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19 novembre 2008 3 19 /11 /novembre /2008 22:05

Que fais-tu là, digne Lucien, dans cette pose si exotique ? Te voilà installé comme un âne de monument sur ce talus...


Je fais, ce que je fais. Voilà, ce que je fais, Mârco Valdo M.I. mon ami.


Ah !, dit Mârco Valdo M.I.. Je vois, tu fais ce que tu fais. Mais encore... Éclaire-moi. Tu n'as quand même pas l'intention de te pétrifier sur place, ni de poser pour un sculpteur qui n'est même pas là. Alors, dis-moi, c'est quoi cette attitude ?


C'est l'âne-attitude. Tu comprends, mon ami Mârco Valdo M.I., il faut être contemporain et tout à présent est attitude. Il y manquait la mienne, celle que je me suis inventée et que j'applique dorénavant. Cette posture d'âne en arrêt, c'est l'âne-attitude. Je suis le premier âne à la prendre cette posture, mais crois-moi, mon ami Mârco Valdo M.I., elle va se répandre, cette manie de l'attitude. Bien entendu, il y aura toujours des gens pour préférer l'attitude Nord ou d'autres qui préfèreront l'attitude Sud. Mais moi, je ne choisis ni l'une ni l'autre; je vais de l'une à l'autre, c'est une variable. L'attitude est une variable et c'est une pure question de degrés; selon les jours, je suis plus de telle attitude, ou de telle autre. Tu me suis toujours ?


Pas trop, à vrai dire, j'ai un peu perdu le fil. Mais au fond, ce qui compte, c'est que tu sois bien avec toutes tes attitudes. Cependant, là haut sur le talus.... Si tu voulais bien en descendre, la conversation serait plus aisée. Et si tu permets, je te rappelle que l'âne n'est pas tellement différent du singe qui plus il monte à l'arbre, plus il est haut, mieux on voit son cul. Descends-donc de ce talus et viens parler avec moi au lieu de jouer au Lion de Waterloo sur ta butte. Ou alors, je te jure que je t'apporte une perruque, une crinière postiche et que je te la colle sur la tête.


Tout doux, tout doux, je descends, j'arrive, dit Lucien l'âne.


Enfin, te voilà. Il était temps j'allais m'en aller, car j'en avais assez de ce torticolis et de te voir par dessous.


Quoi, tu allais t'en aller ?, dit l'âne un peu stupéfait, ce qui se voyait à la taille de ses yeux et à l'inclinaison de ses oreilles par rapport à l'horizon. Tu allais t'en aller sans mon histoire; ça, c'est quand même un peu fort. C'est toi qui arrives en retard, c'est à cause de ton retard que je suis monté sur le talus... et tu voudrais me laisser à présent, sans même me faire connaître mon histoire. Là, crois-moi, mon cher Mârco Valdo M.I., tu exagères. En fait, là haut, je campais l'auditeur dans l'expectative. J'étais un monument, en effet, mais un monument à la patience de celui qui doit souffrir de ne pouvoir satisfaire son besoin de curiosité, sa soif de connaître (la suite de l'histoire...). Voilà ce que je figurais et tu ne l'as pas compris.


D'accord, je reconnais qui tu étais impressionnant dans ton rôle du guetteur d'histoires et d'ailleurs, je ne vais pas faire durer ton supplice plus longuement. Je m'en vais te raconter la suite des aventures de Monsieur Cicala, de Mariette, de Remigio et de don Baldino... Bref, ce qui se passe à Pinello. Tu remarqueras que c'est un sujet collectif, un village du cœur de la Sardaigne, tout comme Isnello en Sicile, Alassio en Ligurie ou Aliano en Lucanie. Tu te souviens sans doute bien qu'il s'agit d'une histoire de mon ami Ugo Dessy. Je commencerai par te rappeler la fin de l'épisode précédent... et le titre de cette nouvelle, qui est, tu t'en souviens peut-être, Les Velléitaires. Voici donc Les Velléitaires 2.


Madame Antioca secoua la tête, embarrassée et peinée. "L'ennui c'est que j'ai signé le contrat pour un an… Il a tout fait tambour battant … il disait que c'était très urgent, pour des raisons de bureau. Monsieur Cicala est capable de me traîner au tribunal, si je …"

Don Crispino ne finit même pas de l'écouter : il sortit sans saluer, en marquant son agitation avec son alpenstock .


(suite au prochain épisode)




Photo G.L.


Se jetant un châle sur les épaules, Madame Antioca courut toute préoccupée à la cure…

Don Baldino avait la confiance de ses paroissiens. A peine intronisé vicaire de Pinello, il avait manifesté l'ambition de mener son troupeau de façon moderne, en commençant par l'édification d'une nouvelle bergerie.

Les Pinellais l'avaient suivi fascinés par son dynamisme et ils s'étaient même tiré le pain de la bouche pour l'orgueil de posséder un autel brillant de marbre, une coupole décorée et un clocher haut de presque trente mètres. Pour leur nouvelle église – la façade restait pourtant à finir, par manque de fonds – les Pinellais étaient tenus en grande considération et enviés par les habitants de tous les environs dans les controverses en tous genres qui surgissaient souvent entre les différents villages, sur les pâtures et sur les parties cultivables, sur les disparitions nocturnes de bétail, sur l'entretien de la route commune et sur les mariages, dès qu'ils jetaient – avec mépris – à la face de leurs adversaires leurs petites églises en ruine et poussiéreuses.

Don Baldino s'était également battu avec Monseigneur Derin, secrétaire de l'évêque – et les Pinellais l'avaient une fois encore suivi en masse – pour que san Giacomo, mal logé dans une petite église de campagne aux confins du territoire communal de Malerba, fut plus dignement honoré dans une chapelle de la nouvelle église et plus précisément, dans la chapelle face à celle de santa Barbara, avec laquelle, comme on sait, il conserve les clefs du Ciel.

Les Malerbiens s'étaient pointés en menaçant les Pinellais de représailles par la force s'ils ne restituaient pas le saint, enlevé de nuit. Et ils accusèrent don Baldino de complicité. Ce fut une émeute; il y eut des blessés dans les deux partis; il y eut une intervention du préfet.

Don Baldino se montra excellent stratège; il réussit à tirer de son côté l'évêque, lequel, par son décret, assigna définitivement aux Pinellais san Giacomo et pour l'occasion, il y eut une grande fête à Pinello, tandis qu'à Malerba, les communistes ouvrirent une section de protestation. Il plaça personnellement la statue dans sa niche vitrée sur l'autel de la chapelle.

L'unique préoccupation obsédante de don Baldino, c'était les dettes – juste au moment où il commençait à organiser les groupes d'action catholique. Ses créanciers ne lui laissaient plus de repos. Un d'entre eux avait même menacé, si ce n'était sa soutane consacrée, de le traîner au tribunal… ce juif de marbrier, par exemple, pour deux misérables millions ! Il faisait souvent des réflexions sur l'incompréhension et sur l'ingratitude humaines. Loin des misères humaines, il était contraint, contre son gré, à passer de longues heures à faire des comptes sur des registres et des factures. Et si ce n'avait été sa vocation bénie de magnifier le Seigneur à la manière de Salomon, devant l'accumulation des traites protestées, il aurait renoncé à l'effort ingrat de réformer les lois arithmétiques, trop matérialistes, qui exigeaient tant de sous pour tant d'achats.

Madame Antioca le trouva plongé dans ses calculs, l'écharpe de laine autour du cou et la tasse de vin chaud sur son bureau. Comme ultime épreuve, le Seigneur lui avait envoyé un de ces refroidissements qui n'épargnent aucune partie du corps, qui commencent avec le prurit du nez et finissent avec les douleurs aux os.

Don Baldino l'écouta patiemment jusqu'à la fin, sans l'interrompre, comme c'était son habitude au confessionnal; en préparant entretemps les phrases de sa réponse. Son refroidissement le contraignit à être bref : "Vous n'êtes pas du tout responsable de ce qui est arrivé, même si le chrétien a le devoir d'être plus prudent, en demandant conseil à son confesseur. Désormais … chose faite à raison. Le contrat" – il jeta un coup d'œil à la feuille, " ne spécifie pas quel usage le locataire doit faire de la maison… c'est la loi, de ce côté, rien. Le timbre est régulier… et même s'il ne l'était pas, il en résulterait tout au plus une amende … Rien à faire ! Ou mieux, il y a une seule façon pour se défendre du mal : l'arracher et le jeter au feu, comme nous l'enseigne Notre Seigneur Jésus Christ…"Et les moissonneurs entrèrent dans le champ de blé, ils arrachèrent l'ivraie, le chiendent et les autres mauvaises herbes qu'ils jetèrent dans les flammes". En l'occurrence, le chiendent qui s'est implanté à Pinello est cet athée de percepteur. Cependant, nos temps sont des temps de liberté devenue licence et de vérité devenue opinion démoniaque… Vous, Madame Antioca, vous êtes une femme influente et estimée; si vous vous faites promotrice d'une pétition populaire qui le déclare indésirable… je vous appuierai moi-même auprès de Monseigneur l'évêque qui ne me refusera pas cette faveur et si c'est nécessaire, il engagera le député Chiretti, lequel se montre assez sensible à la défense de la liberté de la Religion."

Madame Antioca l'écouta dévotement. Puis, elle lui confia que, pour décharger sa conscience, elle avait pensé verser à la caisse "pro erigenda facciata di Chiesa" toute la somme qui lui serait due par le sieur Cicala pour la location de la maison.

Don Baldino trouva très agréable à Dieu une telle pénitence et, en faisant mentalement le compte des douze mensualités de loyer à quinze mille lires chacune, il se réjouit, en reconnaissant que même dans le malheur, il ne faut jamais douter de la Divine Providence car les voies du Seigneur sont infinies.


*****


Entretemps, don Crispino ne perdait pas son temps. La bataille pour les locaux donnait un point en faveur de l'adversaire; mais s'il convainquait le maître Riccio à retirer son adhésion – "cette tête de mule se déclare marxiste seulement parce que "Les lettres de prison" de Gramsci lui sont tombées dans les mains…" – le percepteur se trouverait complètement isolé. A moins qu'un de ces deux ou trois loqueteux notoirement bolcheviques n'ait eu le courage de se joindre à lui, de s'exposer aussi effrontément.

Compère Salvatore Riccio, le père du maître, était rentré une demi-heure plus tôt de la campagne; il avait détaché le cheval de la charrette, et, précédé de l'animal avec son harnais pendant, il avait fait son entrée dans la cuisine.

"Jésus Christ !" avait-il salué et il avait rejoint son cheval sous le hangar de la cour en posant devant lui son sac d'avoine fraîche, fauchée en passant dans le premier champ non gardé.

"Tu la mérites bien aujourd'hui aussi !" avait-il dit à l'animal en lui lançant un regard caressant et il s'était dirigé vers le puits pour remplir d'eau son seau.

Plus tard, commère Isabella mit le feu à des brindilles pour raviver la cuisinière et réchauffer le repas de lentilles, tandis que son homme se débarrassait de ses godasses et de ses habits, en se massant un à un les doigts de pied pour réactiver la circulation du sang.

Compère Salvatore, long et maigre comme un Christ en carême, était doux et taciturne. A l'aube, à peine levé, ses uniques paroles étaient pour Otello, son cheval pie, qu'il allait saluer dans le hangar :

"Tu t'es remis les os en place, coquin ?" lui demandait-il affectueusement, d'une voix douce, en lui jetant une brassée de paille, tandis qu'il arquait son échine encore engourdie par sa couverture. Puis, il tirait un seau du puits, il se lavait le visage, en faisant avec ses lèvres un bruit du diable pour chasser l'eau.

"Ave Maria !" saluait-il en s'en allant, après avoir posé la charrue ou la herse sur le chariot.

"Jésus Christ !" lançait-il au crépuscule en rentrant.

Commère Isabella – une petite femme fine et menue d'un mètre cinquante, plus ou moins – était aussi bavarde et agressive que son mari était taciturne et timide. Elle était bavarde et orgueilleuse - "Dans mon petit domaine, je ne suis la seconde de personne !" – de la propreté de sa maison, du nombre d'ustensiles de cuisine, tous en fer émaillé, et de son trousseau de lin et de coton, jalousement conservé dans la commode de la "belle" pièce. Mais son plus grand orgueil avait été Remigio, le fils unique que Dieu lui avait envoyé. Peut-être avait-elle trop espéré du destin, en songeant à en faire un prêtre.

"Don Remigio Riccio …" murmurait-elle en le contemplant encore bambin, en goûtant à l'avance la considération que le village lui aurait porté. Quand il fut un peu plus grand, elle le confia au curé, afin qu'il se rendit utile comme enfant de chœur et commence à se familiariser aux objets sacrés. Dès qu'elle le pouvait, elle allait, le rosaire à la main, derrière la porte entrouverte de la sacristie, espionner son petit prêtre; et elle le suivait, flattée par son maniement déjà expert des cottes, des missels et des coffrets, quand il aidait le curé à se vêtir pour les offices.

Dès qu'il eût l'âge, il l'expédia au séminaire, avec une lettre de l'évêque. Elle avait retenu ses larmes, commère Isabella, car c'était un jour de joie …

Compère Salvatore n'avait jamais dit ni oui ni non à l'idée d'envoyer Remigio au séminaire. Ni oui ni non quand il avait fallu vendre l'enclos qu'elle lui avait apporté en dot pour payer la pension et les livres. S'il avait quelque chose à dire, il le disait à son cheval le matin, à peine levé, quand il lui portait la coutumière brassée de paille avant de l'attacher au chariot.

"L'homme propose et Dieu dispose : que sa volonté soit toujours faite !" s'était dit et répété commère Isabella, quand son fils, sorti du séminaire, s'était réduit à se diplômer comme maître. Toutefois, elle gardait sa douleur, sa déception encore intactes en son for intérieur. Elle n'exprimait jamais clairement ses sentiments : "Dieu seul sait combien pèse ma croix !" Mais elle ne manquait jamais de le faire comprendre à son fils par la froideur avec laquelle elle le traitait.

Remigio, de son côté, s'était réfugié dans la lecture des livres anticléricaux. "La religion est l'opium du peuple" était son concept le plus cher. "Et quand je le dis moi, il faut le croire, car il ne me manquait que trois mois pour chanter la messe et les prêtres, je les connais de long en large, du dedans et du dehors…"

Une chance pour lui que commère Isabella ne savait ni lire ni écrire et ne s'était pas doutée que les livres que lesquels son fils passait ses soirées n'étaient pas ses livres scolaires habituels.

Commère Isabella versait les lentilles sans le plat et compère Salvatore finissait de masser ses pieds à la lumière de la cheminée, lorsque don Crispino frappa avec son alpenstock à la porte de rue.




Photo G.L.


Entré dans la cuisine, une fois assis sur une chaise et bu un verre de vin, il se décida à aller droit au but.

"Vous devez mieux veiller aux intérêts de votre fils…" commença-t-il revêche.

Les deux vieux le regardèrent étonnés, sans comprendre, mais avec appréhension. Il approcha d'un mètre son siège.

"Vous nous cachez quelque chose de grave…" le poussa-t-elle à parler.

"Vous avez à cœur l'idée d'un fils prêtre," don Crispino parla en se tournant seulement vers elle, car compère Salvatore, tout en continuant à tendre l'oreille, s'était mis à souffler sur ses lentilles pour les refroidir, "mais on peut servir le Seigneur et le respecter même sans soutane…"

"Saintes paroles ! Saintes paroles ! …" approuva-t-elle, sans comprendre toutefois encore où son discours voulait tendre.

"Votre fils ne respecte pas Dieu ni en soutane ni sans soutane.", continua à évangéliser don Crispino, "Il s'est mis avec les profanateurs de la religion, avec les bolcheviques … Une famille honorable comme la vôtre ! Je ne me serais jamais attendu à une chose pareille ! ", conclut-il avec un profond soupir.

Commère Isabella bondit sur ses pieds, pâle, bouleversée : "Jésus, Joseph et Marie ! Quel malheur ! Je ne peux pas le croire, je ne le peux pas…" Elle se tourna vers son mari qui se servait en silence ses lentilles " Tu as entendu ? Ton fils ! Quel déshonneur il nous apporte …"

Elle se rassit, épuisée, avec son visage entre les mains, sanglotant : "Je ne l'ai pas élevé avec des larmes et du sang pour en faire un démon… il vaudrait mieux mort… tué avec mes mains, que déshonoré…"

Don Crispino se sentit satisfait. "De ce côté-ci, c'est en ordre" pensa-t-il. Puis, à voix haute, il dit : "Remigio devrait baiser les pieds et les mains, à toute heure du jour, à une mère comme vous …"

Et puis, d'inspiration, il la compara à Cornelia, l'exemplaire matrone romaine, dont il conta, avec moult fioritures, pour l'adapter au cas, l'édifiante histoire.


(suite au prochain épisode)

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