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21 avril 2008 1 21 /04 /avril /2008 19:17

Le texte qui suit est la transcription d'une conférence qui a été prononcée ce 18 avril 2008 au siège de la Leonardo da Vinci, une association culturelle italienne,  à Seraing, dans le cadre de la semaine de la Libération de l'Italie.

Il s'agit, comme on le verra, de l'histoire de l'élaboration de la Constitution italienne et d'une vision un peu décalée dans l'espace et dans le temps.

 

La Mère de la République



Soixantième année de la

Costituzione

 

 

Elle émet un jugement, notre Constitution,

un jugement polémique,

un jugement négatif contre l'ordre social actuel

 

Piero Calamandrei

Avertissement :

Cette conférence est née du souci de la Leonardo da Vinci de marquer le soixantième anniversaire de la Costituzione italiana et de donner un coup de projecteur sur cette « Mère de la République ».

Il était bien question de faire appel à l'une ou l'autre personnalité venue d'Italie et plus docte que moi, mais voilà, l'Italie étant ce qu'elle est, il y eut des élections et leurs suites; nous y sommes encore. Dès lors, tous les amis italiens étant très occupés, j'ai proposé de présenter la Costituzione de mon point de vue un peu décalé.

Cet exposé est donc plus une évocation de la Costituzione et ne se veut en aucun cas son histoire exhaustive et de plus, il ne prétend même pas à ce qu'on appelle généralement une « objectivité scientifique », concept vague s'il en est.

Pour ce qui est de l'objectivité, il faut convenir :

  • que l'auteur n'est pas italien, ni même d'origine italienne;

  • qu'il voit donc l'Italie et la Costituzione, en quelque sorte de l'extérieur et dès lors, sans les mêmes implications sentimentales ou culturelles qu'un citoyen italien;

  • que l'auteur est quand même assez familier de l'Italie, notamment au travers de son activité de traducteur-écrivain.

On admettra de ce fait qu'il ne peut être question que d'un point de vue particulier, mais, rassurez-vous, fort documenté.

Pour éviter tout malentendu, il faut bien préciser le cadre de cette réflexion sur la Costituzione. C'est à la fois un récit de la naissance de la Costituzione, des circonstances historiques dans lesquelles elle est née et de ses tout premiers pas.

 

Il y sera aussi question du caractère singulier de la Costituzione italienne et ce qu'elle porte en elle d'original et de révolutionnaire. Car, nous le verrons, la Costituzione est une déclaration projetée vers l'avenir et mère d'une République où justice et liberté sont des principes essentiels. Entendons-nous bien quand elle parle de justice et liberté, il ne s'agit pas de la justice institutionnalisée ( en tout cas, pas uniquement), mais aussi de la justice sociale comme fondement de la liberté. Entendons-nous bien, quand elle parle de liberté, il ne s'agit pas seulement de la liberté formelle, celle où le renard a toute liberté de croquer les poules, le loup de manger les moutons, l'homme d'exploiter ses semblables, il ne s'agit pas de cette liberté dont seuls ceux qui ont du bien et du pouvoir peuvent tirer profit, mais bien d'une liberté personnelle, assurée et garantie par la société et

où l'État, instrument d'action positif, rééquilibre la balance en faveur des faibles et des plus démunis.

 

Naissance de la Costituzione


A la fin de 1947, le 22 décembre très exactement, était promulguée la Costituzione italienne; elle avait été adoptée après des mois de travail par l'Assemblée Constituante par 453 voix contre 62. Elle entrait en vigueur dès le 1er janvier 1948 donnant ainsi à la toute jeune République italienne sa forme et sa déclaration de principes.

Toute jeune République en effet qui avait été souhaitée, voulue, déterminée par le peuple italien d'abord dans la Résistance et ensuite, au terme du référendum du 2 juin 1946 où la monarchie avait été définitivement écartée avec une majorité de 12.718.641 contre 10.718.502 et 1.148.136 nuls. Soit un écart de 2.000.000 de voix.

On notera au passage que malgré l'épisode fasciste et même nazi-fasciste, malgré la compromission avec le nazisme, une grande part de la population italienne était restée attachée au système monarchique avec tout ce que cela représente de conservatisme. Cette cassure de l'Italie en deux - en gros droite-gauche - se retrouve en fait tout au long de l'histoire de la République et bien entendu, encore dans les récentes élections. On notera aussi que cette brisure de la société se retrouve dans la plupart des pays qui se disent ou se veulent démocratiques. En fait, cette cassure est une des façons dont affleure le bouillonnement social sous-jacent, cette guerre civile permanente qui depuis des siècles, sinon depuis toujours, oppose les possédants aux démunis, les riches aux pauvres, les exploiteurs aux exploités...

 

L'article 1 de la Costituzione est libellé ainsi :

L'Italie est une République démocratique, fondée sur le travail.
La souveraineté appartient au peuple, qui l'exerce dans les formes et dans les limites de la Constitution.

Ainsi, naquit la République et c'est ainsi que s'explique le titre de cet exposé.

De fait, dans son principe et dans son élaboration, la Costituzione s'est voulue et est véritablement la Mère de la République.

Il est souvent fait référence aux Pères de la République; ils sont connus eux aussi. Il s'agit bien évidemment :

  • du peuple italien lui-même, celui qui s'était enfin débarrassé du fascisme et de la monarchie et auquel - mais avec un prudent recul de plus d'un an, on avait concédé le droit de vote universel pour élire les représentants à la Constituante. C'était un événement d'une importance exceptionnelle, une nouveauté pour la plus grande partie des électeurs, car les dernières élections remontaient à 1928.
  • des partis issus ou ressurgis de la Résistance : PCI, DC, PSI, PLI et le Partito d'Azione. Beaucoup d'entre eux se retrouveront par la suite dans l'histoire de la République.
  • On peut noter parmi les membres de l'Assemblée Constituante une série de noms qui vont s'illustrer dans les décennies qui suivront, jusqu'à aujourd'hui encore:
  • DC : Giulio Andreotti, Emilio Colombo, Alcide De Gasperi, Giuseppe Dossetti, Amintore Fanfani, Giovanni Gronchi, Giorgio La Pira, Giovanni Leone, Aldo Moro, Costantino Mortati, Mariano Rumor, Oscar Luigi Scalfaro, Mario Scelba, Antonio Segni, Emilio Paolo Taviani, Benigno Zaccagnini;

  • PSI : Lelio Basso, Pietro Nenni, Sandro Pertini, Luigi Preti, Giuseppe Saragat, Ignazio Silone;

  • PCI : Giorgio Amendola, Arrigo Boldrini, Giuseppe Di Vittorio, Nilde Iotti, Luigi Longo, Giancarlo Pajetta, Emilio Sereni, Umberto Terracini, Palmiro Togliatti;

  • Partito Repubblicano: Ugo la Malfa e Ferruccio Parri;

  • Libéraux: Benedetto Croce e Luigi Einaudi;

  • Partito d'Azione : Piero Calamandrei, Riccardo Lombardi, Leo Valiani;

  • Partito Sardo d'Azione : Emilio Lussu.



  • d'hommes qui étaient investis de responsabilités particulières en raison de leur fonction officielle: le Président provisoire de la République Enrico De Nicola et premier Président de la République.
  • Pour faire une remarque d'ordre général, il faut souligner qu'à ce moment, peu, très peu de femmes apparaissent dans des postes de responsabilité. Même si, c'est tout à l'honneur de la jeune Italie républicaine, pour la première fois, les femmes étaient partie prenante au vote.
  • et enfin, on le verra à l'analyse, un certain nombre de personnes - indépendamment de l'importance numérique du groupe dont elles se revendiquaient ou des fonctions qui les impliquaient dans les rouages du nouvel État et parmi ces personnages, il faut citer tout spécialement Piero Calamandrei, que certains historiens ont dénommé «  le chantre de la Résistance ».

La Costituzione vue par Piero Calamandrei

 

En ce qui concerne tout particulièrement la Costituzione italiana, la personnalité de Calamandrei occupe vraiment une place tout à fait à part. L'homme d'abord mérite un rapide portrait : toscan, né à la fin du 19ième siècle à Florence, (21 avril 1889 - 27 septembre 1956); de profession, il était juriste et professeur de droit, par ailleurs, écrivain, il fut dès le début des années 20 engagé dans la lutte antifasciste, il fut des rares professeurs d'université à refuser d'adhérer au Parti National Fasciste. Proche des frères Rosselli, il fut un des auteurs de Non Mollare, il ralliera le mouvement Giustizia e Libertà, puis, fondera - avec d'autres - le Partito d'Azione; puis, à la Libération, recteur de l'Université de Florence, il sera délégué par le Partito d'Azione à la Consulta, puis à l'Assemblée Constituante où sera dans les 75 membres chargés de la rédaction de la Costituzione. Bien que délégué par un parti très minoritaire, il va peser intellectuellement et moralement sur les orientations fondamentales de la Costituzione.

Jusqu'à sa mort en 1956, Piero Calamandrei va en effet défendre et illustrer la Costituzione avec une obstination et une pugnacité hors du commun. En 1955, pour les 10 ans de la Libération, il prononça à Milan devant et pour les étudiants de l'Umanitaria un « discorso » sur la Costituzione qui est toujours à l'heure actuelle une référence historique. C'est un discours émouvant dans son contenu, dans ce qu'il dit, dans ceux qu'il invoque les résistants, mais aussi, l'immense foule de ceux qui sont morts à cause du fascisme ou dans la lutte contre le nazi-fascisme et l'envahisseur allemand, mais aussi, dans son appel aux générations ultérieures et ce n'est pas le moins émouvant, par le ton, la voix, l'accent, le souffle , la conviction qui éclatent quand on l'écoute à tant d'années de distance. C'est ce « discorso » que je vous propose d'écouter.


La Costituzione mère de la République

 

Dès avant la Constituante, Piero Calamandrei expose l'idée que la République ne pouvait être que l'enfant d'une Costituzione sui generis, sans lien de subordination avec les régimes antérieurs et qui ne pouvait découler que de la volonté du peuple italien. Ce qui fut effectivement le cas.

 

On comprend mieux cette exigence quand on prend en compte les faits suivants :

  1. Depuis sa création - en tant qu'État - au XIXième siècle, l'Italie vivait sous un régime de monarchie constitutionnelle très relativement démocratique. Je rappelle que seulement 2 % de la population était habilité à participer aux élections.

  2. Par la suite, cette même monarchie de Savoie va appeler Mussolini au pouvoir et ainsi, mettre en place le régime fasciste qui conduira l'Italie à la guerre, à la ruine et à la guerre civile. Il faut insister sur le caractère peu démocratique, répressif et destructeur de ce régime et tout spécialement, sur la destruction de la personnalité morale des citoyens et sur la honte qu'il a infligée aux Italiens, sur la destruction des fondements moraux de toute la société italienne.

  3. Pour bien préciser ce qu'il faut entendre par guerre civile, il faut distinguer deux périodes : celle qui va de 1920 à 1943 où le fascisme régnant écrase systématiquement ses opposants qui sont d'ailleurs assez peu nombreux et pour la plupart réduits à l'exil ou à la clandestinité et celle qui commence à la mi-1943, où l'on trouve trois forces qui s'affrontent : l'Italie monarchique dans le Sud, liée aux Alliés anglo-saxons, la République sociale de Salò, dans le Nord, soutenue et protégée par ses alliés allemands et la Résistance, partisane de l'indépendance de l'Italie, dans la même zone.

  4. que l'Italie nouvelle, celle qui revendiqua et mit en place la République, était issue de la Résistance et du combat de vingt ans (tout au long du « ventennio ») pour débarrasser l'Italie et le monde du fascisme.

 

Mais aussi que la tradition politique - disons européenne - portait une idée maîtresse (et traîtresse), celle de la continuité de l'État, de sa structure et de ses lois. Cette idée, ce principe essentiellement conservateur avait été en quelque sorte imposé par les Alliés, spécialement dans la zone d'influence disons « anglo-saxonne »; en gros, tout l'ouest européen.

Derrière ce principe, il s'agissait tout simplement pour les Alliés d'assurer une transition paisible et de faire barrage au « péril rouge ». En clair, de maintenir la structure sociale, économique, politique à l'écart de tout bouleversement de type « révolutionnaire », de maintenir l'ordre au profit des couches ou classes traditionnellement au pouvoir. Il s'agit bien là d'un débat fondamental dont l'enjeu avait été bien perçu et compris des deux côtés.

Pratiquement, cette option conduit à changer les « principaux dirigeants » du régime (les fusibles, en quelque sorte) sans toucher aux milliers de collaborateurs de l'ancien régime toujours en fonction afin de maintenir l'ordre administratif, juridique et judiciaire, afin de préserver, de conserver l'ordre économique et social, fondé sur le capital et la propriété.

 

La « démocratie inachevée »

 

C'est ce qui s'est passé en Italie, sauf que ce principe de la continuité de l'État a été mis à mal par le mode d'enfantement de la Costituzione et par la Costituzione elle-même.

Le fait de ne pas avoir accepté qu'il y ait un lien de dépendance ou de succession avec le régime fasciste, d'une part, mais aussi, avec le régime monarchique, d'autre part, a permis au peuple italien d'affirmer son refus de toute restauration, de tout retour au fascisme, de toute réinstallation monarchique. Il a permis aussi au peuple italien de devenir adulte et au moins, dans le principe, maître de son destin. Ceci est fondamental. A tel point que depuis lors, on assiste en Italie à une sorte de coup d'état rampant et permanent mené par la droite contre cette Costituzione qui non seulement empêche la réinstauration du fascisme et/ou de la monarchie, mais aussi, mais de plus, ouvre tout grand le débat sur la « démocratie inachevée » et proclame - encore aujourd'hui - la nécessité d'aller bien au-delà des principes essentiels, mais limités de la démocratie libérale.

 

Parmi toutes les attaques portées contre la Costituzione, d'aucuns qui en souhaitent ou la disparition ou l'émasculation, avancent l'argument que cette Costituzione serait vieillie, périmée, dépassée, à moderniser... Cet argument ne tient pas à l'examen. A soixante ans, une Constitution est jeune; elle commence seulement à installer ses marques, à ouvrir les portes aux principes nouveaux dont elle est porteuse. Que devrait-on dire de la Constitution des États-unis d'Amérique qui date de plus de deux siècles ?

Et puis, aurait-elle mille ans d'existence qu'il conviendrait de se poser la seule question qui vaille : les principes énoncés dans cette Costituzione sont-ils oui ou non de « bons principes » et là, on voit combien la réponse est politique. Le peuple italien, par la voix de sa Constituante, a déjà dit qu'il voulait imposer ces principes que lui, peuple italien enfin libéré des entraves, considérait comme de « bons principes » et qu'en outre, il les voulait intangibles. L'autre question est plus juridique, elle appartient plus au domaine des constitutionnalistes, à savoir si les mécanismes mis en place par la Costituzione pour faire fonctionner l'Italie correspondent bien aux principes que celle-ci énonce.

 

 

L'essentiel, ce sont les principes.

 

On voit qu'il y a là deux niveaux : celui des principes et celui du fonctionnement.

L'essentiel dans une Constitution réside donc dans les principes qu'elle pose, dans la moralité qu'elle suppose. Une moralité collective, sociétale qu'un peuple se donne pour vivre ensemble; ces principes, c'est l'ossature morale de la société; ils s'imposent à tous et bien évidemment, comme ce sont des principes fondamentaux et collectifs, ils sont souvent en travers du chemin des intérêts privés, particuliers ou de certains groupes ou personnes.

 

En regardant la Costituzione italienne, du haut de ses soixante ans, on ne peut s'empêcher de se poser la question de savoir ce qu'est véritablement une Constitution, quel en est le but ultime, quel en est le fondement ? On peut ranger les constitutions en deux grandes catégories :

  • celles qui ont comme moteur et fondement d'instituer et de maintenir l'ordre déjà au pouvoir antérieurement;

  • celles qui ont comme moteur et fondement la rupture avec l'ordre antérieur.

 

La Costituzione appartient à cette deuxième catégorie. Nous allons vérifier et expliciter cette idée au travers de la structure et de divers articles de la Costituzione elle-même.

 

D'abord, voyons comment elle est constituée.

 

Première remarque, il s'agit là d'un texte constitutionnel court et fort structuré. En soi, il s'agit là déjà d'une prise position nette quant au poids et au sens que devait avoir la Costituzione. Il est clair que si l'on veut donner à une Constitution un rôle de « boussole », de table de référence fondamentale, un rôle d'orientation, de loi fondamentale, origine et tutrice de toutes les lois à venir, elle ne peut énoncer que des principes et en l'occurrence, des principes qui devront être non seulement appliqués, mais aussi rencontrés et développés par les législateurs à venir. En bref, la Costituzione, telle qu'elle a été - volontairement, j'insiste sur ce mot de volontairement - conçue, a projeté dans son propre avenir et dans celui du peuple italien ce qu'on pourrait appeler les devoirs élémentaires d'un État comme instrument d'organisation et de développement de la société. Créant une république démocratique, la Costituzione en donnait en même temps les règles fondamentales de vie et partant de relations égalitaires entre ses citoyens et de ces derniers vis-à-vis des institutions communes.

Un texte court et fort structuré ne visait pas à régenter jusque dans les détails les plus concrets la vie future du pays; en somme, pour résumer, on dira que ce n'était pas une constitution cadenas, enfermant le pays dans un règlement d'ordre intérieur, mais plus, une invitation à construire l'avenir dans une optique de liberté et d'égalité.

Elle comprend donc 139 articles, répartis en divers chapitres dont l'énumération montre combien cette Constitution est surprenante à bien des égards.

 

Une Costituzione toute jeune encore



Revenons un instant à l'analyse de Calamandrei quant à la nature de la Costituzione, quant à ses sources.

« Notre Costituzione est née d'un compromis entre différentes idéologies. Y a contribué l'inspiration mazzinienne, y a contribué le marxisme, y a contribué le solidarisme chrétien. Ces différents partis ont réussi à se mettre d'accord sur un programme commun qu'ils se sont engagés à réaliser. La partie la plus vivante, la plus vitale, la plus porteuse d'avenir de notre Costituzione n'est pas cette structure

d'organes constitutionnels qu'on y trouve et qui pourraient être différents, la partie vraie et vitale de notre Costituzione est celle que l'on peut appeler programmatique, celle qui indique les buts qu'il faut graduellement atteindre et qui sont aujourd'hui, et deviendront encore plus dans l'avenir, la charge des nouvelles générations. »

Et ces buts à atteindre ce sont les principes fondamentaux. C'est le cœur de la Costituzione; c'est aussi le lieu de l'inviolabilité de la Costituzione. Il y a bien eu depuis soixante ans des modifications, mais aucune n'a touché à ces principes. On peut se demander ce qui se passerait au cas où on tenterait de les bousculer. On peut très bien imaginer que certains nostalgiques d'un ordre ancien, disons plutôt d'un « désordre ancien », ont de pareilles intentions.

Dès lors, ne cachons pas la vérité : non seulement, c'est une évidence que depuis soixante ans, la Costituzione n'a été appliquée que très partiellement, mais plus grave encore, elle est - aujourd'hui - en très grand danger; en très grand danger d'être vidée de sa substance, d'être vidée de son âme ou d'être purement et simplement « empoisonnée ».

 

C'est donc un devoir (un « impegno ») de faire connaître ses principes et de les maintenir envers en contre tout, de les sauvegarder par delà les péripéties et les soubresauts politiques actuels, afin que l'Italie devienne cette « république démocratique » où la morale et la dignité guideraient les hommes et où l'avidité, la cupidité, l'envie, l'égoïsme social, l'arrivisme auraient disparus et où ils auraient enfin fait place à la générosité, à la dignité, à l'engagement désintéressé, à la solidarité comme ciment social et comme mode de vie.

Le chemin pour y parvenir est sans doute difficile, il est long, il exige des efforts et le renoncement à bien des avantages et des privilèges, mais il n'y en a pas d'autre.

 

Les douze principes fondamentaux

 

Dans la Costituzione, il n' y a que 12 principes fondamentaux, mais toute la Costituzione repose sur eux.

Une grande partie d'entre eux sont assez classiques dans les constitutions occidentales telles que les droits de la personne, la liberté religieuse - spécialement aux religions catholique, juive, protestante, musulmane et bouddhiste (avec des accords particuliers avec le Vatican, dits accords de Latran), l'indivisibilité de la République avec de possibles autonomies pour les entités locales ... Certains cependant sont plus nettement originaux et ouvrent des perspectives intéressantes sur l'avenir. Ce sont ces articles là qui font de la Costituzione une constitution très particulière et particulièrement engagée et généreuse vis-à-vis des travailleurs, même si la rédaction de l'article 1 est quelque peu ambigu.

Il dit précisément :

Article premier

L'Italie est une République démocratique, fondée sur le travail.
La souveraineté appartient au peuple, qui l'exerce dans les formes et dans les limites de la Constitution.

C'est un article où est concentré en quelque sorte l'essentiel de la Costituzione : la République (c'est-à-dire aussi, la fin de la monarchie); la démocratie comme fondement de l'organisation politique, redite au deuxième paragraphe - la souveraineté appartient au peuple; le travail comme fondement de la société.

Bien évidemment, ce qui est fort nouveau, pour ne pas dire « révolutionnaire » dans cet article, c'est l'expression « fondée sur le travail ». L'expression est intéressante, mais ambiguë. Faut-il comprendre que le « travail » serait le fondement social ou que le travail, entendu comme « le monde du travail », comme « les travailleurs » constitue un élément primordial de la société ?

On sait que cette ambiguïté n'est pas le fruit du hasard et que cette expression est le résultat d'un compromis. Elle va d'ailleurs se répéter tout au long de la Costituzione et à partir de là, dans l'histoire de l'Italie de la République.

C'est le cas de l'article 3 qui vient en quelque sorte éclairer (un peu) les zones d'ombre de l'ambigüité de l'expression « fondée sur le travail ». Que dit-il ?

Article 3

Tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d'opinions politiques, de conditions personnelles et sociales.
Il appartient à la République d'éliminer les obstacles d'ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l'égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l'organisation politique, économique et sociale du pays.

On retiendra les termes de « dignité sociale » et surtout, le devoir fait « à la République d' éliminer les obstacles d'ordre économique et social qui, en limitant en fait la liberté et l'égalité des citoyens... la participation effective de tous les travailleurs... »

et dans l'article 4 :

La République reconnaît à tous les citoyens le droit au travail et met en œuvre les conditions qui rendent ce droit effectif.
Tout citoyen a le devoir d'exercer, selon ses possibilités et selon son choix, une activité ou une fonction concourant au progrès matériel ou spirituel de la société.

 

on notera spécialement le « droit au travail » et le « devoir d'exercer une activité », cette dernière expression heureusement complétée par « concourant au progrès matériel ou spirituel de la société ». En principe donc, on devrait pouvoir être poète ou musicien. On a là une conception du travail assez large.

Tout ceci ouvre de belles perspectives et si la Costituzione était respectée et appliquée, se créerait une société remarquable du point de vue de la qualité des relations humaines qui pourraient s'y développer.

 

Toujours au chapitre des principes précurseurs, on notera l'article 5 :

La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ; elle réalise dans les services qui dépendent de l'État la plus large décentralisation administrative ; elle adapte les principes et les méthodes de sa législation aux exigences de l'autonomie et de la décentralisation.

On constatera ainsi que depuis le tout début, la question régionale est ouverte . Mais ceci dans une perspective qui transcende l'histoire de l'Italie morcelée des siècles précédents et qui réinsère la problématique des autonomies dans le cadre national.

L'article 6, vu de Belgique, paraît surréaliste et serait - dans sa justice et son équité - une bombe aux regards de certains dictats. Il dit tout simplement :

La République protège par des normes particulières les minorités linguistiques.

L'article 7 établit la séparation de l'Église et de l'État, l'article 8 assure la liberté religieuse (et sans doute, la crée-t-il même).

L'article 9 semble à première vue d'une grande banalité, mais en réalité, il met en place des principes qui s'ils avaient été appliqués et étaient appliqués avec plus de rigueur, auraient sans doute donné un autre visage et une autre envergure au pays.

Que dit-il ?

La République favorise le développement de la culture et la recherche scientifique et technique. Elle protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la Nation.

En ces matières, tout est dans la manière et dans la profondeur de l'engagement. La défense du paysage ou de la culture est aussi un des lieux d'affrontement entre les nantis qui s'en approprient et ceux qui considèrent culture et paysage sont des biens communs et publics. On sait le combat que mènent les Sardes contre l'expropriation de certaine partie de leur île au profit de nantis arrogants.

 

L'article 10 inscrit l'Italie dans le droit international et accueille et protège l'étranger en instituant le droit d'asile. Il précisait aussi que l'extradition d'un étranger pour des motifs politiques n'est pas admise. Principe des plus généreux, hérité bien sûr des déboires que bien des Italiens avaient dû subir durant le « ventennio » monarchico-fasciste.

L'ordre juridique italien se conforme aux règles du droit international généralement reconnues. La condition juridique de l'étranger est fixée par la loi, conformément aux normes et aux traités internationaux.
L'étranger, auquel l'exercice effectif des libertés démocratiques garanties par la Constitution italienne est interdit dans son pays, a droit d'asile sur le territoire de la République, selon les conditions fixées par la loi.
L'extradition d'un étranger pour des délits politiques n'est pas admise.

Dans la même logique historique on comprend pourquoi de façon aussi nette, l'article 11 répudie la guerre et c'est évidemment, un principe fondamentalement sain.

 

L'Italie répudie la guerre en tant qu'instrument d'atteinte à la liberté des autres peuples et comme mode de solution des conflits internationaux ; elle consent, dans des conditions de réciprocité avec les autres États, aux limitations de souveraineté nécessaires à un ordre qui assure la paix et la justice entre les Nations ; elle suscite et favorise les organisations internationales poursuivant ce but.


L'article 12 concerne le drapeau. N'épiloguons pas, il fallait bien régler cette question.

Le drapeau de la République est le drapeau tricolore italien : vert, blanc et rouge, à trois bandes verticales de dimensions égales.


On pourrait dire que l'essentiel est dit et que le reste de la Costituzione découle de ces principes.

Entrer plus avant dans le détail des dispositions n'est pas le but de cette conférence; comme je l'ai dit, il ne s'agit pas d'un cours de droit constitutionnel et cet exposé n'avait pas d'autre ambition que celle modeste de jeter un éclairage sur cette Costituzione telle qu'elle était (et reste d'ailleurs) dans ses principes fondamentaux.

 

La Costituzione presbyte.

 

Pour conclure cependant, il faut revenir aujourd'hui, cinquante ou soixante ans plus tard sur cette idée de Calamandrei qu' il s'agit bien là d'une « constitution presbyte », c'est-à-dire d'une constitution avec des ambitions à longue portée, d'une constitution tournée vers le futur, une constitution qui échappe à la myopie des politiques à court terme, trop liées aux ambitions des uns et aux avidités des autres; l'idée aussi d'une constitution traçant un programme de justice sociale, de liberté personnelle et collective, c'est-à-dire « révolutionnaire » et dès lors, comme il le prévoyait, le craignait et s'y résignait, une constitution inachevée dans la réalisation de ses objectifs. En somme, elle offre encore aujourd'hui aux citoyens et spécialement, aux nouvelles générations, un cadre légal pour transformer l'Italie en un pays plus démocratique, plus libre, plus juste et plus égalitaire.

 

Si on me demandait de définir la Costituzione, je dirais : c'est une Costituzione pour faire de l'Italie un pays où une solide péréquation économique assurerait la justice sociale et la démocratie républicaine.

 

Ora e sempre : Resistenza !

Yves Ramaekers

La Louvière, le 15 avril 2008

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