raison de la peine que chacun de nous avait en soi à cause des conditions auxquelles nous étions réduits. Les Alliés avaient débarqués en Sicile. On savait que ce jour-là, Mussolini rencontrerait Hitler. Beaucoup de mes amis étaient au front. D'autres se trouvaient en prison. A l'Institut de pathologie chirurgicale, les deux assistants, Marcello Perez et Guido Stolfi, avaient été arrêtés peu avant.

Je n'avais pas une grande envie de travailler. Je composai le numéro d'une amie. Je désirais la voir, je voulais chercher, en la rencontrant, à m'ôter un peu de ce poids que j'avais sur l'âme. C'était une jeune actrice autrichienne que j'avais connue à la salle d'armes du Circo della Stampa où je me rendais le soir pour tirer l'épée.

« Alba, j'ai envie de te voir, je suis fatigué de travailler. Combien de temps te faut-il pour me rejoindre à la Porta Pincia. Elle m'annonça qu'elle était sur le point de sortir; nous pourrions nous voir bientôt.

Je retournai dans ma salle, j'enlevai mon tablier et je commençai à descendre les escaliers de l'Institut. Devant le dispensaire, je rencontrai quelques collègues; je les saluai. Je notai aussi chez eux le même état d'esprit que le mien, comme une sensation de poids, comme un obscur pressentiment. C'étaient des jeunes sympathiques, des filles, des garçons, pleins de vie. Mais ce jour-là, il semblait que personne n'avait envie de plaisanter.

Je ne m'entretenait pas longtemps avec eux, je pensais sortir immédiatement et faire un tour à bicyclette en attendant l'heure à laquelle je rencontrerais Alba. Ma bicyclette était attachée à une chaînette en dehors de l'Institut. L'alarme sonna, tandis que je l'enfourchai.

À Rome, les hurlements de la sirène n'avaient pas encore la capacité de terroriser les gens. De nombreuses alertes aériennes s'étaient succédées depuis les premiers jours de la guerre, mais les Alliés, jusque là, avaient toujours respecté la ville.

Les Romains continuaient à circuler dans les rues. Seuls, les trams, les autobus et les voitures devaient s'arrêter (mais les automobiles, alors, il y en avait fort peu en raison du rationnement de l'essence, des pneus et des pièces de rechange).

Moi aussi, ce jour-là, quand la sirène sonna, je ne préoccupais pas de respecter les dispositions de la défense anti-aérienne. Je sautai sur ma bicyclette. Les hurlements lugubres, répétés, n'étaient pas encore finis. Je donnai le premier coup de pédale, j'allais passer la grille de la Policlinique, quand la première bombe tomba sur la clinique, la seconde sur l'Institut de Chimie de l'Université. Des centaines d'explosions bouleversèrent, l'une après l'autre, à l'improviste, le quartier S. Lorenzo qui confinait à la cité universitaire.

Le premier bombardement de Rome avait commencé.

Je retournai sur le champ à l'Institut. Des hurlements de terreur s'élevaient des salles. Le malades qui pouvaient se déplacer par eux-mêmes se pressaient ou se traînaient vers les refuges anti-aériens. De hautes colonnes de fumée s'élevaient déjà à cent, deux- cents mètres de distance. Les vitres se brisaient sous les coups et les craquements froids de leurs fragments s'ajoutaient aux explosions des bombes, aux hurlements, aux lamentations des malades. Avec mes collègues, les médecins et les brancardiers, nous nous précipitâmes dans les salles. Nous chargeâmes sur les civières, sur des sièges, dans nos bras les hospitalisés qui pouvaient quand même être transportés et nous les conduisîmes dans les souterrains. Auprès des plus graves, pour lesquels un déplacement pouvait être plus périlleux que de rester en salle malgré les bombes, restèrent quelques médecins et quelques infirmiers.

Tandis que les coups se faisaient plus fréquents et s'éloignaient, puis se rapprochaient et que les vitres volaient en éclats, nous transportions des hommes et des femmes en de longues courses dans les corridors vitrés. Plus rapides au retour, rapides jusqu'à la torture, nous remontions les escaliers, nous en prenions d'autres encore restés dans les lits. En peu de temps, tous ceux qui étaient transportables furent à l'abri. Mais soudainement commencèrent à arriver de l'extérieur des centaines et des centaines de corps martyrisés. Rapidement, le hall de la Policlinique, les corridors, les salles, toute pièce disponible, furent remplies de blessés, de moribonds, de morts. C'était la première fois que je voyais la guerre.

Par moments, peut-être pour reprendre souffle, je m'arrêtais pour un instant et alors, la peur me prenait.

Puis, la hantise de porter secours devenait plus forte que ma peur et je recommençais à courir en ces allers-retours incroyables par lesquels chacun de nous, sain, cherchait d'une certaine manière à mettre un frein ou à arrêter cette boucherie. Arrivaient des hommes, des femmes, des adolescents massacrés. Il y avait des enfants qui jouaient dans les rues du quartier de S. Lorenzo. On nous apporta les filles qui travaillaient aux moulins Pantanella, juste en dehors de la Porta Maggiore : en morceaux, déchiquetées. Celles qui, bien que n'ayant pas été blessées, avaient été renversées dans l'écroulement du bâtiment, hors de sens, dans leurs camisoles de force, hurlaient l'horreur à laquelle elles avaient assistée.

Les salles d'opération commencèrent à tourner à plein régime; chaque couchette fut utilisée, chaque pièce devint une salle d'opération. Dans notre dispensaire de Pathologie chirurgicale, Giangrasso, premier hospitalier de l'Institut, rassembla autour de lui ses étudiants des différentes années et il commença à prendre des dispositions pour que chacun de nous prenne part aux secours.

L'alarme n'était pas encore terminée, nos malades – les malades de l'Institut- étaient en sécurité dans les refuges, les bombes continuaient à tomber et nous commençâmes à travailler autour des victimes qui arrivaient de tout près, transportées avec des moyens de fortune.

Beaucoup d'entre nous, comme moi du reste, n'avaient jamais procédé qu'à des soins superficiels. A cette occasion, nous ne reçûmes pas seulement notre baptême du feu, mais aussi notre initiation à la chirurgie.

Au début, nous autres, les étudiants les plus jeunes, nous nous limitions à soigner et à laver des blessures qu'ensuite, les plus anciennes ou les médecins ou Giangrasso lui-même toilettaient ou suturaient. Mais un nombre toujours croissant de blessés arrivait; alors, chacun de nous dut commencer à opérer, à coudre, à retirer des éclats, à lier des vaisseaux profonds des bras et des jambes. Après une heure, un tapis épais de boue, de sang, de poussière tombée des habits, des haillons, couvrait le pavement du dispensaire.

Nous travaillâmes tout l'après-midi et toute la soirée, jusqu'à la nuit noire. Nous reprîmes tôt le matin suivant et seulement à la nuit du 20, je réussis à retourner chez moi, fatigué, harassé, désespéré. Je n'avais jamais vu de ma vie tant de sang et tant de souffrance. Je pédalais lentement dans le crépuscule d'été. Une foule bouleversée traînait dans les ruines des quartiers détruits vers je ne sais où.

Je pédalais lentement et je pleurais tandis que je rentrais chez moi. Les bombardements avaient causé des dommages énormes. Par milliers se comptaient les morts, les blessés, les sans-abri. Le quartier de S. Lorenzo avait été pratiquement rasé au sol. Mais avaient aussi été frappés la Policlinique, la cité universitaire, de vastes zones du quartier Italia, Portonaccio, le Prenestino, le Scalo Merci, le chemin de fer et le cimetière.

Le roi qui osa se rendre au milieu de ces ruines, fut sifflé par la foule. Pour le Pape, peut-être par une réaction d'opposition, les gens se rassemblèrent autour de lui avec des invocations d'aide et de paix.

Mussolini n'eut pas le courage de se montrer. On était désormais à quelques jours de la fin du fascisme.

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