Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 septembre 2008 2 09 /09 /septembre /2008 22:37

Très bien, dit Lucien l'âne en se relevant d'abord sur les genoux, puis un pied, puis l'autre, dans un de ces mouvements compliqués que seuls les ânes sont capables d'effectuer avec une certaine dextérité. Te voilà, je m'étais presque endormi là dans l'herbe. Heureusement, il y avait du soleil pour chauffer l'air et de l'ombre pour me tenir bon.


Bonjour mon ami Lucien, dit Mârco Valdo M.I., je suis un peu attristé de t'avoir fait attendre, mais j'ai eu un petit imprévu. Tu sais bien, il y a des jours comme ça, où il arrive des choses qu'on ne soupçonne pas et qui mettent en désordre le reste de la journée. D'ailleurs, ça m'a tellement perturbé que j'ai eu l'envie de changer de sujet et de terminer plus tard, cette histoire dont je t'ai promis la suite au prochain épisode. Mais tu sais, des prochains épisodes, il m'en traîne partout. On commence, on se lance, on veut varier les choses pour distraire le lecteur ou l'auditeur et on se retrouve avec des fils tendus et des fils pendants dans tous les sens. Mais il faut quand même relier tout ça et retisser sa toile. D'ailleurs, ce que je vais te raconter est également un fil suspendu que j'avais laissé flotter dans l'air. Tu n'y perdras rien, que du contraire !


De toute façon, dit Lucien l'âne qui raisonne et qui sait ce que parler veut dire, l'attentat était terminé et nos amis étaient à l'abri. Je me souviens qu'ils avaient passé la nuit dans la maison d'un caïman juif en jouant aux échecs avec un jeune garçon bien sympathique. Cela dit, tu as éveillé ma curiosité et je suis très impatient de savoir de quoi, de qui tu vas me parler. Ou pour être plus exact, qui tu vas faire parler...


Je vais, dit Mârco Valdo M.I., te faire connaître des capucins morts et plein d'autres cadavres et ton guide, noter guide sera mon auteur favori, qui est bien évidemment....


Carlo Levi..., dit l'âne en jetant au ciel les pointes de ses oreilles et de sa queue en signe de triomphe.


Tout juste, dit Mârco Valdo M.I.. Carlo Levi a écrit une extraordinaire visite nocturne dans le célèbre couvent des Capucins et plus exactement encore, dans ses catacombes. En soi, cet endroit est déjà des plus inquiétants, mais vu par Carlo Levi, de son œil de peintre, c'est devenu un lieu fantasmagorique.


Oh, oui, je le pense bien, mon cher ami dit Mârco Valdo M.I., dit Lucien. Mais, dis-moi, de quel cimetière, de quelles catacombes, de quels Capucins s'agit-il et où ils sont situés ?


Tu te souviens, mon cher Lucien, de ce voyage de Carlo Levi dans les mines de soufre et de ce Néron qui ressemblait à un iguanodon ou à une sorte de lézard primitif, ce patron des mines de Lercara Friddi, entouré de sa garde rapprochée de mafieux et bien, c'est lors de ce voyage en Sicile, au retour de Lercara Friddi que Carlo Levi, avec le photographe, dont tu te souviens sûrement, qui l'avait accompagné à la mine et qui avait piégé Néron en le photographiant malgré l'interdiction du médecin et même, du pharmacien, que Carlo Levi va s'en aller faire cette étrange visite.


Oh, oh, dit Lucien en baissant les oreilles en signe d'inquiétude, c'est impressionnant, rien qu'à l'idée, j'en suis tout chose. Dis-moi vite ce récit.


Donc, ce cimetière des Capucins est situé à Palerme et je te résume un peu l'affaire, puis je passe au récit de Carlo Levi. Le retour à Palerme se fait plus tard dans la soirée. Il fait noir. Le photographe qui a accompagné Carlo Levi pendant toute la journée doit repartir le lendemain matin tôt. Il souhaite pourtant voir le cimetière des Capucins. C’est ainsi que le chauffeur les dépose à la nuit tombée au bout de l’allée des Cyprès, à la porte de l’antique couvent. Ce n’est pas l’heure idéale pour visiter des catacombes et il faut parlementer avec un frère barbu pour obtenir la faveur d’une rapide visite, à la chandelle. Un voyage parmi des morts, des morts partout, tout le long des couloirs. Des morts entiers, des morts en morceaux, des morceaux de morts. Une mise en scène de Carlo Levi. Comme un film, comme dans un film, on est entraîné dans le sillage des protagonistes au milieu d’un décor de cinéma fantastique.


La porte était naturellement fermée. Un jeune frère barbu nous ouvrit, nous prenant pour des étrangers chez qui toute bizarrerie est tolérable et il consentit, suite à nos nombreuses insistances et prières, à nous accompagner avec une chandelle dans les souterrains obscurs. Seulement nous devions faire vite, parce qu'il devait remonter pour le souper et pour ses dévotions : un coup d’œil, quoi, pour nous contenter. Nous verrions bien peu avec son lumignon, la lumière électrique ne fonctionnait pas au-delà de l'escalier qui descendait sous terre. Si nous revenions de la journée, nous pourrions voir bien plus, quand la lumière filtre des soupiraux situés au niveau de la rue. Nous descendîmes donc l'escalier vers le noir épais des catacombes et nous entrâmes, hésitants au début, sur le pavement inégal, dans le cercle restreint de la lumière de la chandelle qui rendait plus mystérieuse et profonde l'obscurité qui nous enveloppait tout à l'entour. Nous nous enfoncions dans des couloirs qui se perdaient dans la nuit et paraissaient sans limites. Et tout de suite, des deux côtés, sortant inattendus de l'ombre en files interminables, les morts nous encerclèrent.


Brrrrr, fit l'âne Lucien, je sens que ça va devenir vraiment glauque, cette histoire. Et si en plus, la bougie s'éteignait. J'en ai froid de la queue à la tête.





Ne t'inquiète pas comme ça, dit Mârco Valdo M.I., ce n'est qu'un récit et en plus, tu peux être sûr qu'on en sortira vivants, puisque si Carlo Levi le raconte, c'est que lui en tout cas, il en est sorti indemne. Je poursuis :


Les premiers que nous rencontrâmes, à peine notre œil se fut adapté à cette faible lumière jaunâtre qui paraissait épaissir les ténèbres sur les parois grises, étaient à peine plus que des squelettes, des crânes recouverts de peau ratatinée et émaciée, mais dans lesquels on reconnaissait toutefois à un accent de l'expression et plus encore aux chapeaux et aux habits, qu'il s'était agi de religieux. Nous voulions nous arrêter pour contempler ces premiers, mais le frère qui était pressé, avançait avec sa chandelle par les couloirs en nous disant que nous en verrions de plus beaux et de mieux conservés plus loin. Et de fait, çà et là, parmi la foule interminable des squelettes anonymes, comme prêts dans un égal dessèchement à un jugement dernier égalitaire, émergeaient sur les murs des visages bien conservés, avec leurs cheveux, leurs barbes, l'énergie immobilisée de leurs gestes, où on aurait pu presque chercher l'éclair d'un regard, invisible sous les arcades des sourcils. Le frère levait vers eux la chandelle, agitant les ombres par le mouvement de sa main ; et de certains qui étaient penchés ou tordus ou menaçaient de tomber, il corrigeait la position, d'un geste brusque et familier, comme quelqu'un qui, habitué à cette compagnie des morts, ne ressentait plus en aucune façon l'envoûtement ou la terreur, ou plutôt comme le gardien d'un magasin de poupées ou de marionnettes du "teatro dei pupi", ces images trompeuses des héros et des hommes. Il parlait de tout et de rien, de la vieille église de la Madone de la Paix ou de la Madone de la Mi-Août, qui était presque détruite quand l'amiral Ottavi o d'Aragon l'avait fait reconstruire en 1621 ; et dès 1559, et peut-être même avant, ces catacombes existaient, c’était l'ancien cimetière des Palermitains. Là, les morts étaient enterrés dans les tombes (le pavement sur lequel nous marchions n'était qu'un entrelacs de pierres encastrées entre des briques disjointes) ; mais les plus riches, ou ceux qui le voulaient, étaient embaumés ; et c'était là le peuple des morts qui nous regardait de chaque côté. Cette pratique dura jusqu'en 1881, année au cours de laquelle elle fut interdite par la loi, avant même que la Madone de la Mi-Août ne fût occupée, en 1898, par les Capucins, qui y avaient fondé le Collège International des Missions à l'Étranger et une bibliothèque réputée de collections arabes et de textes d'orateurs grecs et latins. Il y a encore aujourd'hui environ huit mille momies complètes, outre les morts qui sont enterrés et ceux qui sont perdus. Ils se répartissent en gros en quatre groupes : les prêtres, les femmes, les hommes illustres et ceux du commun. Il y a un groupe isolé de nobles. Mais ces divisions ne sont pas rigoureuses, à cause du mélange au fil des époques, des regroupements de famille et des enfants qui se trouvent çà et là, un peu partout.o d'Aragon l'avait fait reconstruire en 1621 ; et dès 1559, et peut-être même avant, ces catacombes existaient, c’était l'ancien cimetière des Palermitains. Là, les morts étaient enterrés dans les tombes (le pavement sur lequel nous marchions n'était qu'un entrelacs de pierres encastrées entre des briques disjointes) ; mais les plus riches, ou ceux qui le voulaient, étaient embaumés ; et c'était là le peuple des morts qui nous regardait de chaque côté. Cette pratique dura jusqu'en 1881, année au cours de laquelle elle fut interdite par la loi, avant même que la Madone de la Mi-Août ne fût occupée, en 1898, par les Capucins, qui y avaient fondé le Collège International des Missions à l'Étranger et une bibliothèque réputée de collections arabes et de textes d'orateurs grecs et latins. Il y a encore aujourd'hui environ huit mille momies complètes, outre les morts qui sont enterrés et ceux qui sont perdus. Ils se répartissent en gros en quatre groupes : les prêtres, les femmes, les hommes illustres et ceux du commun. Il y a un groupe isolé de nobles. Mais ces divisions ne sont pas rigoureuses, à cause du mélange au fil des époques, des regroupements de famille et des enfants qui se trouvent çà et là, un peu partout.



Huit mille momies complètes et encore des morts enterrés, ceux qu'on a perdus et sans doute aussi, ceux qui sont en morceaux. C'est affolant, dit Lucien l'âne et on peut se promener parmi tous ces gens.


On pouvait, en tout cas, dit Mârco Valdo M.I.. Je ne sais pas si la chose est encore possible. En tout cas, on en trouve des photos assez facilement. Mais bien évidemment, c'est assez différent d'un récit. À propos de récit, il y a également celui de Guy de Maupassant lorsqu'il fit un voyage en Méditerranée et celui d'Elie de Joncourt au XVIIIième siècle. D'autre part, cela semble une manie chez les Capucins, dont des catacombes se retrouvent également à Gerone en Catalogne et ailleurs encore.


La plupart des morts sont debout, appuyés aux murs, sur un ou plusieurs rangs. Bon nombre ont leurs vêtements, usés, rongés, fanés par le temps et la poussière. D'autres sont enveloppés dans de simples camisoles ou des suaires et beaucoup ont perdu cette couverture et ont le corps enveloppé dans une simple toile de sac, dernière peau humble et rugueuse sous laquelle transparaissent les côtes et les os.

Les femmes sont toutes couchées ; les jeunes filles et les vierges ont la couronne et la palme.

Les morts se sont beaucoup abîmés ces dernières années, nous racontait le frère, les bombardements ont secoué le couvent, brisé les vitres des fenêtres et des cercueils, ils ont fait tomber bon nombre de morts appuyés aux murs ; certains ont perdu un bras, la tête, un pied ; ce fut un grand travail de les remettre en place. De l'ombre surgissaient toujours de nouvelles figures, de nouveaux gestes, de nouvelles personnes emplies d'un caractère éternel fixé pour toujours.

Pour nous éclaircir le mystère de cette durée, de cette conservation des corps pourtant privés des baumes secrets d'Egypte et laissés à l'air sans protection, le frère nous montra de petites pièces sans ouverture, surnommées les égouttoirs, qui me rappelaient par la forme et par certains bancs de pierre striés de fentes, certains lieux similaires de Cerveteri et des métropoles étrusques. C'est là, nous expliquait-il, que les morts étaient jetés et laissés à sécher dans l'air sec de la pièce fermée pendant un an, jusqu'à ce que toutes les humeurs, tous les liquides s'en fussent égouttés et que l'image sèche et immuable fût désormais prête à rejoindre la foule des morts.

Que le procédé d'embaumement soit aussi simple ou, comme je l'avais lu précédemment, plus compliqué, je ne sais. Peut-être les morts étaient-ils embaumés avec des herbes, après leur avoir ouvert le ventre et extrait les entrailles ; et avant d'être suspendus à dessécher, peut-être étaient-ils immergés dans un bain de citron, puis après la dessiccation, étaient-ils remplis de paille, revêtus de leurs habits et transportés dans les catacombes. Il existait peut-être une autre méthode plus raffinée et plus chère grâce à laquelle les morts se conservaient, après l'embaumement, dans des caisses vitrées et scellées.

Certes, quel que fût le mode utilisé, ce peuple de morts était désormais arrêté dans le temps ; et les lentes modifications et décrépitudes de ces peaux durcies, couvertes de poussières et rongées par les vers, paraissaient seulement accentuer les caractères d'une vie, d'une histoire individuelle entièrement racontée dans les traits du visage devenus essentiels dans l'immobilité.







Le frère pressé nous avait montré les mieux conservés : un évêque, un chirurgien, un prêtre, des fillettes, un consul américain aux grandes moustaches noires, avec sur la poitrine l'image de Sainte Rosalie, admis là par concession spéciale en 1911, de nombreuses années après l'interdiction, et une enfant merveilleuse de grâce et de naturel, qui semblait dormir et respirer dans son étui de cristal, sous le verre couvert de gouttes de cire, avec un nœud dans les cheveux à peine un peu humides et les cils fins au bord des paupières fermées, celle-ci aussi arrivée en 1920 par concession spéciale du Gouvernement : la plus jeune, la plus récente, la plus intacte des morts.


Ô, dit Lucien l'âne, comme elle est mignonne avec ses petites boucles et son petit nœud. On dirait presque qu'elle va se réveiller et nous faire un sourire ou nous tirer la langue.



Nous étions arrivés à un croisement de couloirs où, dans une caisse ouverte, gisait un homme aux longs cheveux noirs, aux moustaches et à la barbe romantiques et risorgimentales, le général garibaldien Giovanni Corrao, assassiné dans un guet-apens à Palerme le 2 août 1863. Dans les lins blancs de son suaire, ce visage idéaliste et décidé, cette barbe garibaldienne étaient plus vivants qu'un livre d'histoire et rouvraient à nos yeux, par la présence physique, un temps déjà devenu mémoire. Là, B. sortit son appareil et ses instruments de photographe. Le frère ne s'opposa pas à ce qu’on photographie, mais dit qu'il devait remonter et qu'il nous laisserait seuls, si nous restions peu. B. l'accompagna jusqu'à l'escalier avec la chandelle et je restai à l'attendre dans le noir, près du général garibaldien.




Giuseppe Garibaldi




Mais, dit Lucien l'âne, Garibaldi n'a quand même pas dormi ici ...


Non, non, je te rassure, dit Mârco Valdo M.I., il est venu avec son cheval visiter son camarade Corrao, lequel doit bien s'ennuyer depuis qu'il est là...


Encore que, dit Lucien, avec le monde qui l'entoure... Je te laisse écouter la suite du récit de Carlo Levi, que je ne vais plus interrompre et je t'en prie, fais pareil.


Le chemin dans ce labyrinthe était long, et B. ne revenait pas. Je commençai à allumer des allumettes et à regarder alentour dans cet éclairage fugace. Non loin de moi, dans un couloir latéral, deux fillettes paraissaient sortir d'une niche, parmi de nombreuses autres tout autour d’elles, dans des poses de vivantes frappées d'un malheur commun, comme si toutes respiraient encore, mais qu’une pestilence rendît les visages gris, et les cheveux et les vêtements décolorés. "Elle descendait par une de ces portes..." : cette phrase de la peste et de l'attente de la mort me pénétra l'esprit devant ces petites sœurs, mortes en 1860 dans l'effondrement de leur maison, prêtes à descendre de cet ultime seuil, parées des volants et des nœuds de leurs robes d'enfant.


Mais déjà au bout du couloir apparaissait la chandelle de B. et l'éclair clignotant de sa lampe au magnésium. Avec lui, nous refîmes le long tour, nous arrêtant pour converser avec les morts. Voici les prêtres et les frères avec la corde au cou, avec les têtes courbées d'humilité ou tournées vers le ciel dans un geste de protestation ; voici les vierges couronnées et les enfants, la plus petite de deux mois et demi, avec sa petite coiffe ; et en dessous d'elle, la fillette d'un riche commerçant, vêtue comme une vieille dame ; voici trois grands avocats du barreau de Palerme, impitoyables dans les affrontements entre la mafia et la loi, et Concettina, dix ans, "cher ange adorable", comme il est indiqué sur l'écriteau attaché sur sa robe ; voici dans un couloir des gens du commun, un homme devant lequel sont tombées d'autres têtes, qui semble s'être à peine levé d’un repas bestial au fond de l'enfer ; voici des prêtres ascétiques, fanatiques et prédicants et un énorme évêque coiffé d'une curieuse mitre en soie ouvragée, spectaculaire dans sa grasse férocité, avec les paupières et les joues pesantes, avec le menton rongé par les vers, encore tout enflé d’une avidité d’outre-tombe et attaché à notre vie comme aucun vivant ne pourrait l'être ; et voici Ignazio Sanfilippo, professeur d'économie politique, réduit à l'état de pur squelette et malgré tout professoral et savant (près de lui un autre mort inconnu, aux cheveux longs et rares et à la barbe non rasée qui semble avoir poussé après la mort, qui rappelle les vivants des camps de concentration de Buchenwald et de Belsen).


Dans sa toge défraîchie et déchirée mais solennelle, un grand avocat au haut front proéminent va haranguant pour l'éternité et le professeur Salvatore Manzella, célèbre chirurgien, se tient dans sa tunique blanche de médecin recousue sur la poitrine par de longs points de ficelle, comme s'il s'était lui-même cousu pour la dernière opération. Et tous sont là comme des vivants, avec leur tempérament personnel renforcé, débarrassés du provisoire et de l'incertain de la vie. B. avançait en photographiant avec ses lampes ; et comme il était revenu il y a peu d'Amérique, il me parlait des cimetières et des embaumements de là-bas, faits pour cacher la mort. Il avait en poche un catalogue-réclame d'un de ces cimetières : meubles, tapis, musiques cachées, coiffures, vernis à ongles, rouges à lèvres, maquillages des morts dont la mort ne devait jamais apparaître. Ici, dans cette terre antique, c'est tout l'opposé. La mort est la mort et parce qu'elle est mort, elle conserve en soi tout entière l'image de la vie.


Il y a également dans d'autres régions d'Italie, même à Rome, des cimetières de ce genre, mais ici en Sicile, cette familiarité avec les morts, leur présence, semble plus naturelle et n'éveille pas la terreur, de telle sorte que je ne crois pas à la véracité de l’histoire de ce gardien de cimetière dont on raconte qu'il est devenu fou d'avoir vu un crâne courir tout seul et rouler sur le pavement parce qu'à l'intérieur était restée enfermée une souris. D'autres cimetières semblables existent en Sicile, comme les Capucinelle, couvent aristocratique de clôture où se trouvent une vingtaine de nobles dames, vêtues avec élégance, dans les niches d'une pièce carrée, avec les têtes enveloppées dans des coiffes de dentelle. Dans l'église de Gangi, on dit la messe parmi les prêtres du pays, embaumés à partir du Dix-Septième, plongés dans la cire et présents pour toujours aux offices religieux. Mais en aucun lieu comme ici à Palerme, il n'est un peuple entier de morts, avec la variété d'un peuple et son habillement et une sorte d'intensité et de gravité silencieuse. Chacun a son visage et son caractère individuel, mais il y a chez tous quelque chose de commun, une ombre d'expression, l'image peut-être de cette tête de mort qui est, comme dit le poète romain, dans la tête de chacun des vivants. Il y a quelque chose de commun dans ce gris, dans cet éteint, qui ressemble étrangement à ce qu'il y a de commun dans les visages des pauvres : et c’est la mort, un petit pas de plus, au-delà de la misère ; la mort qui, comme la misère, plus encore que la misère, donne à tous les visages un air de vérité.


Nous nous aperçûmes tout à coup que la chandelle allait finir. Déjà les dernières gouttes de cire me tombaient brûlantes sur les doigts ; pour ne pas rester dans l'obscurité, nous nous pressâmes en courant vers l'escalier. En haut, nous trouvâmes le frère qui nous attendait. B. était embarrassé à l'idée de savoir s'il accepterait ou non un pourboire. Il lui dit en rougissant et en lui offrant cinq cents lires : "Pour vos pauvres, Père." Le capucin n'avait pas de ces embarras, il regarda le billet avec un air de mépris et dit : "Vous ne voulez même pas me payer la chandelle ?" B. doubla son offre et nous laissâmes le frère mécontent.




Partager cet article
Repost0

commentaires