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8 août 2008 5 08 /08 /août /2008 23:44

Résumons la situation, dit Lucien l'âne intellectuel. Jusqu'à présent, tu m'as parlé de deux livres intitulés de la même façon, d'un Ogre volant et sans doute encore de plein d'autres choses dans ce feuilleton Achtung Banditen ! Ma question est simple : que vas-tu encore m'inventer, vas-tu encore tisser une toile supplémentaire et ajouter des éléments, des aventures à celle de Marco Camenisch, celle Rosario Bentivegna...

 

Peut-être, peut-être bien... Lucien, mon ami. Ce ne serait pas une mauvaise idée, tous comptes faits. D'ailleurs, si tu m'en parles, c'est que cela t'intéresse et même je finis par croire qu'avec une certaine idée derrière ta tête d'âne, tu me conduis à pousser plus loin encore la sophistication de la chose. Et pourquoi pas ?

 

Écoute-moi bien, Mârco Valdo M.I., je ne te pousse à rien... Certes, je suis passionné par toutes ces histoires et je me demande toujours où tu vas m'emmener; c'est vrai et je ne saurais le nier. Cependant, je ne suis pas le guide de ton imagination et je n'ourdis aucun plan secret pour la mener vers des destins que par ailleurs, j'ignore. Ne me prends pas pour moins âne que je suis, s'il te plaît. Cela dit, que me réserves-tu aujourd'hui ?

 

Et bien, répond Mârco Valdo M.I., tu n'as pas si tort que ça et je vais un peu étoffer notre toile et agrandir notre champ d'investigation. Tous les personnages d'Achtung Banditen ! ont ceci de commun entre eux d'être ou d'avoir été des résistants ou des partisans ou des exilés... Bref, tous ont dû à un moment ou l'autre de leur vie faire face à un pouvoir écrasant et décider de lui résister et mieux que cela, d'agir pour le renverser, pour le faire disparaître. Tous (ou presque) ont eu maille à partir avec le pouvoir et à un moment ou l'autre, selon les circonstances de leur vie, été en prison ou en exil, ou les deux. Tous, comme bien tu le penses, ont commis des actes illégaux, du moins au regard de la loi de l'ennemi, de la loi du pouvoir. Telle est la toile de fond. J'ajouterai un autre point commun à tous nos « Achtung Banditen ! », c'est que dans la guerre de cent mille ans, ils se situent bien évidemment dans le camp des pauvres, même si ils n'ont pas vraiment eu un destin de miséreux...

 

 

Ah, ah, dit l'âne qui fait appel à Bosse-de-Nage, chaque fois qu'il ne sait trop que dire ou qu'il prend un instant pour réfléchir. Ah, ah, et que signifie ce préambule ? Dois-je comprendre que tu vas nous amener un autre « Achtung Banditen ! », une pièce de plus pour le feuilleton... Note que je pense en effet que ce serait une bonne idée, mais choisis le bien...

 

 

Il te souviendra, mon ami Lucien, que je t'avais parlé à propos du tableau représentant la Sorcière à l'enfant du peintre Carlo Levi et je t'avais dit plus ou moins ceci : Lucien, c'est là une longue histoire aussi. Et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. ... Quand j'ajoute que Carlo Levi a séjourné dans les prisons mussoliniennes, qu'il a été transporté en cage de Turin à Rome, de la prison de Turin à Regina Coeli (Reine des cieux...), tu comprends que ce n'est pas là un choix anodin... Si on a le temps, un jour., ajoutai-je, je te raconterai. Et bien, nous y voilà.

 

Quoi, tu vas introduire Carlo Levi dans cette histoire, comment cela ? Tu ne vas quand même pas me dire que tu as des documents de lui en prison... et que tu vas me les lire ici, un peu à la fois, parmi les autres, dans une sorte de kaléidoscope..., dit Lucien l'âne en ouvrant des oreilles comme des soucoupes tellement il est estomaqué.

 

Mais si, mais, si tu as bien deviné, mon ami Lucien. Je vais te présenter les lettres que Carlo Levi écrivait de prison à sa mère, ses sœurs ... Enfin, une partie. Et je ferai quelques commentaires, car ils sont parfois nécessaires. Et le premier que je ferai, c'est que les premières lettres que je vais te lire datent de 1934, lors de la première incarcération du peintre Carlo Levi. Il est à cette époque à peine soupçonné, mais il est arrêté en même temps que plein d'autres Turinois, la plupart Juifs, que la police politique de Mussolini a raflés dans un coup de filet, lancé sous les indications d'un traître dont je te parlerai une autre fois.

 

Ah, ah, dit Lucien l'âne aux pieds d'Hermès, il y a aussi des traîtres dans cette histoire et on sait qui c'était... Et ce sont des lettres que tu vas me montrer.

 

Oui, des lettres de prisons, comme pour Antonio Gramsci. Celles de Carlo Levi sont moins connues, mais elles sont intéressantes, crois-moi et j'ajouterai amusantes. Carlo Levi, comme ses lettres étaient soumises à la lecture attentive des services de la police politique, avant même d'être transmises à leur destinataire et que bien entendu, il le savait, va jouer de cette circonstance et cela de diverses manières. D'abord, en affirmant sa parfaite innocence; ensuite, en passant des messages au nez et à la barbe de la censure et enfin, en se moquant tout à fait de leur inculture notoire. Ce sont des lettres pleines d'ironie, d'humour et d'une certaine sagesse. Et pourtant, s'ils avaient su le rôle exact de Carlo Levi, dans le mouvement antifasciste clandestin Justice et Liberté, il y avait de quoi le faire fusiller ou pendre au choix.

 

Ah, ah, dit l'âne. Il faudra aussi me dire un peu cela aussi et puis comment il a été arrêté...

 

Écoute, mon bon ami Lucien, tout ne peut se faire aujourd'hui, nous irons du pas de l'âne, comme pour les autres « Achtung Banditen ! » et on découvrira chemin faisant. En somme, on découvrira au fur et à mesure. Cette fois, je te propose la toute première lettre que Carlo Levi envoie à sa mère. Je la commenterai la prochaine fois....

 

 




Autoportrait du peintre Carlo Levi en 1935 - entre deux séjours en prison.

 

17 mars 1934

 

 

Ma chère maman,

 

Au lieu de mots, je voudrais t’envoyer des baisers et des caresses et toutes les choses les plus affectueuses ; c’est un des avantages de la prison de faire ressentir les affections plus chères, plus proches et plus sensibles. Quant au reste, elle est vraiment bien meilleure que ce que l’on croit généralement ; la « triste prison » n’est pas si pénible ; les cellules ne sont pas le moins du monde obscures et on y vit régulés et servis en tout comme des enfants avec des façons tout autres que rudes ; et (au moins en ce qui me concerne) on ne ressent aucune privation matérielle. On apprend ainsi à jouir plus de l’usage du soleil qui entre par la fenêtre ou de la saveur du pain trempé dans le vin. Quand je suis assis à cette table pour lire Dante ou les très longues (et plutôt ennuyeuses, quoi qu’en disent les critiques) Confessions d’un Octogénaire, il n’y a vraiment pas de différence que lorsque j’étais assis à la table de ma chambre. Jusqu’à hier soir, je trouvais donc dans cette curieuse et inexplicable aventure des raisons d’une expérience divertissante et (forte en cela de la sûreté de la conscience) certainement sans danger. Hier soir, j’ai appris du juge qu’une aventure analogue frappait tant d’autres personnes et cela me déplaît vraiment. A moi, il ne peut rien m’arriver de mal ni objectivement (parce que, en cette affaire, je n’y suis pour rien) ni subjectivement (parce que je ne suis pas de nature – et l’expérience présente me le confirme – à me laisser abattre par aucun facteur extérieur et j’ai des réserves suffisantes de pensée et d’intérêts humains pour peupler la plus longue solitude sans aucun risque de me dessécher). L’imagination contribue à rendre vivantes les choses les plus quotidiennes ; et, si d’aventure je devais me lamenter, il me serait tellement facile – aidé en cela par quelque souvenir ancestral – de transformer le lit où je suis assis en montagne où quelque prophète lançait ses plaintes. Mais si celles-ci peuvent prendre ce ton élevé, celle-là, qui relève du sort personnel et est parfois réellement douloureuse, n'a plus d'intérêt. Voyez donc comme je suis cuirassé contre cette aventure étrange et inattendue, qui du reste, pour ce qui concerne moi et Riccardo, ne pourra se terminer qu’au plus vite et de la meilleure façon.

L’unique souci réel qui peut me rester est la pensée de ton inquiétude maternelle – et vraiment, je ne sais comment te demander pardon de t’avoir, bien que ce fut tout à fait innocent et involontaire, procuré ces angoisses. Je voudrais que toi et tous à la maison fussiez absolument tranquilles ; que vous viviez de la façon la plus normale ; que vous alliez aux concerts et au cinématographe, exactement comme avant – et qu’en aucune manière, votre vie se fixe ou se polarise sur un fait aussi étranger que notre emprisonnement. Je voudrais savoir que Lelle continue à chanter ses ariettes mozartiennes – qui du reste me tiennent grande compagnie ici aussi – à danser et à lire Stendhal. J’imagine la stupeur et l’étonnement des nombreuses personnes qui me connaissent ; racontez cependant la chose sereinement à tous les amis, évitez d’en parler trop avec les étrangers. Demain, je demanderai au Directeur des Prisons de me permettre de peindre. J’espère que l’autorisation me sera accordée ; en ce cas, vous m’apporterez le nécessaire : des toiles 38 x 46 et 50 x 61, des couleurs (n’oubliez pas le rouge indien Lefranc dont je fais grand usage), des pinceaux et de l’huile de lin. Si je pouvais obtenir cette permission, je crois que je ferai les meilleures choses, parce qu’il m’est toujours arrivé de mieux réussir dans les conditions les plus désavantageuses. Je vous remercie vraiment beaucoup pour le linge, etc. ; me seraient utiles mes pantoufles et des chaussettes de laine. Mais il n’est pas nécessaire de venir chaque jour, même s’il m’est cher de sentir si assidue votre présence; je ne veux pas que la prison devienne le centre de votre vie et de vos pensées. Avez-vous vu l’avocat ? J’espère que je n’en aurai pas besoin ; jusqu’à présent il ne m’est rien reproché d’autre que d’être parent et ami de parents et d’amis. Quant à la Biennale, l’envoi des tableaux n’est pas encore urgent et le temps venu, vous pourvoirez à tout ce qu’il faut, aux cadres, aux vitres, à l’emballage, etc. Chère maman, chère Luisa, chère Lelle, ne soyez pas de mauvaise humeur, ne vous créez pas de monstrueuses images de nos supposées souffrances, ne vous affligez pas du son du mot prison (qui résonne de façon effrayante) ou du mot « carcere » (qui fait le bruit de la ferraille). Ce sont des endroits comme d’autres, et moi je suis là avec mes bras, mes jambes, ma tête, parfaitement entier et à plaindre en rien. Je vous envoie tous mes baisers et d’innombrables choses affectueuses et des souvenirs et des embrassements.

 

 

 

CARLO

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